Agir pour les lagunes tunisiennes, c’est agir pour un patrimoine exceptionnel
Par Oum Kalthoum Ben Hassine - Les lagunes constituent une composante importante des zones humides tunisiennes. Elles comprennent une variété d’habitats différents d’une valeur écologique et écosystémique tout à fait unique et abritent, de ce fait, de nombreuses espèces dont certaines sont rares et / ou en danger. Ces espaces naturels remarquables par leurs diversités biologiques et écologiques forment un riche patrimoine d’un intérêt exceptionnel. Ainsi, le Parc national de l’Ichkeul, dont fait partie la lagune du même nom, détient, à lui seul, différents labels nationaux et internationaux (Réserve de la Biosphère en 1977, site du Patrimoine Mondial en 1979 et site Ramsar en 1980) qui témoignent de l’importance de ses habitats naturels pour la conservation et le maintien de la diversité biologique. Cinq autres lagunes (Ghar El Melh, Tunis Nord, Tunis Sud, Boughrara, El Bibane) sont considérées comme des sites d’intérêt écologique et biologique et labellisées en tant que sites Ramsar (zones humides d’importance internationale). De plus, en raison de leur forte productivité biologique, ces lagunes procurent aux populations riveraines des services socioéconomiques comme la pêche. Cependant, outre la pêche, différents usages se côtoient dans ces espaces et génèrent l’émergence de conflits et la multiplication des antagonismes.
En effet, l’intensification des activités humaines dans et à proximité des lagunes, avec le développement industriel (rejets de polluants chimiques toxiques), la croissance démographique (rejets urbains) et l’accroissement de l’utilisation de certaines pratiques agricoles (rejets de fongicides, pesticides, herbicides et engrais minéraux), exerce de multiples pressions sur ces écosystèmes. Ces dernières engendrent une dégradation importante et rapide de ces milieux naturels qui se traduit par des dysfonctionnements biologiques.
Ainsi, les apports excessifs d’éléments nutritifs par les rejets des eaux domestiques et agricoles ne sont plus assimilables par les lagunes et provoquent un déséquilibre du milieu avec des impacts biologiques et écologiques (disparition des espèces végétales aquatiques, mortalité massive de poissons, etc.).
Quant à la pollution, provenant de l’ensemble de ces rejets, elle est devenue, ces dernières années, l’un des problèmes fondamentaux comme dans la lagune de Bizerte où on assiste à la contamination de l’eau, du sédiment et des organismes vivants par des substances chimiques toxiques et bioaccumulables et, par conséquent, nocives pour l’environnement et la santé humaine.
Ces perturbations ont conduit aux changements des caractéristiques de la plupart de nos lagunes, de leur flore et de leur faune et ont donc occasionné une dégradation de ces réservoirs exceptionnels d’espèces vivantes. Les effets néfastes de ces perturbations sur les environnements et les ressources des milieux lagunaires menacent à la fois les équilibres naturels et les activités qui en dépendent (pêche).
Cependant, pour la lagune de l’Ichkeul, la principale menace est le déficit d’approvisionnement en eau douce qui peut, durant les périodes de sécheresse, entraîner des modifications du régime hydrologique avec l’augmentation excessive de la salinité et la perte d’espèces végétales et animales et ceci malgré les mesures compensatoires mises en place suite à la construction de barrages. C’est ainsi que le Parc national de l’Ichkeul a figuré, entre 1996 et 2006, sur la Liste du Patrimoine mondial en péril.
Pourtant, au vu de leur rôle de réservoirs de biodiversité et de supports d’activités économiques et de leur intérêt écologique et patrimonial, ces lagunes méritent d’être réhabilitées, d’autant plus que la Convention Ramsar exige la conservation des sites classés comme zones humides d’importance internationale, à travers l’élaboration et l’application de plans de gestion adéquats.
Or, mis à part les deux actions de réhabilitation des lacs nord et sud de Tunis et les travaux d’assainissement pour l’amélioration de la qualité de l’eau de la lagune de Boughrara, les autres lagunes tunisiennes continuent à subir les effets néfastes des diverses pressions anthropiques et à figurer parmi les zones humides fortement dégradées.
En fait, au vu des mesures de conservation et de gestion qui tardent à être mises en place, les lagunes, comme d’ailleurs les zones côtières d’une façon générale, ne semblent pas au centre des préoccupations des politiques nationales et ne sont pas encore considérées comme des espaces sensibles aux spécificités particulières nécessitant, pour leur réhabilitation, la mise en place de véritables partenariats aussi bien entre les ministères concernés qu’entre les services administratifs et les collectivités locales mais aussi entre ces dernières, les scientifiques et les représentants de la société civile et ceci au moyen de structures spécifiques de coordination. A titre d’exemple, la gestion de la lagune de Bizerte (milieu pollué et fortement dégradé) «fait rarement l’objet d’une coopération entre les collectivités territoriales (communes), ou entre les collectivités et les services étatiques»(1). D’une manière générale, la gouvernance des zones humides «souffre de la dispersion et du chevauchement des prérogatives». Sans compter le fait que la plupart des sites tunisiens inscrits sur la liste Ramsar «ne disposent pas encore de plan de gestion et pour les quelques sites ayant fait l’objet d’élaboration de plans de gestion, ces derniers ne sont pas appliqués et n’ont pas été soumis à un processus de concertation avec les parties prenantes»(2). Ainsi, malgré l’adhésion de la Tunisie à la Convention Ramsar relative à la conservation des zones humides et aux accords de politique maritime intégrée du bassin méditerranéen, la conservation des espaces naturels, la gestion intégrée des zones humides et côtières ainsi que le développement durable apparaissent comme des slogans dans les documents officiels plutôt que des applications sur les réalités du terrain(1).
Dans le «Guide pour la gestion durable des zones humides en Tunisie», édité en ligne par l’Observatoire tunisien de l’environnement et du développement durable (2018)(2), il est mentionné que «la Tunisie ne dispose pas encore des données essentielles sur les zones humides». Or, cet état de fait ne s’applique pas aux lagunes qui constituent la plupart des masses d’eau naturelles permanentes des zones humides. En effet, de multiples recherches, menées dans les institutions scientifiques du pays, ont ciblé les lagunes et ont intéressé divers aspects de ces étendues d’eau.
La synthèse des résultats de certaines d’entre elles a fait l’objet d’une conférence, présentée le 2 février 2022 à l’Académie Beit Al Hikma, à l’occasion de la célébration de la Journée mondiale des zones humides, qui a pour thème cette année «Agir pour les zones humides, c’est agir pour l’humanité et la nature».
Oum Kalthoum Ben Hassine
Professeur émérite des Universités
1) Yahyaoui A. (2018). - Conflits d’usage environnementaux sur les rives de la lagune de Bizerte (Tunisie), une mise en perspective méditerranéenne. Thèse de doctorat en géographie, Université Aix Marseille.
2) Observatoire tunisien de l’environnement et du développement durable (Otedd), ministère des Affaires locales et de l’environnement (2018). - Guide pour la gestion durable des zones humides en Tunisie : http://www.environnement.gov.tn/images/fichiers/Rapports/guide_ZH_fr.pdf