Ukraine ou les raisons d’une guerre en Europe en 2022
Par Monji Ben Raies - Plus rien ne sera comme avant en Europe. L’invasion de l’Ukraine, un évènement géopolitique majeur ; un point de rupture que nous devons remettre dans un cadre géographique et historique, tout en présageant de ce que sera l’avenir. Depuis 2021, la Russie massait ses troupes le long de la frontière qu’elle partage avec l’Ukraine, dans le Donbass. Ce fut la plus grande escalade de violence dans la région depuis 2018. Après plusieurs semaines d’intimidation et de démonstration de force, la tension a semblé retomber. Le 22 avril 2021, la Russie annonçait qu’elle retirait une partie de ses troupes placées le long de la frontière ukrainienne et dans le Donbass, soit plus de 100 000 hommes.
C’est l’histoire d’un conflit qui pendant longtemps a divisé le monde en deux. En 1952, J. Staline affirmait alors dans un de ses discours à la Douma : « Le drapeau de la liberté démocratique et bourgeoise a été jeté par-dessus bord », parlant de la rupture de l’URSS d’avec l’occident. En 1963, J. F. Kennedy évoquait un grand problème entre le Monde libre et le Monde communiste. Le Président R Reagan, en 1987, formulait le souhait des USA, que le Mur de Berlin soit abattu. C’est aussi l’histoire d’un pays qui, après avoir mis un terme à cette guerre, n’avait, peut-être pas dit son dernier mot à cette occasion. V. Poutine en 2016, à Saint Pétersbourg, déclarait : « Je ne sais pas où tout cela va nous mener. Ce que je sais, c’est que nous allons devoir nous défendre. ». Trente ans après la fin de la Guerre Froide, la Russie est de nouveau en guerre, mais cette fois-ci, en Ukraine. Entre 2014 et 2019, au moins 13 000 personnes sont mortes dans l’Est du pays, et la Crimée n’est plus ukrainienne, mais russe. Il faut préciser que depuis la fin de la Guerre Froide, le fossé entre la Russie et l’occident n'avait jamais été aussi grand. De leur côté, les Etats-Unis et l’Europe ont en grande partie tourné le dos à la Russie. Depuis l’annexion de la Crimée, le G8 est devenu le G7, car sans la Russie ; et de lourdes sanctions économiques ont été prises à son encontre. Des deux côtés, les provocations à coups de gigantesques démonstrations guerrières ou d’installations d’infrastructures militaires sont de plus en plus nombreuses. Pourtant, au début des années 1990, la Russie et le monde occidental s’entendaient pour mettre fin à la guerre et bâtir un monde nouveau. A l’époque, Mikhaïl Gorbatchev parle de « maison commune européenne », et une alliance militaire incluant les Etats-Unis, l’Europe et la Russie est même envisagée. Trente ans plus tard, c’est avec l’Asie que la Russie noue alliance militaire et contrats économiques. La grande question est : comment en est-on arrivé là ? Alors, que s’est-il passé ? La réponse à cette interrogation est compliquée, mais commençons par l’Ukraine.
L’Ukraine
L’Ukraine partage ses frontières avec, à l’Ouest, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie et le Roumanie, pays membres de l’Union Européenne, ainsi que le Moldavie, elle, non-membre. Au Nord, se trouve la Biélorussie, et à l’Est, la Russie qui partage 2000 kilomètres de frontières communes, avec elle. Au Sud, le pays s’ouvre sur la Mer d’Azov et sur la Mer Noire. Ce pays est peuplé de 44 millions d’habitants. Kiev, sa capitale est située sur le Dniepr, un fleuve qui traverse le pays de part en part. L’Ukraine, c’est très important pour les Russes. C’est, historiquement, le berceau de la civilisation de la Rus’ de Kiev (du IXème au XIIIème siècle), autrement dit, un peu comme l’équivalent des Gaulois pour les Français, des Vikings pour les Scandinaves ou des Carthaginois pour les Tunisiens ; et puis, pour beaucoup de Russes, la Russie et l’Ukraine, c’est quasiment la même chose. Au milieu du VIIIème siècle, le « Rus’ » ou « Etat de Kiev », est fondé par des Vikings venus du Nord, les Varègues. Vladimir ‘’le Grand’’ se convertit au christianisme en 988 et fonde ‘’la Sainte Russie’’. Au IXème siècle, cette principauté slave est à son apogée sur le plan culturel et religieux et s’étend de la Mer Baltique jusqu’à la Mer Noire et contrôle les routes commerciales. Ce faisant, il devient le plus puissant Etat d’Europe. Bien des siècles après cet âge d’or, le Rus’ de Kiev demeure, particulièrement parmi les éléments de langage de la Russie, « le berceau de la Nation ». Au milieu du XVIIème siècle, en 1667, le territoire ukrainien est déjà sous influences multiples. La rive droite du Dniepr à l’Ouest, appartient à la « République des Deux Nations », Lituanienne et polonaise, alors que la rive gauche et Kiev, à l’Est, est sous domination du Tsarat de Russie.
Au Sud, le « Khanat de Crimée » est peuplé de Tatars. A la fin du XVIIIème siècle, commence une longue période de domination russe. En 1783, la Russie annexe la Crimée. En 1795, l’impératrice Catherine II de Russie s’empare de la rive Ouest du Dniepr, L’empire des Habsbourg s’arrogeant la région occidentale de l’Ukraine. Au sein de l’empire russe, le terme d’Ukraine est désormais interdit et banni de toute la géographie. On parle alors de « la Petite Russie ». C’est l’une des plus riches régions agricoles, grâce à ses terres noires, qui fournit plus du quart des ressources agricoles du pays ; et aussi la première région industrielle, avec les houillères de la zone orientale du Donbass. En 1917, une nouvelle étape est franchie ; l’Ukraine accède pour la première fois à l’indépendance, à l’issue de la révolution bolchévique de février et la chute de l’empire russe. En novembre 1917, le premier parlement ukrainien, « la Rada », nouvellement constitué, s’oppose aux Bolcheviks et proclame la « République Populaire d’Ukraine ». Toutefois, à l’Est du pays, une « République soviétique d’Ukraine », pro-russe, a été proclamée à Kharkiv. Cette indépendance de la République Populaire d’Ukraine sera de courte durée, car elle sera envahie par l’Armée Rouge et occupée. En 1922, la « République socialiste soviétique d’Ukraine » est incorporée à l’URSS. Dans les années 1920, la collectivisation forcée des terres voulue par la Russie stalinienne provoque la résistance de la paysannerie et le réveil du nationalisme Ukrainien. Les années 1930, notamment 1932-1933, seront marquées par la famine et la disette orchestrée par Staline pour mettre au pas la turbulente Ukraine, et briser sa paysannerie et son nationalisme. C’est la politique de « l’Holodomor », l’extermination par la faim, qui causa plus de 6 millions de victimes. Beaucoup de paysans sont obligés de fuir leur village pour aller travailler dans les régions industrielles du Sud et de l’Est du pays, comme le Donbass ; et dans ces régions les usines sont gérées par des Russes. Pendant la seconde Guerre Mondiale, le territoire ukrainien s’est étendu à l’Ouest, au détriment de ses voisins, la Pologne, la Roumanie et la Tchécoslovaquie. 8 millions d’Ukrainiens sont estimés avoir péri durant la Guerre. Dans l’Après-guerre, l’Ukraine occupe une place centrale dans l’économie soviétique par sa production agricole et par les Mines de fer de Krivoï-Rog et la Houille du Donbass, lesquelles ressources alimentent les aciéries du complexe militaro-industriel de l’Union Soviétique. Il faut aussi préciser que depuis 200 ans (1796), les territoires russes et ukrainiens n’ont presque jamais été séparés, sauf de nos jours. Mais il y a un endroit en Ukraine auquel les Russes sont particulièrement attachés, et c’est la Crimée.
La Crimée est une presqu’île située au nord de la Mer Noire. Pendant la seconde guerre mondiale, la péninsule et son port, Sébastopol, ont joué un rôle stratégique dans les affrontements avec l’Allemagne Nazie, lors de la campagne de Crimée entre 1941 et 1942 ; et jusque dans les années 1950, elle appartenait encore entièrement à la Russie. C’est alors qu’intervient N. Khrouchtchev, qui, en 1954, décide, au nom de l’Union Soviétique, d’offrir la Crimée à l’Ukraine, République soviétique réputée modèle, la plus peuplée de l’URSS derrière la Russie. A l’époque, elle est présentée comme un cadeau, pour célébrer et commémorer les 300 ans du Traité de PEREÏASLAV (1654), qui avait uni pour la première fois l’Ukraine à la Russie. Mais dans les faits, cela ne change rien, puisque l’Ukraine n’était alors qu’une des républiques de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ; ses frontières n’étaient alors que purement administratives. Le Cadeau Crimée restait donc soviétique et le port de Sébastopol continuait même d’être géré et administré directement par Moscou. Toutefois, en 1991, l’URSS s’est désintégrée et s’est effondrée. La Crimée appartenait désormais à la République d’Ukraine. Le problème, c’est que, pour beaucoup de Criméens, affectivement, leur pays était la Russie ; Huit habitants sur dix se déclaraient russes et considéraient le russe comme leur langue maternelle. Le critère des langues divises l’Ukraine entre, à l’Ouest et au Centre, où l’Ukrainien est très majoritaire, à l’Est et au Sud, largement Russophone, ce que la Russie met en avant pour soutenir ses arguments géopolitiques. Plus particulièrement dans certaines régions ou « Oblasts » comme la Crimée, qui a été annexée depuis 2014 et qui compte près de 90% de Russophones, ainsi que les régions de Louhansk et Donetsk, au Nord-Est du pays dont la Russie a décrété l’indépendance. Proportionnellement, l’Ukrainien est à 10%, le tatar à 11% et le russe à 77%. Selon un sondage réalisé en mai 2013, seulement 15% des habitants se considéraient Ukrainiens, Tatar à 15%, Criméens à 24% et Russe à 40%. Bien sûr la langue n’est pas le seul critère à prendre en compte pour saisir la complexité de l’identité ukrainienne. Mais c’est une raison essentielle de la volonté séparatiste des peuples russophones qui ne veulent pas voir leur langue marginalisée et ceux qui la parle en Ukraine discriminés. C’est ce qui explique leur envie de demeurer dans un espace où l’on parle le russe.
Lors d’un référendum sur le rattachement à la Russie, lors de la crise ukrainienne, le ‘’oui’’ l’a emporté à 97%. Certes, les conditions d’organisation de ce référendum posent problème à de nombreux égards, mais même avec un score plus crédible et moins élevé, obtenu sans manipulations, le ‘’oui’’ l’aurait probablement emporté, dans tous les cas de figure. Mais il y a deux autres raisons pour lesquelles l’Ukraine est si importante pour la Russie. D’abord en raison de l’accès aux mers chaudes. En Russie, il fait très et trop souvent froid ; et quand il fait froid, la mer gèle. A Saint-Pétersbourg, Vladivostok ou Kaliningrad, par exemple, les ports gèlent en Hiver jusqu’à neuf mois par ans. Il y a bien des navires brise-glaces, mais pas suffisamment pour pouvoir déplacer beaucoup de navires rapidement, ce qui, en cas de guerre par exemple, n’est pas idéal et est même un handicap. La Russie n’a donc accès aux mers chaudes que par un endroit, la Crimée qui permet d’accéder à la Mer Noire et de là à la Mer Méditerranée avec laquelle elle communique. La Mer Méditerranée est elle-même une voie d’accès vers les océans. Or, le port historique en Mer Noire, est Sébastopol. Et puis, il y a tout le reste du territoire ukrainien. Il est stratégique, car il se trouve à un endroit névralgique pour la Russie, qui la rend vulnérable. Dans toute son histoire, c’est de l’Ouest qui lui sont arrivées la plupart des invasions et agressions (campagne napoléonienne de Russie en 1812, invasion Allemande, 1941-1942. Pour garantir la sécurité de ses frontières occidentales, la Russie s’est employée à construire une zone tampon d’influence et de protection. Mais depuis quelques années les circonstances se sont modifiées. Alors qu’en 1989, la zone d’influence de l’URSS allait jusqu’en Allemagne de l’Est, en 2019, elle n’était plus réduite qu’aux contours de l’Ukraine. Ce qui nous amène à la deuxième raison de l’attitude russe, la désillusion face à l’occident.
La désillusion
Revenons un peu en arrière. Pendant la seconde moitié du XXème siècle, la Russie qui était alors l’URSS, c’est une militarisation exacerbée et une armée puissante et technologique. Une grande puissance, scientifique avec la course à l’espace et l’envoi du premier homme, Youri Gagarine, militaire avec la détention de l’arme nucléaire et le surarmement lors de la Guerre Froide dans une véritable course aux armements que se livraient les USA et l’URSS. En dehors des USA, il n’y a, tout simplement pas de pays plus puissant au monde. Et puis, en 1989, il y a eu la chute du Mur de Berlin. Dans les années 1990 en Ukraine, le président L. Koutchma mène une politique libérale et autoritaire. En 1991, dans une déclaration historique, Mikhaïl Gorbatchev mettait fin à ses fonctions en tant que président de l’URSS, et aussi à l’URSS elle-même. Le 25 décembre 1991, l’URSS prenait officiellement finet s’effondrait. L’Ukraine devenait alors de nouveau indépendante, quand-bien-même elle demeurait dans l’orbite géopolitique de la Russie. Mais c’est aussi la fin de 45 années pendant lesquelles, le monde a été divisé et séparé en deux parties, et l’occasion ou jamais de reconstruire un monde plus uni. Dès la fin des années 1980, le réformateur russe Mikhaïl Gorbatchev appelle à bâtir une maison commune européenne. Quelques années plus tard, le Secrétaire d’Etat américain, J. Baker, parlait de fonder un système de sécurité incluant les USA, l’Europe et la Russie, une alliance qui unirait le monde de Vancouver aux USA à Vladivostok. Mais pour la Russie, tout cela ne peut se faire qu’à une condition, qu’elle puisse conserver son influence en Europe de l’Est.
Au début des années 1990, la Russie crée la Communauté des Etats indépendants (CEI) (1991), dans le but de conserver des liens avec les anciennes républiques soviétiques. Et les USA (G. H. W. Bush) font alors une promesse à la Russie. En échange de la réunification des deux Allemagnes, l’OTAN ne poursuivra pas son expansion dans l’ancien bloc de l’Est ; en effet, l’OTAN est une alliance militaire fondée en 1949 par les USA et plusieurs pays européens pour faire face à l’URSS. Mais les termes exacts de cette promesse sont aujourd’hui contestés. On ne sait pas très bien ce qui a été dit, ni comment cela a été dit, mais ce qui est sûr, c’est que, pour les Russes, la promesse a bel et bien existé ; et au début, elle est respectée. Pendant plusieurs années, l’OTAN reste à l’écart de l’ex-bloc soviétique jusqu’en 1999. Cette année-là, l’OTAN invite la Pologne, la République Tchèque et la Hongrie à la rejoindre en tant qu’Etats membres. Mais, à part avec l’exclave russe de Kaliningrad, ces pays n’ont pas vraiment de frontières communes avec la Russie. Pour ménager la Russie, l’OTAN s’engage même, dans l’« Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelle entre l’OTAN et la Russie » de 1997, à ne pas stationner de forces de combat permanentes dans ces pays. L’OTAN a même réaffirmé, par cet Acte, que « l’Alliance atlantique remplira sa mission de défense en veillant à assurer l’interopérabilité, l’intégration et la capacité de renforcement nécessaires plutôt qu’en recourant à un stationnement permanent d’importantes forces de combat ». Elle déclare qu’elle n’a aucune intention, aucun projet ni aucune raison de déployer des armes nucléaires sur le territoire de nouveaux membres. « Les pays membres de l’OTAN n’ont aucune intention, aucun projet et aucune raison, de déployer des armes nucléaires sur le territoire des pays membres.
Les relations entre Russes et Américains demeurent alors plutôt bonnes. Au XXIème siècle, la politique ukrainienne raconte un mouvement de balance entre l’Orient et l’Occident, avec une identité européenne et démocratique progressivement affermie, qui trouble et suscite les craintes de la Russie. Le 11 septembre 2001, V. Poutine est le premier chef d’Etat à présenter son soutien par téléphone à G. Busch. Puis, en 2004, G. W. Busch prononce un discours à la Nation ; sept anciens pays du bloc de l’Est, l’Estonie, la Lettonie (Latvia), la Lituanie, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie, la Bulgarie, intègrent l’OTAN comme membres. Pour la Russie, il s’agit d’une trahison et la preuve, des véritables intentions américaines, encercler la Russie et la marginaliser sur le plan international. V. Poutine déclara : « il se trouve que l’OTAN déplace ses premières lignes vers nos frontières. ».
Le résultat c’est que la Russie va renouer avec une vieille obsession, son opposition d’avec l’occident. Dans les années 2000, des mouvements politiques pro-occidentaux surgissent dans les anciennes républiques soviétiques, notamment en Géorgie (Révolution des Roses en 2003), en Ukraine, (Révolution Orange en 2004). Lors des élections présidentielles, en novembre 2004, qui marquent un tournant pour l’Ukraine, un candidat pro-russe, V. Ianoukovitch est vainqueur au deuxième tour des élections face à V. Iouchtchenko, pro-européen libéral. Mais la population dénonça une fraude électorale et descendit dans la rue. C’est la « Révolution Orange », couleur du parti pro-européen. Les manifestants affrontent la police par centaines de milliers, dénonçant les résultats des élections et revendiquant de nouveaux votes ; la Russie voit cette révolte comme une menace sur sa zone d’influence dans un contexte géopolitique nouveau à l’Est. Les élections sont annulées finalement par la Cour Suprême sur fond de soupçon de fraude électorale. Et un nouveau scrutin est organisé. Il donne la victoire au libéral V. Iouchtchenko mais les résultats montrent un pays fracturé en deux parties. Sous l’impulsion du nouveau président, l’Ukraine amorça un rapprochement avec l’Europe occidentale. L’Union Européenne venait en effet de s’élargir sur son flan est, en mai 2004, alors qu’en mars 2004, plusieurs Etat de l’ex-Pacte de Varsovie et d’anciennes Républiques soviétiques devenues des Etats indépendants et souverains, demandèrent leur intégration à l’OTAN, afin de se protéger des velléités expansionnistes de la Russie. L’Organisation atlantique accepta les candidatures de ces Etats. En même temps, entre 2004 et 2007, neuf pays de l’ancien bloc soviétique sont incorporés à l’Union Européenne. Compte tenu de ce contexte, la Russie devait absolument maintenir et consolider son emprise sur l’Ukraine. Pour faire pression sur l’Ukraine, la Russie augmenta le prix du gaz qu’elle vendait à son voisin. L’Ukraine est affaiblie, mais reste courtisée par l’Ouest et l’Est et tente de maintenir de bons rapports avec ses deux voisins. Finalement la Russie intervint, une première fois en Ukraine dans une opération de police ; puis en Géorgie, en 2008, des colonnes de chars et des troupes russes ont pénétré dans l’ancienne République Soviétique de Géorgie ; en 2013, l’Ukraine est obligée de se positionner. A ce moment, elle s’apprête à signer un accord d’association pour favoriser ses échanges commerciaux avec l’Europe.
La Russie qui veut garder l’Ukraine dans sa sphère d’influence, lui propose un autre accord similaire à celui européen, mais plus avantageux ; quinze milliards de dollars de prêt et une baisse d’un tiers des prix du gaz. Un argument important pour l’Ukraine qui achète plus de la moitié de son gaz de la Russie. V. Ianoukovitch qui a été élu trois ans plus tôt se retire brusquement des négociations avec l’Union Européenne à la fin de 2013, et accepte la proposition russe. Cette décision révolte les Ukrainiens europhiles. Dix ans après la révolution Orange, une nouvelle insurrection éclate sur la place de l’indépendance de Kiev. Très vite la contestation s’étend à toute l’Ukraine, et en particulier aux régions de l’Ouest. Alors que la Russie et l’Europe se disputent l’intégration de l’Ukraine, à leur union économique respective, en l’occurrence, le partenariat oriental de l’Union Européenne et l’union douanière de l’Union Eurasiatique, voilà que ce mouvement de protestation pro-européen explose à Kiev, en 2013, la Révolte de Maïdan. En quelques semaines, la révolte provoque la démission du président pro-russe V. Ianoukovitch, et l’Ukraine se rapproche dangereusement de l’occident. En février 2014, la confrontation entre policiers et manifestants redoublent de violence et cause de nombreuses victimes des deux côtés. En réaction, des manifestants pro-russes protestent contre cette révolution qu’ils perçoivent comme un coup d’Etat. C’est particulièrement le cas dans les régions du Sud et de l’Est, comme à Donestsk et à Louhansk. En parallèle, en février 2014, la situation bascule aussi en Crimée. Des soldats Russes, sans insignes se mêlent aux contre-manifestations qui se multiplient en Crimée.
Au même moment, la Russie masse ses troupes à l’Est du détroit de Kertch. En Mars, la Russie organise un référendum illicite au regard du droit international. Elle demande aux Criméens s’ils sont favorables au rattachement de la Crimée à la Russie. Las résultats donnent une majorité de ‘’oui’’ et la Crimée est annexée. Dans le Donbass qui regroupe les régions de Donetsk et de Louhansk, les manifestants anti-Maïdan se transforment en milices séparatistes pro-Russes. En avril 2014 la République Populaire de Donetsk est autoproclamée, suivie par celle de Louhansk. Après presqu’un an de combats particulièrement meurtriers, les deux belligérants concluent un accord, Minsk II, en 2015. Une tentative de cessez-le-feu qui n’arrête pas les combats mais réduit leur intensité. Depuis 2014, les affrontements ont fait de nombreuses victimes et près d’un million et demi de personnes déplacées. En avril 2021, le Président Ukrainien a rencontré le président russe pour tenter d’apaiser la situation. Mais pour la Russie, c’en est trop, et la suite, désormais, tout le monde la connait. Et depuis, d’un côté comme de l’autre, les intentions pacifiques de la fin de la Guerre Froide sont de plus en plus lointaines. Dans le cadre de l’Union Européenne, les questions de démocratie se posent de manière aigüe, avec tout le problème connus pour un certain nombre de membres de l’Union Européenne, comme la Pologne et la Hongrie. Il faut aussi éviter de faire l’amalgame entre entrer dans le dispositif de l’OTAN et être membre de l’Union Européenne. On a aussi le sentiment d’assister, depuis plusieurs jours à un phénomène d’une Union Européenne qui s’arme ou se réarme dans tous les sens du terme, et notamment sur un plan stratégique. L’Europe est en train de réaliser qu’ils ont désarmé depuis deux générations, soit en réalité depuis le début des années 1970, alors que les autres acteurs stratégiques réarment massivement depuis une génération. Et donc, c’est un réveil extrêmement brutal, car les officiels Européens avaient, intellectuellement évacué les questions militaires, pour la plupart. Cela rappelle que le réarmement vient toujours trop tard en période de crise. Les effets de ce réarmement ne deviendront visibles qu’après cinq, six, sept ou même dix années.
L’annonce par l’Allemagne de son réarmement dénote aussi un changement de discours notable. C’est un changement de discours qui intervient pour la quatrième économie mondiale, la même semaine où le chef d’état-major de la Bundeswehr expliquait que celle-ci n’existait plus. Donc l’Allemagne repart de très loin. Si nous raisonnons dans un cadre strictement européen, et non dans le cadre de l’OTAN, nous avons des pays qui, intellectuellement et politiquement, sont en train de redécouvrir la chose militaire. Avec le vote de la résolution de l’AGNU condamnant la Russie, nous avons une photographie de ce qu’est le monde de 2022. Il n’y a que quatre pays qui ont soutenu la Russie directement, mais il y a aussi une trentaine d’Etats qui se sont abstenus. Et parmi ces abstentions, il faut noter l’Inde, l’Afrique du Sud et la Chine, ce qui constitue un indicateur extrêmement important. Ensuite, il y a des surprises et des demies surprises au regard de l’évolution récente du monde. Et le fait que des pays comme le Sénégal ou comme le Mali, ne condamnent pas la Russie et s’abstiennent, en dit long sur leur évolution politique. Il y a ainsi deux manières de lire ces résultats ; il y a plus de 140 Etats qui condamnent la Russie, une majorité donc ; mais on peut aussi réfléchir en termes démographiques, et si on additionne les populations de tous ces pays qui n’ont pas condamné la Russie, en particulier, la Chine et l’Inde, nous avons une très large part de l’Humanité qui est représentée. Dans tous les cas, ces résultats sont révélateurs de la recomposition globale des forces qui sont en jeu dans les relations internationales d’aujourd’hui et qui est accélérée par cette guerre en Ukraine. L’heure est à l’observation rationnelle, en attendant que la porte de la diplomatie s’entrebâille à nouveau sur la raison.
Ces dernières années, l’OTAN construit en Europe un système de bouclier antimissile, avec des missiles capables d’intercepter et d’abattre d’autres missiles. Le premier site a été inauguré en 2016 en Roumanie. Un autre a vu le jour en Pologne en 2020. V. Poutine, à Munich en 2007, faisait valoir qu’à un moment ou un autre, il serait possible d’envisager que la menace potentielle des forces nucléaires russes seraient neutralisée complètement. Selon les USA, ce dispositif anti-missile ne vise pourtant pas la Russie, mais l’Iran. Cet argument ne convainc pas tout à fait le président russe, comme il devait le faire valoir en 2016 à Saint-Pétersbourg. Finalement, en trente ans, les relations entre la Russie et l’occident ont basculé, pour atteindre en 2014 un point critique, avec l’absence de la Russie au G8 devenu G7. Mais, pendant qu’à l’Ouest les choses se tendent, le regard de la Russie s’est progressivement tourné vers l’Est. La Chine confirme par son vote son positionnement anti-occidental et sa volonté d’utiliser la Russie comme une sorte de bélier idéologique pour tenter d’affaiblir les relations transatlantiques. Or nous sommes a contrario dans un moment de resserrement de la relation transatlantique. Et donc il y a annonce de tensions vives et de compétition entre des blocs qui sont en train de se reconstituer. Cette situation va mécaniquement accélérer l’aspiration de la Russie par la Chine sur le plan économique et financier.
L’appel de l’Est
C’est vers un pays en particulier que la Russie regarde, la Chine. En 2008, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie, loin devant l’Allemagne. Depuis, son poids ne cesse d’augmenter. Et pendant ce temps, celui de l’Europe est en baisse systématique. L’Union européenne est toujours la région vers laquelle la Russie exporte le plus, mais pour la première fois, elle n’est plus son principal fournisseur. En 2016, 40% des importations russes provenaient de pays membres de l’APEC, la coopération économique pour l’Asie-Pacifique, contre 38% provenant de l’Union Européenne. Il faut dire que depuis le conflit en Ukraine, d’importantes sanctions commerciales ont été imposées à la Russie, notamment par les USA, le Japon, et surtout, tous les pays de l’Union Européenne. Pour la Russie, trouver de nouveaux partenaires était donc nécessaire, et ce qui illustre peut-être le mieux ce changement stratégique, c’est le gaz. La lutte d’influence entre Russes et Européens va se jouer autour du gaz.
L’Europe dépend en effet à 65% des importations de gaz russe et d’Asie Centrale. Durant l’hiver 2008-2009, le bras de fer entre les compagnies de gaz russes et ukrainiennes ont entrainé une suspension des livraisons de gaz pendant plusieurs semaines. Un accord a finalement été trouvé entre le Président russe V. Poutine et la première ministre ukrainienne de l’époque, Ioulia Timochenko. Mais la confrontation entre la Russie contemporaine et l’Occident européen n’est pas terminée pour autant, loin s’en faut, avec deux modèles d’intégration économique qui vont s’opposer. Le gaz russe intéresse beaucoup de monde. Avec plus d’un quart des réserves mondiales sur son territoire, la Russie est l’un des principaux exportateurs mondiaux et le premier fournisseur de l’Union européenne. Ceci étant, cette dernière va renforcer ses relations vers l’Est avec, notamment, les anciens satellites de l’URSS. Pour ce faire, elle va lancer en 2009 un « Partenariat Oriental » qu’elle souhaiterait conclure avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan, et la Géorgie, dans le Caucase ; et en Europe de l’Est, avec la Biélorussie, la Moldavie et l’Ukraine. C’est tellement important pour son économie que la Russie ne peut pas se passer de ses rapports avec l’Union européenne, et que cette dernière ne peut pas se passer d’en acheter à la Russie ; sauf que depuis quelques années la Russie s’est mise à chercher de nouveaux clients. D’abord, la Russie va multiplier les pressions commerciales afin que l’Ukraine rejoigne une ‘’Union douanière’’ entre la Russie et les anciennes Républiques soviétiques. Fondée en 2010 avec la Kazakhstan et la Biélorussie, cette Union devait intégrer à terme, en Asie Centrale, l’Ouzbékistan, le Kirghizstan et le Tadjikistan, dans le Caucase, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, et en Europe de l’Est, la Moldavie et l’Ukraine.
L’Ukraine est écartelée entre ces deux projets rivaux d’intégration économique. En 2010, les Ukrainiens ont élu un candidat pro-russe, V. Ianoukovitch à la présidence. En novembre 2013, celui-ci refuse de signer l’accord d’association avec l’Union Européenne et annonce un renforcement de la coopération économique avec la Russie. Immédiatement, les Ukrainiens pro-européens se retrouvent en nombre dans la rue et c’est la révolte du Maïdan. Les manifestations et les occupations d’espaces vont rapidement s’étendre, coupant le pays en deux, Euro-Maïdan à l’Ouest et pro-Russes à l’Est. Après l’interdiction des manifestations, le mouvement s’amplifie, émaillé de violences. Le 22 février 2014, Ianoukovitch s’est réfugié en Russie. En réaction, en Crimée, des séparatistes prennent le parlement de Simféropol et les aéroports, avec l’appui des forces Russes, l’indépendance de la péninsule est proclamée par le parlement de Simféropol, le 11 mars 2014. La 16 mars 2014, le rattachement à la Russie est approuvé par un référendum organisé par la Russie et contesté par la Société internationale. Le 18 mars 2014, V. Poutine signa le traité intégrant la Crimée et la ville autonome de Sébastopol à la Russie. Les USA et l’Union Européenne réagiront par des sanctions économiques et politiques. Quelques semaines plus tard, c’est au tour des séparatistes pro-Russes du Donbass de prendre les armes. A partir de l’été 2014, ils sont soutenus en hommes, en matériel et financièrement, par la Russie. Après plusieurs mois de guerre et de bombardement des populations civiles, en septembre 2014, un premier accord de paix sera signé à Minsk, en Biélorussie, qui ne sera jamais appliqué. Il sera suivi d’un second accord conclu en février 2015, qui restera aussi lettre morte. Le Donbass fait finalement sécession. Le Donbass, guerre larvée depuis 2014, jusqu’à cette indépendance reconnue par la Russie, le 21 février 2022, avec les deux républiques autonomes auto-proclamées de Louhansk et de Donetsk, suivie de la tentative d’invasion de toute l’Ukraine par la Russie, toujours en cours, avec une résistance du peuple ukrainien. Les Ukrainiens se reconnaissent aujourd’hui dans une conception civique de leur identité. L’important pour la population est d’adhérer à ce projet de société que porte l’Etat ukrainien. Les différentes agressions subies par l’Ukraine ont cimenté la population ukrainienne autour d’un projet pro-européen, qu’elle juge plus désirable, également plus protecteur que la Russie qui est perçue comme une menace.
En 2014, Force de Sibérie, un contrat de 400 milliards de dollars est signé entre la Chine et la Russie, qui prévoit l’acheminement de 38 milliards de mètres cubes de gaz russe vers la Chine en trente ans, et la construction d’un Gazoduc de 3000 kilomètres entre les deux pays. Mais les relations entre les deux nations sont plus que commerciales. Depuis trente ans, elles n’ont fait que se rapprocher diplomatiquement. Il faut dire que Russes et Chinois ont un point en commun, ils n’aiment pas trop la domination des Américains. Pour la Russie, les USA ont dépassé leurs frontières dans la sphère politique, la sphère économique, la sphère humanitaire, et ils imposent cela à toutes les autres nations de façon hégémonique. Comment se satisfaire d’une telle situation ? En 2017, Xi Jinping, à Pékin, déclarait, « Nous allons créer une communauté de destins communs pour l’Humanité et engager la réforme du système de gouvernance mondiale. ».
Dès 2001, la Chine et la Russie fondent la coopération de Shanghai, une alliance régionale militaire qui regroupe, désormais, près de la moitié de la population mondiale et son objectif est clair. « Œuvrer à la création d’un nouvel ordre mondial plus juste, libéré de toute hégémonie ». Mais la coopération de Shanghai n’est pas la seule perspective de la Russie à l’Est. Il en est une qui lui tient particulièrement à cœur, l’Eurasie.
L’Eurasie, c’est à la fois l’Europe et l’Asie, conçues comme un même ensemble. Et pour la Russie, dont le territoire s’étend sur les deux continents, c’est bien naturel. En 2015, elle crée l’Union économique eurasiatique. Pour l’instant c’est une union économique et douanière, mais elle aspire à plus. Et depuis quelques années, les ambitions eurasiatiques de la Russie résonnent avec un autre projet chinois. Les « Nouvelles Routes de la Soie », sont un projet qui consiste à relier la Chine à l’Europe occidentale par des routes commerciales et à financer des infrastructures sur les points stratégiques de ces routes. Or, entre la Chine et l’Europe occidentale, il y a l’Union économique eurasiatique. Dès 2015, un accord a été signé pour coordonner les deux projets. Pour la Chine, c’est la garantie que la sécurité de cette route sera assurée par la Russie. Pour la Russie et les pays d’Asie centrale, ce sont des infrastructures financées par la Chine sur leurs territoires. Mais surtout, les ‘’nouvelles routes de la soie’’ pourraient faire de l’Eurasie le centre de toutes les attentions géopolitiques. En 1997, les experts en géopolitiques plaçaient déjà l’Eurasie au centre du monde. Selon eux, si une puissance rivale parvenait à s’imposer sur le continent eurasien, elle serait en mesure de renverser l’Hégémonie américaine. Sans surprise, Russes et chinois ont été attentifs à cette prophétie. Le problème pour la Russie, c’est que, pour l’heure, elle n’est pas tout à fait la mieux placée des deux pour l’incarner, mais cela est une autre histoire.
Monji Ben Raies
Universitaire, juriste internationaliste et politiste
Enseignant et chercheur en droit public et en sciences politiques
Université de Tunis El Manar
Faculté de Droit et des Sciences politiques de Tunis