Tunisie: Peut-on se permettre, en temps de crise, de gaspiller ses ressources humaines?
Par Riadh Zghal - Lorsqu’au lendemain du soulèvement de 2010-2011, les courants islamistes ont tenté de dépouiller les femmes de leur droit d’existence en tant qu’êtres autonomes et libres à travers leur fameuse définition de «la femme complément de l’homme», j’avais exprimé ma crainte de voir les nouvelles générations de femmes, et inévitablement avec elles les hommes, entrer dans l’histoire à reculons.
Aujourd’hui lorsqu’on constate l’ampleur de la fuite des cerveaux et des compétences de diverses spécialités et particulièrement les universitaires, les médecins, les ingénieurs, les informaticiens, on est saisi d’une grande peur quant à l’avenir du pays. Quand s’ajoute à cette hémorragie, le flux d’émigrés clandestins jeunes et moins jeunes, la piètre image qu’offrent des politiciens qui se sont succédé aux postes de décision qui, au lieu de réunir toutes les potentialités disponibles pour affronter les difficultés de la transition, ont choisi l’exclusion, la gouvernance pitoyable des villes dont certaines croulent sous les ordures sans que le gouvernement daigne trouver une solution, les performances désastreuses de plus d’un secteur économique et social, et la dégradation de l’infrastructure, on comprend pourquoi le doute s’installe chez de larges pans de la société qui ne croient plus en l’utilité de la démocratie. Combien pensent que le vote libre pour l’élection de leurs représentants n’a servi ni à faire entendre leur voix ni à répondre à leurs aspirations d’une vie meilleure ? Ceux-là en viennent à souhaiter l’avènement d’un pouvoir autoritaire capable de mettre de l’ordre dans la gestion du pays et de traiter efficacement les problèmes du chômage et de la pauvreté. Ils se contenteraient simplement de ce qui permet de satisfaire leurs besoins essentiels. Ce qui est désolant, c’est que derrière ces aspirations minimalistes, il n’y a point de questionnement sur les dangers d’un pouvoir autoritaire pour les libertés, l’équité, l’égalité, la protection des droits de chacun… ; point de questionnement sur les risques de glissement du pouvoir autoritaire vers une dictature qui balaierait en premier les libertés d’expression et d’association qui restent le principal tribut du soulèvement dit du «printemps arabe» transformé en «hiver sibérien».
L’historien Emmanuel Todd affirme que ce qui a précédé les révolutions c’est généralement l’extension de l’éducation à une large proportion de la population. Plus le niveau de formation est élevé, plus les régimes politiques sont exposés à la contestation. Or ce qui est le plus inquiétant aujourd’hui pour notre pays, c’est justement le recul de l’efficacité du système éducatif. Ce recul n’a pas commencé en 2011 mais bien plutôt. M. Hatem Ben Salem, alors ministre de l’Education nationale, avait, en préparation d’un grand projet de réforme, constitué des groupes de réflexion sur les programmes, le temps de l’enseignement à l’école, la violence en milieu scolaire et bien d’autres questions appelant des changements profonds du système éducatif. Ces groupes réunissaient de hauts cadres administratifs, des représentants syndicaux, des pédagogues et autres experts. Le malaise à l’école touchait à cette époque d’avant 2011 aussi bien les enseignants que les parents. On était à un tournant historique où il fallait changer les paradigmes fondateurs de l’école. Arrive janvier 2011 qui met fin au projet. Au lieu de le reprendre, on est entré dans une lutte pour les positions assortie d’une vague interminable de grèves des enseignants et, pour enfoncer davantage la crise, voici qu’en 2020 arrive la crise du Covid et l’on sait la qualité de sa gestion et ses effets sur l’enseignement dont les heures effectives ont été réduites comme peau de chagrin.
La dégradation du niveau de performance des élèves dès l’école primaire jusqu’à l’université a eu un effet multiplicateur néfaste sur le capital humain du pays. Comme si cela ne suffisait pas à ceux qui gouvernent depuis ces dix dernières années jusqu’à aujourd’hui, ils ont privilégié dans la nomination aux postes de décision l’allégeance plutôt que la compétence nourrie d’expérience. Ils ont préféré offrir les commandes à des amateurs grisés par le titre et les avantages qui vont avec, plutôt qu’à la recherche de solutions aux problèmes sociaux qui ne cessent d’empirer. Ainsi plusieurs facteurs ont alimenté le gaspillage de la principale ressource du pays que sont ses femmes et ses hommes qualifiés/expérimentés : baisse de la performance du système éducatif, fuite des compétences, exclusion des cadres expérimentés des postes de décision sous prétexte qu’ils s’y trouvaient avant le soulèvement. Beaucoup se demandent alors si la Tunisie peut un jour se relever alors que l’ère est à la société du savoir où la principale richesse qui mène à la prospérité nationale est le savoir. «Les principaux producteurs de richesse sont devenus l’information et le savoir.», écrit Peter Drucker, l’un des fondateurs des sciences de gestion modernes. Et il ajoute plus loin dans son analyse : «Une société du savoir ne peut se permettre de gaspiller son potentiel de savoir.»(*)
Toutefois, malgré la fuite des compétences, malgré la baisse des performances scolaires et le maintien des hommes et des femmes d’expérience et de savoir hors de la sphère du pouvoir, la Tunisie se relèvera sans aucun doute des crises qui la secouent. Rappelons-nous, lorsqu’il fallait se relever après 75 ans de colonisation, l’élite était la minorité des minorités dans une société où dominaient l’analphabétisme, la pauvreté et la maladie. Cette minorité a bâti un Etat, semé les écoles à travers tout le pays, mené des campagnes de vaccination contre les maladies graves qui frappaient les enfants, libéré les femmes du joug de la discrimination de genre… Aujourd’hui, le pays dispose d’une élite plus nombreuse en mesure de lui donner un nouvel élan. L’effet multiplicateur des parents formés sur l’éducation de leurs enfants et l’attachement des Tunisiens en général à l’éducation même si l’ascenseur social vers lequel elle mène s’est grippé, demeurent une planche de salut. L’éducation est devenue une valeur sociale bien ancrée dans la culture des Tunisiens, pauvres ou riches. Cette valeur protège tel un bouclier contre les mouvements rétrogrades de tous bords. Les politiques d’aujourd’hui et de demain devraient s’en souvenir. Quels que soient les politiques d’austérité et les plans d’ajustement structurel, l’investissement dans l’éducation reste une exigence nationale inaltérable.
Certes, le pays vit actuellement une crise profonde, le moral collectif est loin d’être reluisant. Néanmoins, rien n’interdit de penser comme ce poète andalou d’origine tunisienne Ibn Annahoui (ابن النحوي) qui avait écrit : «اشتدي يا أزمةَ تنفرجي» «(aggrave-toi crise et tu seras désamorcée), ou bien comme le philosophe français Edgar Morin qui affirme : «Là où croît le péril, croît la solution».
Riadh Zghal
(*) Peter F. Drucker (1993), Post-Capitalist Society, Harper Collins e-Books (digital edition 2009), p. 213 et p. 241 (2) Kaushik Basu (2017), Au-delà du marché. Vers une nouvelle pensée économique, Editions de l’Atelier/Editions Ouvrières/AFD ; traduit de l’anglais Beyond the Invisible Hand: Groundwork for a New Economics, Princeton University Press, 2010