Samir Allal: Arrêter la croissance pour sauver la planète (Et) soutenir la croissance pour sauver la régulation
Nous sommes contraints à une navigation dans l’incertain: ce qui signifie le renoncement à toute conception linéaire de l’histoire
La tragédie climatique, celle rapportée par le dernier rapport du GIEC, encercle toutes les crises que l’humanité est en train de subir. Nous sommes dans l’ère planétaire. (Bruno Latour, Février 2022). Notre responsabilité est double. Elle concerne à la fois d’arrêter la guerre (Et) lutter contre le changement climatique.
Qui est responsable de cette situation ? Est-ce l’humanité tout entière – mue par une cupidité et une soif de toujours plus de puissance – qui comme l’affirme ceux qui qualifient la période dans laquelle nous sommes entrés d’Anthropocène ? Ne s’agit-il au contraire que quelques pays et entreprise qui ont poussé sans relâche, les moteurs du productivisme afin d’augmenter leurs profits de façon exponentielle, comme l’affirme celles et ceux qui préfèrent parler de Capitalocène, voire d’Occidentalocène ?
Quoi qu’il en soit, un objectif zéro carbone et un processus plus accéléré de rationalisation des émissions est inévitable. Notre responsabilité (commune mais différentiée) est celle de transformer progressivement notre mode de vie en engageant notre société dans ce que j’ai appelé à plusieurs reprises (sur ce site et ailleurs), la reconversion écologique de nos économies.
Un tel changement permettra d’augmenter de manière significative la résilience dont nos sociétés vont avoir besoin dans les années à venir, car il est clair que cette double crise va générer des épreuves dont nous ne parvenons sans doute malheureusement pas encore à imaginer ni les caractéristiques ni l’ampleur.
La décroissance de tout ce qui pollue et détruit ET la croissance de tout ce qui sauvegarde et régénère: intérêt planétaire à long terme ETintérêts particuliers immédiats
Dans les sociétés en évolution, la paix et la stabilité, sont inséparables de la croissance économique. La croissance constitue la régulation même des sociétés modernes dites en développement.
Or, nous le savons, c’est la croissance techno-économique qui au-delà d’un seuil acceptable depuis longtemps dépassé, qui a provoqué la gigantesque crise écologique de la biosphère de l’anthroposphère- caractère essentiel de la crise de l’humanité-. (Dominique Méda)
A l’inverse, toute interruption de la croissance, celle-ci étant le régulateur des sociétés en développement, provoque une crise pouvant atteindre une extrême gravité: révoltes sociales, guerre.
Ainsi, il nous faudrait aujourd’hui paradoxalement arrêter la croissance pour sauver la planète et soutenir la croissance pour sauver la régulation des sociétés modernes.
La plupart des décideurs, incapables d’affronter cette contradiction, oublient l’intérêt général à long terme, qui est planétaire, pour se concentrer sur les intérêts particuliers immédiats, liés à la croissance économique.
Le dépassement de cette contradiction ne peut venir que d’une politique assurant la décroissance de tout ce qui pollue et détruit, et la croissance de tout ce qui sauvegarde et régénère.
Cette complexité, où croissance et décroissance deviennent inséparables, est d’autant plus invisible qu’experts, économistes, politiques, universitaires, intellectuels sont convaincus de disposer de moyens de connaissance adéquats. Les spécialistes invalident toute connaissance globale, considérée comme superficielle et les économistes trouvent certitude et complétude dans leur calculs.
L’aveuglement face à la crise en cours tient à une conception linéaire et quasi mécaniste du futur
Plus profondément, dans plusieurs de ses écrits, Edgar Morin dénonce l’aveuglement face aux crises de la pensée dominante qui tient à la séparation et la compartimentation des connaissances, dont la jonction est considérée comme impossible.
L’aveuglement face à la crise en cours tient à une conception linéaire et quasi mécaniste de devenir, à la croyance que le futur est prédictible et à l’ignorance du travail souterrain à l’œuvre sous la surface du présent.
L’effet de serre est invisible, de même que le niveau de compétence d’une société. Ce sont pourtant des phénomènes déterminants pour notre avenir. Rendre visible l’invisible est une nécessité pour que la connaissance sorte du domaine des initiés et des scientifiques, et diffuse dans toute la société.
La visibilité est une vertu cardinale du développement durable, au même titre que l’adaptabilité ou la résilience. Pour éviter le pire et profiter du meilleur.
Face au défi de la « finitude » du monde, une réponse est de favoriser les apports immatériels, le talent et la créativitéhumaine, plutôt qu’aux prélèvements de ressources ponctionnées sur une planète épuisée. Le « toujours plus », nous conduit à l’impasse, mais le toujours mieux, lui, échappe à cette malédiction.
Une croissance du bien-être par la qualité, et non plus par la quantité. Il s’agit au fond de tirer un meilleur parti des ressources disponibles, en y affectant de l’intelligence technique ou sociale, au lieu d’exploiter notre pauvre vieille Terre jusqu’à la dernière goutte de pétrole.
Nous le savons aujourd’hui, il est possible de produire ce dont les humains ont besoin tout en favorisant la prospérité de la planète. Le problème, pour assurer la transformation nécessaire pour y parvenir, est que la qualité ne se mesure pas aisément.
La qualité est subjective, et dépend de l’usager et de ses exigences. Un aspect d’ordre culturel bien difficile à entrer dans un système d’évaluation.Les coûts évités, les économies, n’apparaissent pas dans les comptes. (Marcel Gauchet, Novembre).
Toute crise produit à la fois lucidité et aveuglement, recherche des causes et des responsabilités. Elle suscite imagination créatrice et imaginaire réactionnaire. Le souhait d’en sortir se manifeste de façon multiple, aussi bien pour ceux qui rêvent au retour d’un passé rétrospectivement perçu comme normal et tranquille que pour ceux qui imaginent un avenir salvateur.
Les conceptions unilatérales, donc partielles, dominent les esprits. Alors que sans cesse l’inattendu arrive, et est rapidement anesthésié.La connaissance par le calcul (statistiques, sondages, taux croissance, PIB) au lieu d’être auxiliaire, est devenue prépondérante.
On est incapable de concevoir les ambivalences, les ambiguïtés et les contradictions des progrès scientifiques, techniques et économiques que notre logique, et par conséquent notre rationalité restreinte, occulte.
Saisir la complexité de notre ère planétaire appelle à substituer les principes qui engendrent des pensées simplificatrices, unilatérales, partielles et évidemment partiales, par des principes qui nous permettent à la fois de reconnaître, de distinguer et de réunir des antagonismes complémentaires.(Edgar Morin, Leçons d’un siècle de vie, 2021).
Le progrès technique engendre en même temps une formidable transformation et une formidable régression
La science, oracle de la modernité, est incertaine et partiellement parasitée par les pouvoirs d’argent. L’innovation technique - de l’intelligence artificielle aux manipulations génétiques, en passant par le numérique, le nucléaire- est toujours vue comme une solution alors qu’elle est en même temps problème.
Le progrès technique engendre en même temps une formidable transformation et une formidable régression.L’univers, la vie, l’humain obéissent non à un déterminisme mécaniste, mais à une dialectique d’ordre/désordre/organisation/désorganisation, comportant aléas et bifurcations, créations et destructions.
Ainsi, «la nouvelle ère planétaire » se manifeste à la fois par des progrès matériels formidables et des périls mortels dus à ces progrès. Un tel lien est évidemment incompréhensible aux esprits unilatéraux.
Cette ère nouvelle est marquée par des incertitudes en chaîne sur le présent et l’avenir. Nous sommes contraints à une navigation dans l’incertain, ce qui signifie le renoncement à toute conception linéaire de l’histoire.
Par-là, nous sommes invités à une communauté de destin du genre humain, qui est en même temps une communauté de péril.Ces périls nécessitent une nouvelle politique qui intègre en elle ce péril climatique majeur, dont la portée est à la fois capitale et multidimensionnelle, c’est-à-dire qu’elle concerne tous les aspects politiques, sociaux, techniques et scientifiques.
La transition écologique: une vision du monde, un savoir articulé, une éthique et une nouvelle politique
La transition écologique et énergétique est une politique de production qui favoriserait la croissance des produits utiles et nécessaires aux personnes ainsi qu’l’autonomie vitale de la nation, et la décroissance des productions superflues ou à valeur illusoire.
C’est politique économique assurant la régression continue de l’omnipotence des profits par la redistribution des ressources grâce aux progrès de la transition énergétique bas carbone et de la consommation débarrassée de l’emprise de la publicité.
C’est une nouvelle politique de l’énergie qui substituerait le plus rapidement possible les énergies propres aux énergies polluantes. C’est une politique de l’eau qui dépolluerait rivières, mers et océans. C’est une politique de la ville qui purifierait l’air en favorisant une mobilité propre.
C’est une politique qui ferait régresser l’agriculture industrialisée qui stérilise les sols, standardise les produits sous-vitaminés, insipides et porteurs de pesticides.
C’est une politique de solidarité qui contrôlerait le développement techno-économique et soutiendrait les enveloppements solidaires.C’est une politique de civilisation qui remédierait aux aspects négatifs sans cesse accrus de notre civilisation.
Sauver la planète menacée par notre développement économique. Réguler et contrôler le développement technique. Assurer un développement humain. Civiliser la Terre. Voilà des perspectives grandioses aptes à mobiliser la jeunesse et les énergies.
Nous savons que ces propositions, bien que réalisables techniquement, sont empêchées par les conflits virulents et par les régressions actuelles.
Il nous reste portant des principes : le premier est de miser sur l’improbable, le deuxième sur la créativité de l’esprit humain et troisième principe se fonde sur l’impossibilité de durer à l’infini pour tout système qui transformerait la société et les individus en machine.
L’ordre le plus total ne pourra pas échapper, tôt au tard, au deuxième principe de la thermodynamique: l’inexorable désintégration.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/ Paris-Saclay
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