La Tunisie et l'économie bleue: Prendre le large...
Par Mongi Lahbib - Héritière de l'empire de Carthage, forte d'un linéaire côtier de 2290 kilomètres, la Tunisie a longtemps tourné le dos à la mer, hormis le développement du tourisme balnéaire. En témoignent l’arrêt depuis quatre décennies du renforcement de la flotte marchande, des reports successifs des projets de Taparura et du port en eau profonde d’Enfidha ainsi que la désertification du golfe de Gabès.
À cela s’ajoute la décision de nos constituants d’amputer l’identité tunisienne de sa dimension méditerranéenne lors des débats sur la constitution 2014.
L’économie bleue connaît néanmoins un regain d’intérêt avec l’institution d’un secrétariat général de la mer, la relance du projet d’Enfidha et la publication par l’institut tunisien des études stratégiques (ITES) d’une étude appelant à ériger la Tunisie en État maritime pivot dans la région et à y installer un global hub port en Afrique.
Enfin, la commission ministérielle des affaires maritimes vient de décider l’élaboration d’une stratégie nationale maritime visant notamment à promouvoir une économie bleue durable et à forte valeur ajoutée.
I. État des lieux, défis et enjeux
1) Importance grandissante de l’économie bleue
L’économie bleue inclut les activités traditionnelles ainsi que plusieurs activités émergentes. Il en est ainsi notamment de l’aquaculture, des biotechnologies marines, de l’exploitation des ressources minières et énergétiques en eau profonde, et des énergies renouvelables et ce en plus des activités transverses: formation, recherche, sûreté et surveillance maritimes, lutte contre la pollution...
Cette économie génèrera selon l’organisation de coopération et de développement économique (OCDE), 3000 milliards de dollars de revenus à l’horizon 2030 et représente actuellement la deuxième activité économique mondiale après celle de l’agroalimentaire.
L’économie bleue est cependant menacée par l’aggravation de la pollution et la surexploitation des ressources halieutiques, particulièrement en Méditerranée ainsi que par les retombées du changement climatique du fait de l’érosion marine, la montée des eaux de la mer et son acidification.
2) Défis et enjeux
Le littoral tunisien, qui regroupe 76 % de la population génère l’essentiel de la production industrielle et touristique et accapare 75 % des investissements, reflétant ainsi la fracture est-ouest du pays, accentuée par la mondialisation et l’externalisation de notre économie.
44 % des côtes tunisiennes sont considérés par l’Agence de protection et d'aménagement du littoral (APAL) vulnérables aux changements climatiques, du fait notamment de l’élévation de 30 à 50 cm du niveau de la mer à l’horizon 2050.
Le développement de l’économie bleue, qui représente 12 % du PIB est freiné par l’inadaptation et le dysfonctionnement de la logistique notamment portuaire, où la Tunisie fut classée en 2019 par le World Economic Forum au 105ème rang mondial sur un total de 140 pays. Ce qui réduit la compétitivité de la Tunisie en matière commerciale, touristique et d'attraction des investissements directs étrangers. Il suffit à cet égard, de relever l’impact du dysfonctionnement du port de Radés qui occasionne des pertes estimées à 1 milliard de dinars par an.
Il est à signaler que nos échanges commerciaux extérieurs sont assurés à 97 % par voie maritime, la part du pavillon tunisien ne représentant plus que 7 % du trafic contre 21 % en 1995.
3) Attentisme politique et déficit de gouvernance
La régression de l’économie bleue en Tunisie s’explique notamment par:
• L’absence de vision et de stratégie en la matière avec la prédominance des politiques sectorielles, l’enchevêtrement et le cloisonnement des attributions et le manque de coordination entre les différents intervenants (18 ministères et 20 organismes et administrations publiques).
• L’inaction politique et le déficit de la gouvernance aggravés depuis la révolution par l’instabilité gouvernementale, les pratiques électoralistes et l’inertie de l’administration.
• La détérioration des équilibres macro-économiques et financiers et le recul de l’investissement.
II. Pour une démarche ecosystémique, prospective et inclusive
1) L'économie bleue, nouvelle frontière et levier de développement
L’économie bleue pourrait constituer le catalyseur d'un nouveau modèle de développement durable et équitable dans le cadre d’une approche écosystémique intégrée favorisant:
• La protection et la gestion durable de nos ressources naturelles et la préservation de la biodiversité.
• Le renforcement de notre sécurité, y compris alimentaire et énergétique.
• La diversification de notre économie à travers la montée dans la chaîne de valeur et l’interaction entre économie bleue et économie verte (énergies renouvelables, biotechnologies marines, dessalement de l’eau de mer…).
• L’atténuation du déséquilibre, du chômage et de la pauvreté à travers un aménagement territorial et maritime mer/littoral/arrière pays.
2) De la gestion à la vision et la mise en œuvre
Ces objectifs devraient s’insérer dans le cadre d’une vision plus large de développement, intégrant l’élaboration de stratégies appropriées et leur mise en œuvre à travers des plans et des schémas d’aménagement territoriaux et maritimes. Ce qui implique la hiérarchisation d’objectifs mesurables et échéanciers précis afin d’en faciliter le suivi et l’évaluation.
La constitution de 2014 a instauré à cet égard la régionalisation à travers la future création de districts. L’ITES a élaboré des scénarios pour la délimitation de 6 districts ayant accès à la mer, favorisant l’articulation et l’interaction entre littoral et arrière-pays.
• Pareils scénarios ne pourraient cependant atténuer les disparités spatiales est-ouest que si les districts sont dotés d’attributions et de moyens financiers et humains adéquats favorisant la discrimination positive en faveur des zones les moins favorisées.
• Des couloirs économiques reliant le littoral à l’arrière pays pourraient être aménagés, dans le cadre d’accords de partenariat, pour la mise en place de plates-formes logistiques assurant la connectivité et l’opérabilité de transport multimodal et des TIC. Ceci faciliterait alors l’implantation des zones économiques et de «ports secs» de dédouanement, à même de décongestionner les ports maritimes.
3) De la centralisation à la concertation; vers une démocratie participative
Une telle vision implique notamment:
• La vulgarisation concernant l'importance et les opportunités de l'économie de mer qui reflète l'ouverture, le goût du risque et d'entreuprenariat.
• La recherche d’un consensus national, à travers une démocratie participative et responsable, susceptible de faciliter l’appropriation par les différents intervenants publics, privés et associations concernés.
• La mutualisation des données de manière à dégager une conscience collective et une culture de dialogue concernant les défis et enjeux du développement durable, facilitant l’acceptabilité des arbitrages entre intérêts sectoriels et régionaux antagonistes
III. Prérequis des mesures d’accompagnement
1) Sur le plan politique, économique et sociétal
L’évolution vers un nouveau contrat social et l’adoption d’un nouveau modèle de développement impliquent:
• La redéfinition du rôle d’impulsion et de régulation d’un Etat fort et équitable.
• L’assainissement des finances publiques et la relance de l’économie à travers la mise en œuvre de réformes structurelles longtemps proclamées et constamment retardées.
• La responsabilisation de la société civile pour un partage équitable du coût et de bénéfices de ces réformes.
• La promotion du secteur privé et de l'économie sociale et solidaire ainsi que l’amélioration de l’environnement d’affaires en vue de la relance de l’investissement notamment dans le cadre de partenariats publics-privés et l'institution de la flexi-sécurité de l’emploi transcendant les diktats idéologiques inhibant.
2) Sur le plan institutionnel, législatif et règlementaire
• Elévation du secrétaire général de la mer au rang de ministre délégué au sein de la Présidence du gouvernement.
• Mise en place d’un conseil économique social et environnemental consultatif
• Création d’un organe transversal pour la conception, l’impulsion et le suivi de la mise en œuvre du développement durable et l’atténuation du changement climatique
• Institution d’un fonds de péréquation de financement public, notamment pour la concrétisation des mesures de «discrimination positive».
• Création d’instituts de recherche et de formation des métiers de la mer.
• Adoption et parachèvement de l’arsenal juridique concernant notamment l’établissement de la zone économique exclusive, la pêche, le transport maritime, la lutte contre la pollution et l’aménagement territorial et maritime.
3) Amplification de la coopération bilatérale et multilatérale
• Activation de la diplomatie économique en vue du développement de la coopération en matière de financement, de recherche, de formation et d’échanges de compétences.
• Intégration aux nouveaux projets d’infrastructures structurantes: nouvelle route de la soie, global gateway européen, programme 2063 de l’Union africaine.
• Mise en place des programmes régionaux et multilatéraux: croissance bleue de la FAO, blue economy de l’ONUDI, westmed, Fonds vert, projet économie bleue de la Banque Mondiale...
• Prise en compte de nos besoins et priorités économiques en la matière lors des négociations de l’ALECA par le biais du pacte vert européen, l’accès au financement des fonds structurels, du Blue invest et du global gateway.
IV. Changement climatique, relations géopolitiques et positionnement de la Tunisie
1) Mutations internationales en cours
D’importantes mutations économiques et géopolitiques sont en cours dues notamment au changement climatique et l’internationalisation de l’économie bleue. Il en est ainsi notamment des nouvelles routes commerciales du fait de la fonte progressive de la calotte glaciaire arctique et antarctique, la découverte d’importants gisements gaziers offshore en méditerranée orientale, l’émergence de l’Afrique, la montée en puissance de Pékin en mer méridionale de Chine et son projet de la nouvelle route de la soie.
La cheffe du gouvernement a participé à Brest au Sommet One ocean qui marque l’intérêt croissant de la communauté internationale aux océans pour des raisons géopolitiques, économiques et même existentielles pour le devenir de l’Humanité du fait de l’interaction entre dérèglement climatique et océans.
A court et à moyen termes les retombées du Covid 19 et surtout la guerre en Ukraine modifient les rapports de force géopolitiques et impactent la souveraineté économique, sanitaire et alimentaire des pays ainsi que leurs sécurités.
Il devient ainsi urgent de fixer le cap, de bien tenir le gouvernail et de remettre le pays au travail en vue de la relance de l’économie puis de sa mise en perspective.
2) Vers le repositionnement de la Tunisie
Ces mutations appellent le repositionnement de la Tunisie en vue d’une meilleure intégration à l’économie régionale et mondiale et la valorisation de notre position géostratégique en Méditerranée. Et ce à travers notamment:
• La mise en place d’une logistique efficiente et d’un système d’éducation et de formation performant.
• La conclusion d’accords de partenariat stratégiques et le développement de la coopération décentralisée.
• La réhabilitation du secteur agricole comme pilier du développement durable.
L’année charnière 2022 sera marquée par des réformes constitutionnelles, institutionnelles et économiques ainsi que par la tenue du Sommet de la Francophonie et du TICAD 8.
Sachons raison et espoir garder pour restaurer le vivre ensemble et raviver l’esprit d’ouverture, de modération et de raison qui a si longtemps caractérisé notre pays. Ce qui nécessite une métamorphose sociétale à travers la transformation des mœurs, des comportements et éthiques et modes de gouvernance, de manière à accompagner et faire converger les transitions politiques, économiques, écologiques et numériques dans le cadre d’un projet de société mobilisateur et fédérateur. Avec pour objectif d’atténuer la polarisation sociale et spatiale du pays et redonner plein sens à la révolution.
Vaste et ambitieux programme.
Bon vent…
Mongi Lahbib