Tunisie: Protéger les droits des auteurs, libérer la création
Par Dr. Mahmoud Anis Bettaieb - en ces temps très difficiles pour la Tunisie, l’une des pistes pouvant aider à relancer l’économie et redonner confiance aux différents intervenants est à notre sens celle consistant dans le respect des droits des créateurs des créations des œuvres de l’esprit et dans leur encouragement.
La position géographique de la Tunisie, son appartenance au monde arabe comptant plus de 400 millions d’habitants parlant la même langue, la maitrise de la langue française et anglaise par une grande partie de sa population jeune et moins jeune, offrent des possibilités immenses pour la circulation des créations intellectuelles.
Le numérique permet de plus une facilité indéniable à la circulation de certaines œuvres mais aussi à la circulation de l’argent et donc des éventuelles rémunérations issues de l’exploitation des œuvres de l’esprit.
Par œuvres de l’esprit nous entendons toutes les créations littéraires et artistiques et essentiellement celles qui peuvent librement voyager grâce à l’outil numérique. Il peut s’agir de la musique, des films et autres créations audiovisuelles, des œuvres photographiques, théâtrales, … et j’en passe des exemples d’œuvres.
Aujourd’hui, on peut très bien créer des œuvres en étant installés chez soi quelque part en Tunisie et voir ses œuvres circuler partout dans le monde. Un jeune tunisien peut parfaitement vendre des œuvres photographiques, audiovisuelles, informatiques… sans avoir à prendre l’avion et à se déplacer à l’étranger.
L’Etat devrait prendre conscience de l’apport que peut représenter ce genre de création pour ses finances mais aussi pour sa visibilité comme destination touristique et culturelle.
Aujourd’hui, force est de constater que cette prise de conscience ne semble pas être de mise. Les « créateurs » ne sont souvent pas conscients de leurs droits pourtant protégés par la loi relative à la protection des droits de la propriété littéraire et artistique(1). Pourtant cette loi brasse large en protégeant «toute œuvre originale littéraire scientifique ou artistique quel qu'en soit la valeur, la destination, le mode ou la forme d'expression».
Et la loi dresse une liste énumérative d’œuvres qui peuvent être protégées par le droit d’auteur si elles sont originales. Parmi cette liste on peut citer celles qui peuvent facilement être exploitées à distance comme trouve les œuvres photographiques et les œuvres numériques, mais aussi les œuvres cinématographiques et scéniques(2).
La protection existe bel et bien mais dans la pratique les atteintes aux droits des créateurs sont nombreuses et l’encouragement de l’Etat est très timide voire inexistant.
I. les atteintes aux droits des créateurs des œuvres de l’esprit
Tout usage, tout empreint d’une œuvre protégée et tout acte portant atteinte aux droits moraux ou pécuniaires de l’auteur est interdit par la loi relative aux droits d’auteurs.
Force est de constater qu’en pratique, les atteintes sont plus que nombreuses. Il suffit de regarder les réclames à la télévision ou de les écouter à la radio pour se rendre compte des empreints sonores à des œuvres fort connues. Parfois même on assiste à une dénaturation de l’œuvre originale par le changement des paroles sans aucun respect des droits de l’auteur.
Souvent, il arrive que les atteintes aux créations intellectuelles ne revêtent pas la forme d’une atteinte au droit d’auteur et sont même l’œuvre de l’Etat. C’est par exemple le cas lorsque des administrations publiques n’ont pas respecté le droit d’un artiste calligraphe tunisien qui a vu ses œuvres qui devraient pourtant être exposées au vu du public d’une exposition internationale, « caché » dans des pièces fermés.
Un autre artiste photographe tunisien s’est vu « voler » ses œuvres photographiques et exploités par une autre société dans le même projet que celui qu’il devait concrétiser avec une émanation de l’Etat.
Les atteintes au droit d’auteur sont certes préjudiciables pour les créateurs et représentent un gain considérable aux contrefacteurs. Mais la vraie perte est celle que connaît une société qui n’encourage pas la création mais le vol. Une société qui dissuade la recherche et la création au profit du seul gain immédiat. Pourtant les débouchés sont considérables et il suffit de protéger et d’encourager la création pour ouvrir des débouchés et des marchés considérables aux créations de l’esprit.
Il n’est pas du tout dit que la Tunisie doit se contenter d’exporter l’huile d’olive et les dattes et plus récemment les câbles électriques. Au contraire, s’il y a une ressource intarissable c’est celle des créations de l’esprit.
II. la nécessité d’encourager les créations intellectuelles
Protéger c’est déjà encouragé. C’est dans ce sens qu’une application stricte de la législation relative aux droits de la propriété littéraire et artistique ne peut qu’encourager la création. A quoi bon créer si le premier venu peut usurper nos créations.
Dans ce sens il faudrait probablement revoir la formation des magistrats et penser à créer des pôles en charge de la protection du droit d’auteur. Laisser la compétence à tous les tribunaux de grande instance ne paraît pas être la bonne approche. On pourrait peut-être envisager la création de 3 ou 4 tribunaux compétents. Cette spécialisation juridictionnelle pourra hisser la compréhension de la matière.
L’Etat pourrait donner aussi l’exemple en imposant dans ses différents contrats et marchés publics l’origine des œuvres et en se retournant contre toute personne ayant utilisé une œuvre ne lui appartenant pas.
Les individus aussi devraient être conscients de leurs droits et ne pas hésiter à les faire valoir.
Souvent on pense que local, or les œuvres de l’esprit comme nous l’avons relevé plus haut voyagent facilement grâce au numérique notamment. La protection et la mise en valeur des créations n’a pas pour seul objectif le territoire national mais un territoire bien plus grand.
Voltaire avait écrit qu’ « Un parfait gouvernement est celui où toutes les parties sont également protégées. » Protégé les créateurs assurera en plus des avantages directs et indirects au pays dans son ensemble.
Dr. Mahmoud Anis Bettaieb
Docteur en droit privé, avocat
(1) Loi n° 94-36 du 24 février 1994, relative à la propriété littéraire et artistique.
(2) L’article 1e de la loi dresse la liste suivante « - (…)
- Les œuvres écrites ou imprimées telles que les livres, brochures et autres œuvres écrites ou imprimées;
- Les œuvres créées pour la scène ou pour la radiodiffusion (sonore ou visuelle), aussi bien dramatiques et dramatico-musicales, les chorégraphies et les pantomimes ;
- Les œuvres photographiques auxquelles sont assimilées, aux fins de la présente loi, les œuvres exprimées par un procédé analogue à la photographie ;
- Les œuvres cinématographiques, auxquelles sont assimilées, aux fins de la présente loi, les œuvres exprimées par un procédé produisant des effets visuels analogues à ceux de la cinématographie;
- Les œuvres exécutées en peinture, dessin, lithographie, gravure à l'acide nitrique ou sur bois, et autres œuvres du même genre; les sculptures de toutes sortes ;
- Les œuvres exprimées oralement, telles que les conférences, allocutions et autres œuvres similaires.
- Les œuvres numériques.