Des jeunes de 7 à 77 ans au Festival du Printemps de la Bande Dessinée à Sfax
Par Arselène Ben Farhat - Alors que la ville de Sfax est envahie, depuis plus de huit mois, par les ordures et les déchets générant une atmosphère nauséabonde et une situation intenable pour les habitants, la septième édition du «Festival du Printemps de la Bande Dessinée» qui a eu lieu au mois de mars 2022 sous la direction de M. Hédi Megdiche apparait comme une belle éclaircie.
En effet, cette manifestation a permis d’animer la ville de Sfax et de créer une atmosphère de bonne humeur, de jeux, de partage et d’échanges dans les différents espaces de la capitale du sud: la Médina, Fondok Hadadine, le Complexe Culturel Mohamed Jamoussi, Dar Baya, la Foire du livre pour enfants, la Maison de France etc. Des jeunes de 7 à 77 ans selon les mots d’Hergé («Tintin», 1er mai 1948, numéro 18, p. 13) ont été invités à participer à de multiples activités culturelles et artistiques.
C’est ainsi qu’on a organisé, à la Médina de Sfax, «une chasse au trésor» afin de conduire les enfants et les adolescents à découvrir les richesses du patrimoine culturel et historique de la Médina, ses murailles, ses remparts, ses vieux édifices et ses portes gigantesques comme Bab Jebli ou Bab Diwan. Plusieurs jeux éducatifs ont été animés par Zahar Kammoun, photographe et médiateur touristique et une fresque murale a été réalisée grâce à l’aide de Virgino Vona, auteur de BD et artiste italien.
Cependant, ce qui a attiré le grand public, c’était les divers ateliers d’exercices, d’apprentissage et d’exposition en bande dessinée, gravure, calligraphie, dessin, photographie, infographie, coloriage, modelage, conte, scénarisation, analyse filmique, lecture, Kamishibai, marionnettes, cosplay, etc. Tous ces ateliers ont été animés par des invités français, belges, italiens et par des artistes, des enseignants et des étudiants tunisiens et se sont déroulées en plein centre de la Médina au Fondok Haddadine, tout près des grands marchés et donc proches des gens qui viennent d’habitude y faire leurs courses et qui se trouvent conduits à découvrir le projet bédéiste et à y participer ! L’idée est de dynamiser notre ville à travers des animations ludiques et originales.
Toutefois, on ne s’est pas contenté de jeux, d’ateliers, de création et d’invention de Bande Dessinée. On a voulu amener les gens à réfléchir sur le statut et les fonctions de l’art dans notre vie d’aujourd’hui. C’est pourquoi deux tables rondes ont été organisées. La première a porté sur « l’Art-thérapie » avec la précieuse participation d’éducateurs, de psychologues et de psychiatre psychothérapeute, comme Wassim Sellami, Najoua Jaber, Mahmoud Salem et Majdouline Borchani. Les débats et les échanges ont permis de noter qu’après une période de stress déterminée par la crise sanitaire du covid, «l’art thérapie» est très utile. Il correspond à un processus qui assure à une personne en difficulté, un dialogue avec soi,une auto-analyse centrée sur l'expression des hantises, des émotions et des conflits intérieurs qui sont souvent refoulés.La création artistique les dévoile et engendre une libération rapide de la détresse et du coupune transformation de soi par soi.
La deuxième table ronde a été consacrée à des témoignages d’artistes, d’écrivains et d’enseignants passionnés des bandes dessinées et de l’art. Ces tables rondes qui ont eu lieu pendant les après-midis à la Mairie et à la Maison de France de Sfax ont suscité des échanges très riches et des débats intéressants sur la bande dessinée. Est-elle un simple moyen de distraction ou un moyen d’apprentissage efficace ? Comment peut-elle jouer un rôle thérapeutique chez les enfants et les adolescents en difficulté ? Pourquoi est-elle considérée par certain comme un neuvième art et par d’autres comme un mauvais genre, une production paralittéraire destinée à la consommation ?
En présence d’auteurs de bande dessinée, d’éducateurs, d’élèves, d’étudiants, de chercheurs universitaire et de parents, la table ronde animée par Arselène Ben Farhat et consacrée à «des Paroles de bédéphiles, témoignages d’ici et d’ailleurs» a été un moment exceptionneld’émotion intense et collective. Monsieur Hédi Megdiche, le directeur du Festival du Printemps de la Bande Dessinée a demandé à cinq tunisiens et étrangers passionnés des BD de repartir vers leur passé et de fournir leur témoignage de bédéphiles en évoquant leur premier contact avec les bandes dessinées. Comment ont-ils eu un premier contact avec la bande dessinée? Comment ont-ils réagi face aux multiples sollicitations de ce type de texte? Comment ont-ils vécu les aventures narrées? Quels sont effets des héros de ces récits? Admiration, distanciation ou rejet? Est-ce qu’ils ont été des consommateurs passifs ou des lecteurs intéressés et actifs? Ont-ils été encouragés par leurs parents à les lire?
L’animateur de cette table ronde, Arselène Ben Farhat, a accepté de donner son témoignage de bédéphile et d’être ainsi le premier intervenant. Selon lui, les bandes dessinées comme «Zembla», «Kiwi», «Blek», «Akim», «Rodéo», «Ombrax» et « Astérix » ont joué un grand rôle dans ses rapports avec les livres et ont suscité en lui le désir et le plaisir de lire. Mais comme il ne maitrisait pas encore le français étant encore jeune, il se limitait d’abord à regarder chaque image de chaque case en elle-même, pour elle-même dans son immobilité comme si c’était une toile de peinture: les couleurs, les formes, le jeu de plans, le profil des personnages et les multiples paysages le fascinaient. Ensuite, il regardait la succession des images: la relation que chaque case entretenait avec toutes les autres, et en particulier avec celle qui la précédait et celle qui la suivait donnait naissance à un récit que construisait l’animateur encore enfant à l’époque. Il arrivait à devenir créateur à partir des images l’aventure grâce à la succession des dessins et des images. La lecture des BD était pour lui plus qu’un moment de plaisir, c’était une vraie rupture avec le réel, une plongée dans l’irréel, dans l’imaginaire ainsi qu’une expérience qui lui donnait envie d’apprendre le français pour qu’il puisse lire et comprendre les divers types de textes contenus dans les bulles.
Toutefois, ce rapport avec la bande dessinée a été rompu brutalement au lycée. Pour les enseignants de l’époque, pas question de laisser les élèves lire ces « illustrés ». Les dialogues sont trop familiers, populaire, voire argotique. Les images sont trop violentes et ne respectent pas la morale établie. Thierry Groensteen, théoricien du neuvième art, affirme que «lorsque les mots "bande dessinée" apparaissent dans la presse, c'est bien souvent comme repoussoir, à l'occasion de comparaisons dévalorisantes qui viennent presque automatiquement sous la plume de certains critiques de cinéma ou de télévision pour stigmatiser la médiocrité de tels films ou programmes. Cette forme insidieuse de dénigrement est aussi très fréquente, bien entendu, chez les intellectuels ayant tribune ouverte dans les médias.» (Un objet culturel non identifié, Angoulême: Éditions de l’An 2, 2006).
De telles accusations ne sont pas bien sûr fondées. Elles se réfèrent à des préjugés et à une volonté de considérer que seuls les grands auteurs, Victor Hugo, Hector Malot, Alphonse Daudet, Guy de Maupassant, etc. méritent d’être lus. On accorde de l’importance la primauté au texte, au détriment de l’image qu'on méprise le plus souvent. Heureusement, une telle vision trop archaïque a été aujourd’hui abandonnée. La bande dessinée est plus qu’un divertissement, c’est également un moyen d’apprentissage et de culture. Par sa forme spécifique reposant sur des codes à la fois écrits et visuels, elle permet à tous les jeunes de devenir de véritables lecteurs.
Les autres intervenants à la table ronde ont confirmé ce point de vue. Michela Castiello d’Antonio est Coordinatrice du pôle développement, au sein de "Terre d'asile, Tunisie". Au début de sa prise de parole, elle signale que son projet s’inscrit dans le cadre du «Programme d’appui à l’automation et à l’inclusion des populations» en partenariat avec le « Comité Européen pour la Formation et l'Agriculture» qui est une association à but non lucratif soutenue par l’Union Européenne en Tunisie. Dans son témoignage de bédéphile, Michela Castiello d’Antonio souligne l’importance du rôle des bandes dessinées comme un moyen de formation des émigrés. Elles leur permettent également de prendre conscience de leurs droits et de leurs devoirs. Pour réaliser son projet, elle a lancé à Sfax «un village créatif de la bande dessinée» où 14 participants tunisiens et étrangers ont été encadrés par Hedi Megdiche et Abdessattar Rekik ainsi que par des artistes, des experts en BD. Ces14 participants ont créé, pendant quatre jours (25-28 février), diverses planches de bande dessinée sur le thème: «Un autre regard sur la migration». Chacune de ces planches narre le récit douloureux d’un émigré, évoque un rêve brisé et représente un voyage vers la mort.
Michela Castiello d’Antonio signale que le but d’une telle initiative est double : lutter contre la discrimination et les injustices que subissent les émigrés et sensibiliser les gens à la nécessité de respecter et d’aider ces personnes qui sont en situation de détresse.
Michela Castiello d’Antonio remercie Hédi Megdiche d’avoir permis l’exposition de ces planches au Festival Printemps de la Bande Dessinée à Fondok El Haddadine. Des centaines de visiteurs ont pu contempler les œuvres et avoir un très riche échange avec les jeunes artistes sur l’émigration, la discrimination, la tolérance, la justice, etc. Cette exposition «Un autre regard sur la migration» serait présente au musée de l’archéologie de Sousse et dans d’autres régions tunisiennes.
Le témoignage de la troisième intervenante à la table ronde, Soumaya Hilali, a porté sur ''La bande dessinée dans l'apprentissage du français''. Elle a souligné la passion des jeunes tunisiens pour la bande dessinée malgré les profondes transformations survenues dans le champ culturel et la place privilégiée des nouveaux moyens d’information. Etant professeur de français au lycée Tahar Sfar à Mahdia, Soumaya Hilali va tirer profit de l’engouement des élèves pour l’image et l’illustré et va exploiter la bande dessinée en classe en tant que moyen efficace d’apprentissage de l’écrit et de l’oral. Mieux encore, elle va utiliser la bande dessinée comme un moyen de sensibilisation et de lutte contre l’injustice comme l’a fait Michela Castiello d’Antonio. Pour atteindre cet objectif, Soumaya Hilali va animer au lycée un «Club de multimédia» et va encourager son élève, Sirine Brahem, une passionnée de littérature et deux de ses camarades, Hassen Hmida et Islem Khelifi, à écrire un récit, à l’illustrer et à le publier. Le titre choisi «l’oiseau de la liberté» condense le projet des jeunes auteurs. Il s’agit de narrer le récit émouvant de la jeune pakistanaise Malala Yousufzai que les Talibans pakistanais ont tenté de tuer à son retour de l’école. Elle est devenue le symbole de la lutte pour l’éducation des filles et pour la tolérance et a donc bien mérité le prix Nobel de la paix.
Soumaya Hilali manifeste sa fierté d’avoir amené ses élèves à écrire des récits et d’avoir développé leur potentiel. Pour elle, la bande dessinée doit avoir une place importante dans la vie des jeunes en tant que médium culturel et psychologique.
Les deux derniers intervenants à la table ronde, Virginio Vona et Sabri Kasbi, sont des invités d’honneur au Festival du Printemps de la Bande Dessinée de Sfax. Ce sont deux auteurs de BD connus en France et en Belgique pour la richesse de leurs œuvres.
Virginio Vona fournit son témoignage de bédéphile en évoquant son parcours: il est né à Rome en 1969 et depuis son enfance, il a eu, grâce à son frère, le grand artiste, Giovanni Vona, une passion pour la bande dessinée de différents genres. Il lui a permis de découvrir des auteurs de BD italiens comme Andréa Pazienza, Stefano Tamburini, Taninoliberatore, Guido Crepax et bien d’autres. Cependant, le héros de bande dessinée italienne qui l’a le plus fasciné et marqué est Tex Willer, créé en 1948 par Giovanni Luigi Bonelli pour le scénario et Aurelio Galleppini pour le dessin. Plus tard, il entreprend des études dans une école de graphisme en communication à Rome. Ensuite, il poursuit son apprentissage à l'école de bande dessinée «Comics international» à Rome, puis à l'Institut d’art «San Giacomo». Il va donc réaliser son rêve en rejoignant différents instituts d’art où il va non seulement apprendre les ficelles du métier, mais connaitre de grands artistes en BD, Dino Caterini et Pino Rinaldi.
C’est en 2006 que Virginio Vona choisit sans hésitation d’être un auteur de Bande dessinée. Il sait que ce métier n’est pas facile. Il nécessite du talent, de l’habileté, de l’imagination, de la patience et de la persévérance. Virginio Vona est fier d’avoir surmonté toutes les difficultés et d’avoir pu être non pas un simple dessinateur au service d’un scénario mais un créateur. Il invente des récits de sciences fiction et de cyber punk qui reflètent sa perception ironique de la société et crée un personnage de bande dessinée nommé "Fenice" qu’on retrouve dans plusieurs albums.
La dernière intervention à la table ronde est celle de Sabri Kasbi dont le père est tunisien et la mère belge. Son parcours ressemble à celui de Virginio Vona. En ce sens, il a suivi d’abord des cours d'arts plastiques à l'Institut Saint-Luc de sa ville natale de Mons. Ensuite, il a assistéà des cours de bande dessinée comme ceux de Gérard Goffaux. Après une longue formation, il a choisi de travailler dans le domaine de la bande dessinée en publiant des albums comme «Pirates et gentlemen», «Abdo Rimbo», «Le Roi de la mer», et se consacre de 1993 jusqu’en 2016, à l’enseignement du neuvième art à l’Institut d’enseignement de promotion sociale de Jemmapes (Belgique).
Certes la bande dessinée est un art qui nécessite du talent et de l’imagination, mais l’enseignement de Sabri Kasbi à un double objectif: donner une vision claire et complète du processus de création d’une bande dessinée et aider le public intéressé à s’exprimer de manière personnelle et originale à travers le neuvième art.
En conclusion, nous remarquons l’ambition de ce «Festival du Printemps de la Bande Dessinée» est de déclencher d’une part un processus de création et de production des divers genres de bande dessinée grâce à de multiples ateliers et de susciter d’autre part des débats et une réflexion sur le neuvième art grâce aux tables rondes. Dans les deux cas, il est clair que la bande dessinée se situe au croisement du divertissement, de la pédagogie et de l’art. Elle constitue du coup,pour le grand public, un espace où peut s’épanouir aisément la liberté de pensée et de parole. On peut se demander s’il est possible de tirer profit de ce «Festival du Printemps de la Bande Dessinée» qui a lieu chaque année à Sfax au cours des vacances scolaires et universitaires de mars et de créer à Sfax un "Centre de la bande dessinée"comme celui du «Centre national de la bande dessinée et de l’image, d’Angoulême».
Arselène Ben Farhat