Fuite des cerveaux: ailleurs, ce n’est pas le paradis non plus
Par Ridha Bergaoui - La question de la fuite des cerveaux n’a cessé d’être d’actualité. Médecins, ingénieurs et informaticiens sont très recherchés par les recruteurs étrangers. Nos diplômés sont très appréciés pour leurs compétences et leur savoir-faire. Le génie tunisien s’exporte bien.
Des milliers partent chaque année et leur nombre ne cesse d’augmenter. Des jeunes diplômés, des cadres plus expérimentés, des techniciens hautement spécialisés et des enseignants du supérieur sont de plus en plus nombreux à partir exercer dans les pays occidentaux ou dans les pays du Golfe.
Un phénomène mondial
La fuite des cerveaux est un phénomène mondial. Tous les pays, même les plus évolués s’en plaignent. Les Africains émigrent vers les pays du Nord, les Européens s’en vont vers l’Amérique, l’Asie…
Du fait de la proximité avec l’Europe et pour des raisons historiques évidentes, les ressortissants des pays du Maghreb partent exercer surtout en France. Les pays qui accueillent ces diplômés, profitent de ce cadeau béni qui leur tombe du ciel et pour lequel ils n’ont payé aucun sous. Certains pays ont mis au point toute une stratégie, des méthodes et des procédures spéciales pour attirer les jeunes diplômés. Mondialisation et concurrence obligent, les entreprises ont à leur tour inventé des stratégies pour la chasse des compétences et le recrutement des talents.
A la longue, la perte de ces compétences peut devenir, pour le pays d’origine, une véritable hémorragie qui le saigne, le prive de ses compétences et l’empêche de réaliser ses plans de développement.
Un système éducatif qui favorise la fuite des cerveaux
En Tunisie, le système des collèges et des lycées pilotes est synonyme de formation de nos élites. Les élèves les mieux accompagnés (pas forcément les plus intelligents) ont toute leur chance d’y accéder et d’obtenir au bout de leur scolarité un baccalauréat avec mention. Ces élèves vont accéder par la suite aux études médicales et d’ingénieur. Une grande partie de ces diplômés sera par la suite candidate à l’émigration.
Les diplômés de certains établissements universitaires étatiques, comme l’INSAT, créés grâce à la coopération Française, ainsi que des établissements privés (des antennes d’universités françaises) sont de candidats potentiels à l’émigration. Ces prestigieux établissements universitaires forment « clé en main » et gratuitement de hautes compétences (surtout dans le numérique et en informatique) pour le marché français.
Pour faciliter l’insertion de leurs diplômés dans les marchés du travail français, canadien et même allemand, ils offrent t à leurs étudiants, dans le cadre de conventions de partenariat avec des Instituts et Ecoles étrangères, la double diplômations ou un enseignement en alternance.
Enfin, d’autres élèves visent, dès leur jeune âge, une carrière à l’étranger et passent le baccalauréat français ou s’inscrivent dans un lycée français ou qui dispense un programme français.
Des motivations diverses
Chacun a sa raison pour vouloir partir et s’installer ailleurs. Pour certains, le chômage est le facteur déterminant. Pour d’autres, les conditions matérielles (bas niveau des salaires, inflation et dégradation du pouvoir d’achat) et la, qualité de vie (transports, santé, environnement, tracas administratifs, corruption…) sont des raisons souvent invoquées. Enfin il y a ceux qui cherchent de meilleures conditions de travail et d’épanouissement professionnel et la reconnaissance de leurs efforts et compétences.
De nombreux jeunes médecins fuient le pays depuis la révolution en raison du manque de considération et de l’insécurité et violences répétées dans les hôpitaux. Ces violences, menées par parents de certains malades, font suite à des soins qu’ils jugent mauvais ou insuffisants.
La situation de crise que connait le pays et l’absence de perspective ont aggravé la situation et ont accentué l’exode de nos compétences.
Pour certains, s’expatrier n’est plus un choix mais une nécessité, un projet de vie. Certains parents y pensent dès la naissance de leurs enfants en leur attribuant des noms modernes, un peu neutres. Ils essayent ainsi de leur donner toutes leurs chances d'intégration, si jamais ils iront s’installer à l’étranger.
Le chemin de l’émigration est plein d’embûches
Médias et politiciens parlent souvent de perte des ressources humaines nationales, de fuite des cerveaux, des dommages pour le pays… Presque personne ne parle des sacrifices de ces jeunes qui partent réaliser un rêve et qui mènent un vrai combat pour se faire une place dans un pays étranger pas toujours très accueillant, non sans risques, ni embûches.
Quitter le pays et s’installer ailleurs est une véritable aventure, pas du tout facile, qui exige du courage, des compétences et beaucoup de sacrifices. Quitter sa zone de confort, le cocon familial, son pays natal pour s’installer dans un pays dont les valeurs et coutumes sont différents, nécessite beaucoup de courage et de la détermination en ne comptant que sur soi-même et un peu sur ses parents.
1/ Le visa, un véritable examen, pas facile à réussir
AObtenir un visa n’est pas une mince affaire, c'est un vrai parcours du combattant. Préparer le dossier avec toute la paperasse allant de l’extrait de naissance aux diplômes, aux bulletins de paie des parents, des relevés bancaires et d’autres données personnelles, billet d’avion… un vrai casse-tête. Il faut justifier les raisons du séjour, avancer les conditions d’hébergement et justifier des moyens de subsistance suffisants. Prendre rendez-vous, faire la queue, passer des tests, perdre du temps à la municipalité pour avoir des copies conforme ou des extraits de naissance…
Les frais de constitution et de traitement du dossier se chiffrent à plusieurs centaines de dinars. Il n’est pas rare de se voir refuser le visa et de repartir de zéro pour constituer un nouveau dossier et payer des frais de nouveau.
C'est un exploit. Un grand examen.
2/ L’hébergement, un vrai casse-tête
L’hébergement est certainement un des défis les plus importants auxquels est confronté le candidat à l’émigration. Certains peuvent compter sur de la famille installée à l’étranger. Ce n’est généralement que du dépannage et pas toujours possible connaissant les difficultés de se loger dans les pays étrangers et l’exiguïté des logements.
Pour disposer d'une petite chambre (d’une dizaine de m²), surtout dans les grandes villes européennes, il faut galérer et surtout avoir un budget conséquent (compter quelque 2000 euros, avec un loyer mensuel de 700 à 800 euros et les charges en plus).
On vous demandera également un garant et on vous fera subir un long questionnaire sur vos origines, vos moyens financiers pour voir si vous êtes solvable et vous devez attendre sur une liste d’attente.
Bien sûr vos origines, votre apparence et votre façon de vous habiller, votre façon de parler et de vous comporter sont pris en compte par le propriétaire ou l’agence de location. Il faut compter également les frais d’agence, les assurances, la caution, l’inventaire pour avoir enfin le contrat de location. C’est vraiment du sérieux.
3/ Arracher un contrat de travail
Obtenir un contrat de travail est un préalable pour régulariser sa situation et avoir sa carte de séjour. Certains partent déjà avec une promesse de recrutement et sont passés en Tunisie soit par des agences de recrutement soit en comptant sur eux-mêmes et après avoir effectué de nombreuses demandes, déposé des CV et effectué des tests en ligne.
Certains sont recrutés sur place par des cabinets spécialisés, des chasseurs de têtes ou via des sites Internet. Il y a également ceux qui obtiennent leur contrat de travail tout en se trouvant en France, après le changement du titre de séjour.
Pour les médecins docteurs, la réussite au concours d’équivalence (ou épreuve de vérification des connaissances) est indispensable pour pouvoir exercer légalement si non on risque de se retrouver à effectuer des gardes et de petits boulots.
4/ Le coût de la vie
Les salaires sont motivants (2 000 à 3000 euros/mois), comparés à ceux pratiqués en Tunisie. Il faut noter que le SMIG en France est actuellement de 1300 euros net alors qu’il est d’environ 400 dinars (soit 120 euros). En réalité ce n’est qu’un leurre. Tout d’abord les salaires semblent élevés parce que la monnaie locale (notre dinar) est largement dépréciée et subit régulièrement des dévaluations (1 euro s’échangeait le 5 novembre 2010 à 1, 9 dinar, il est actuellement à 3,3 TND).Par ailleurs la vie est relativement trop chère, les transports, la nourriture, un sandwich, un café, un billet de cinéma, les abonnements (Internet-téléphone…), l’habillement… Tout est très cher.
Pour un jeune il faut compter pas moins de 1500 euros/mois pour vivre correctement, loyer compris.
5/ Les difficultés de tous les jours
Cela commence avec le climat. Dans les pays du Nord, il fait généralement froid et dur. La pluie et le vent sont de tous les jours. Le soleil est rare. La neige et le givre en hiver rendent la vie encore plus difficile pour ceux qui sont habitué à notre climat, toujours ensoleillé.
Les contacts humains sont difficiles. Chacun pour soi. En raison de la montée du terrorisme ces dernières années, les Tunisiens, et les arabes d’une façon générale, jouissent d’une mauvaise réputation et beaucoup s’en méfient.
Porter un nom à connotation arabe et avoir le teint un peu bronzé ne sont pas des atouts à valoriser. Les jeunes femmes qui portent le voile ne sont pas toujours bien accueillies. Pratiquer ses devoirs religieux est parfois difficile (faire ses prières, célébrer ses fêtes religieuses, ne pas boire d’alcool ou consommer du porc…). Promotion et carrière professionnelle et même le salaire dépendent en partie de vos origines. De nombreux compatriotes se plaignent d’être sous-payés et même exploités comparés à des cadres du pays de même compétence.
Nos jeunes émigrants sont amenés à s’isoler, limiter leurs contacts et leur vie sociale et parfois se couper de leur environnement. Les moyens financiers limités sont des raisons supplémentaires pour expliquer ce repli sur soi et sa communauté.
Même les relations avec les officiels du pays (ambassades, consulats) restent sommaires. On s’y rend généralement par obligation, seulement pour renouveler sa carte d’identité ou son passeport.
Le problème est encore plus grave pour la deuxième génération et les parents parfois se posent des questions sur l’avenir de leurs enfants surtout pour les filles. Certaines familles conservatrices se demandent s’il faut autoriser leurs filles à se marier avec un non musulman.
Régulièrement des vagues de racisme, de xénophobie refont surface à l’occasion d’un attentat ou comme argument lors des campagnes des élections de la part d’une partie importante de l’extrême droite. En France, la dernière élection présidentielle a montré que l’extrême droite est en train de progresser et la candidate du Front national, Marine Le Pen a obtenu 41,5 % des voies alors que la même candidate et face toujours à Macron, elle n’avait obtenu que 34% des voies en 2017.
L’émigration, un véritable défi pour le pays et pour nos compétences
Le départ de l’élite tunisienne et la fuite des cerveaux représentent une perte sèche pour la communauté nationale surtout que les formations les plus concernées par l’exode reviennent très cher à la communauté. Cet exode commence à se faire sentir chez certains recruteurs qui ne trouvent plus sur place des candidats surtout dans le domaine de l’informatique et des nouvelles technologies. Cette émigration représente un handicap pour l’investissement, la création de projets, le développement et la croissance économique du pays. C’est une perte pour le pays d’autant que la plupart de nos émigrés obtiennent la double nationalité, ont des enfants français et ne reviendront plus vivre en Tunisie.
Prendre la décision d’émigrer et s’installer ailleurs n’est pas facile. Les jeunes qui ont fait leurs études dans les pays d’accueil et qui ont passé des années dans ces pays sont probablement mieux préparés pour continuer à vivre dans ces pays. Un jeune tunisien fraichement diplômé trouvera de grandes difficultés pour travailler, vivre et s’installer dans ces pays. Certains n’arrivent pas toujours à s’intégrer, souffrent de solitude, ont le mal du pays et finissent par revenir, au bout de quelques années seulement, alors qu’ils sont salariés et ont tous leurs papiers en règle. Pour pouvoir réussir, ces jeunes ont fait preuve de beaucoup de courage, de volonté et de motivation.
Face à la gravité de la situation, les autorités ne réagissent pas. Elles donnent même l'impression qu’elles favorisent l’exode en pensant qu’il s’agit là de sources d’emplois et un possible entré de devises. Il semble également qu’un projet de loi est en cours de préparation pour interdire aux binationaux d’occuper des postes de haute responsabilité en Tunisie (Ministre, PDG d’entreprise nationale…). Ceci va priver la Tunisie d’un important vivier de compétences internationales. Il ne faut surtout pas mettre en doute le patriotisme de nos concitoyens dont l’amour du pays ne fait que grandir avec l’exil.
Les représentations diplomatiques (ambassades, consulats…) doivent faire plus d’efforts pour encadrer de plus près nos compatriotes à l’étranger pour maintenir le contact avec le pays.
On ne peut empêcher les gens de partir. La mobilité est un droit humain autant que la santé ou l’alimentation. Afin de retenir nos diplômés, il faut réhabiliter la place des compétences dans notre société, leur accorder plus d’attention, un salaire plus attractif et de meilleures conditions de travail. Malheureusement, j’ai peur qu’il ne soit trop tard et que l’hémorragie ne fera que s’aggraver contribuant ainsi à la faillite du pays.
Ridha Bergaoui