Abdeljelil Karoui: En traversant les «Quatrains en déshérence» de Abdelaziz Kacem (1)
C’est pour moi un plaisir et un honneur d’entrevoir avec vous quelques trésors d’une œuvre qui est sans doute la quintessence de ce que l’auteur a déjà réalisé de plus beau, de plus attachant et aussi de plus redoutable pour la piétaille, pour la tourbe et les tartuffes de tout poil.
Je ne lui ferai pas l'injure de le présenter, je m’arrêterai juste un moment sur ses traits les plus marquants. C'est d'abord un homme des deux rives et comme il se plaît à le dire, il est poète bilingue, possédant «une langue mère et une langue nourrice». Cette posture, entre deux entités, deux langues et deux civilisations, lui a valu une double notoriété dans sa matrice orientale et dans le ponant, sa matrice d'adoption.
Il eût désiré se consacrer corps et âme à la poésie, comme certains grands poètes touchés par la grâce, ce qu'il appelle «la vraie vie», mais les contraintes matérielles pour se sustenter et satisfaire d'autres besoins élémentaires en ont décidé autrement. Toutefois, il eut l'heur de participer en Belgique, en septembre 1970, à la «Biennale Internationale de la Poésie». Et depuis, il a pris une part à ces biennales où se retrouvent quelque trois cents poètes du monde entier. En 1994, il a eu l'honneur d'être le mentor d'une biennale consacrée à l'amour. Il est même devenu membre du conseil d’administration de cette institution et mieux encore Président d'honneur en remplacement de Léopold Senghor, décédé.
À la question de savoir si la poésie doit être moderne Abdelaziz Kacem répond par une pirouette, car ce qui l’inquiète surtout, c’est l’avenir de ce genre littéraire. La révolution numérique serait-elle fatale pour Apollon? À cette question lancinante qui hante l’esprit de quelques-uns, il oppose un credo intime doublé d’une ardente volonté pour qu’il n’en soit pas ainsi: «Je crois aux mots, j’ai foi en la littérature.»
Abordons sans plus tarder le recueil, le titre est déjà un signal. En effet, n'accède pas qui veut aux arcanes de la poésie. C’est un espace éthéré, volatile, subtil que les multitudes ne sauraient approcher et encore moins appréhender. Cet espace est une manière de club hanté par une aristocratie intellectuelle faite de poètes et de ceux qui, avec eux, sont en communication extatique.
Montrer patte blanche pour y accéder ne veut pas dire que par un acte d'ostracisme tous les profanes en sont exclus. Ceux-ci savent d'eux-mêmes que le culte du verbe exige que, quand on y officie, on doit être détenteur de quelques clés qui aident à partager l'acte poétique. En effet, celui-ci n'est jamais œuvre close et définitive, il est plus que jamais à compléter, à ajuster, à apprécier, à savourer par l’auditeur ou le lecteur expert émérite dans l’art de l’évaluation des mots.
Cette race de lecteur est tel un joaillier qui, muni de sa loupe, fort d’une longue expérience, peut distinguer ce qui est de bon aloi et ce qui l’est moins, connaître le nombre de carats et savoir si telle pierre précieuse comporte un petit grain imperceptible qui en ôte l'essentiel de la valeur. Dans ce club, Abdelaziz Kacem appartient à la catégorie la plus noble de ceux qui produisent, mais aussi à celle qui juge et apprécie avec un savoureux sens du goût, souvent mâtiné d'humour.
Au fait, comme pour les métaux précieux, il est des poésies de différentes catégories. De la simple versification à la poésie la plus subtile et souvent absconse, en passant par la classique qui peut être explorée à volonté à travers les différents champs où elle s’exerce. Inutile de dire que faire œuvre de versification, ce n’est pas être poète, c’est tout juste respecter le nombre de pieds et composer à grand renfort d’un dictionnaire de rimes. La véritable poésie, c’est ce génie à susciter des métaphores propres à nous plonger dans des ailleurs nouveaux et fascinants. On peut la trouver si l’on s’en tient au domaine français, aussi bien chez les grands poètes de différentes époques tels que Marot, Ronsard, d’Aubigné, Musset, Lamartine, Hugo, que dans la prose de certains écrivains tel que Zola dans «l’Assommoir», par exemple où les métaphores d’un registre populaire fusent dans chaque détour de phrase, sans préjudice d'un Baudelaire dont les poèmes en prose ne le cèdent en rien aux autres.
Abdelaziz Kacem est-il poète surréaliste? Quoique appréciant au plus haut point Louis Aragon, il est difficile de le dire. Il aime sans doute chez Aragon son franc engagement et sa vie de militant de concert avec Elsa Triolet, il apprécie son culte voué à l’amour et bien sûr ses atomes crochus avec la civilisation de l'Islam, dans certaines de ses manifestations cristallisées par l'amour courtois en terre andalouse, et qui seraient à l'origine de la poésie des troubadours.
Être grand admirateur du surréaliste Aragon ne veut pas dire adhérer à l’esthétique de ce mouvement. Abdelaziz Kacem est à mille lieues de l’écriture automatique où seraient bannies les constructions logiques. Nous savons ce que les laborieuses élucubrations lui en coûtent, quand il est aux prises avec l’acte d’écrire. Nous savons tout aussi bien son attachement à la poésie classique tant arabe que française. Disons que son recueil relève d’une poésie participant de toute une culture approfondie, faite d’une belle symbiose où s’associent et se conjuguent harmonieusement deux civilisations, se déployant à travers les âges: Mythologie et histoire gréco-romaine, Moyen-âge, Renaissance, siècle des Lumières, siècle de la machine à vapeur et âge du numérique, mais aussi poésie antéislamique, âge d’or de la littérature et de la traduction à Bagdad, rayonnement de la civilisation andalouse, Renaissance arabe au XIXe siècle en Égypte et au Liban.
S’aviser de cerner et encore plus définir la langue de notre poète serait une bien prétentieuse entreprise. N’a-t-on pas dit du classicisme que c’est l’art de la litote, c’est-à-dire celui de dire peu pour suggérer beaucoup? Qui mieux que Racine incarne cette définition? Sa langue dépouillée à l’extrême (pas plus de 500 mots) a atteint, de l’avis de tous, le zénith du bien dire. Peut-on considérer que la langue de Abdelaziz Kacem est aussi simple et aussi claire? Sans doute que non. S’agit-il, à l’instar d’un discours romantique, d’une poésie flamboyante à souhait chargée de mille couleurs, chamarrée d’or et d'enluminures? Aucunement. Peut-être pourrait-on dire qu’il partage avec l’art classique l’aptitude à suggérer sans le dépouillement. Suggérer chez Racine par exemple obéit à une finalité esthétique essentielle. Chez Voltaire à des considérations sécuritaires liées à son engagement politique dans un espace strictement autoritaire. Mais cette contrainte, où ce que l’on lit entre les lignes vaut bien plus que ce que l’on dit expressément, a fini par devenir une véritable esthétique, portant la griffe de Jean Marie Arouet.
Disons enfin que tout en engrangeant un large patrimoine de divers horizons, soigneusement trituré, digéré, intégré, Abdelaziz Kacem nous a gratifié d’une manière et d’un style réputés modernes où prévalent une sensibilité et une musique qui sont siennes et où le message, quand message il y a, est implicite, discrètement chuchoté, rarement tonitruant. Ce qui implique une complicité du lecteur aux aguets pour décrypter à bon escient les clins d’œil non perceptibles pour un non averti. En effet, voguer dans les flots de l’imaginaire en bon compagnon du poète n’est pas donné à tout un chacun.
Abdelaziz Kacem est interpellé par les grands tels que Apulée, El Maarri, Dante, Voltaire, Massignon, Berque, Bourguiba et même Klibi. Sans doute, parce qu’ils osent défier un sacré où se mêlent moult bigoteries, ou parce qu’ils participent d’une sensibilité où sont imbriqués Orient et Occident, ou encore car ils sont d’ardents défenseurs de certains principes de justice et de liberté, dussent-ils en payer un amer tribut.
Ces différents traits nous les retrouvons savamment disposés à travers les Quatrains. Tantôt c’est tel trait qui prédomine et quelques autres accourent pour le renforcer en lui donnant couleur et relief. Tantôt c’est le poète qui interpelle directement l’écrivain qu’il admire pour lui demander un avis ou savoir ce qu’il eût fait aujourd’hui, lui dont la personne physique est dans on ne sait quel au-delà.
Tous les poèmes méritent qu’on s’y arrête, tant il est vrai qu’ils comportent chacun des trouvailles savoureuses autant, fruits d’élucubrations laborieuses, que d’une souplesse d’esprit prompt à saisir au vol les métaphores les plus inédites et souvent savamment filées.
Le temps qui m’est imparti m’impose hélas un choix drastique. Sélection sans doute arbitraire, mais dictée essentiellement, autant par une force d’impact que par l’interpellation de mon humble personne par de pensées et émois en rapport avec mon affect, mon expérience et ma culture.
Finalement quoique précieuse l’analyse des différents poèmes est impossible, tout un livre serait à écrire. Je m’en tiendrai donc aux thèmes de prédilection de l’auteur qui chapeautent souvent plusieurs poèmes, tantôt se suivant et tantôt en ordre dispersé.
Je commencerai par le thème de l’interpénétration des cultures. Conscient de son appartenance à deux cultures et à deux civilisations, le poète ne se fait pas faute d'illustrer cette cohabitation dialectique des cultures depuis l’Antiquité, à travers la mythologie et l’histoire. Nous pouvons citer parmi bien des exemples «Le prologue», «Aux portes de Cordoue» et «Une esquisse pour Carthage». C’est ainsi que dans «Le prologue» il annonce, d’entrée de jeu, la couleur concernant sa vocation ubiquitaire qui embrasse les deux rives en assumant allègrement toutes les contradictions, autant celles liées à la nature des choses que celles en rapport avec les vicissitudes de l’histoire. L’ubiquité a trait à l’espace Orient- Occident et au temps, passé et présent. Ne dit-il pas qu’il a pris bien des fois des chemins de traverse «vers Alep et vers les Hautes-Alpes». Même un espace unique ou une même personne sont un point focal de dualité sinon de contradiction. On le voit secourir un chrétien d’Orient (Siméon le Stylite) et vibrer de tous ses sens, face à l’Occident de l’Orient ou l’Orient occidental: l’Andalousie.
Le thème des affres du style est illustré par deux poèmes «Au bord des affres» et «L'impasse du dire». Ces poèmes révèlent au grand jour ce qu’il en coûte au poète pour recueillir «ce souffle infime dans l’éternité du dire». Il s’agit d’un accouchement sous un double signe, la souffrance et le miracle. Cet accouchement, quoique portant un fruit, n’a pas été précédé par l’intervention d’un quelconque partenaire. De même Socrate n’a pas eu besoin d’une femelle pour l’accouchement des idées, tout comme Marie pleine de grâce a pu se passer d’un mari pour enfanter Jésus. Si notre poète accouche au forceps de ses enfants-mots, le fruit de cette opération doit être heureux pour que la belle trouvaille soit justement savourée et adoptée par l’usage et entérinée par l’Académie s’il s’agit d'un néologisme. Témoins de la souffrance de l'auteur:
J'ai mille fois failli mourir en couches
Ah quel éreintement qu'une session
De mise en forme en saccadés ahans (Au bord des affres)
Et de sa solitude:
Certains soirs la tête est si lourde et en l'absence
D'un bras aimant dans cette alcôve à moitié vide (L'impasse du dire)
Le thème de l’impérialisme américain et ses conséquences est illustré par : «Quatrains pour Bagdad», «11 septembre» et «Hermès-Mercure à New York». L’auteur des «Quatrains pour Bagdad» ne peut maîtriser son angoisse à l’idée qu'est en jeu le sort d'un pays jadis carrefour de la science et des lettres et dont l’histoire remonte à la nuit des temps. Il ne saurait accepter que ce qui était un point focal de la civilisation fût devenu un point de mire pour l’annihilation d’un pays et d’une histoire.
Déchiré à vif, le cœur du poète frémit aux échos des noms qui frappent ses oreilles: Athènes, Bagdad, Ulysse, Sindbad, Aristote, Averroès. Tout ce monde peut-il ne plus se reconnaître, renier une empathie qui en a fait une même entité? La vocation de passeur du poète est en crise. D’abord par la piètre dégringolade de l’Orient et ensuite par la superbe et l’impitoyable cynisme de l’Occident particulièrement exacerbé chez l’Oncle Sam:
En ces temps où l'on peine à sonder son ego,
J'ai deux Moi à porter, sans visa, sans visage.
L'esprit piaffe en coursier atteint de vertigo.
Et l'étoile du Nord est, pour l'heure, hors d'usage.
À comparer ce poème «Quatrains pour Bagdad» au suivant «11 septembre», il est aisé de constater qu’il fait la part belle au premier et réduit à la portion congrue le second. Quoi d’étonnant quand on songe que quoiqu'atroce l'attaque des deux tours intervient un peu comme la conséquence d’une politique néfaste de crimes amoncelés et prémédités au Moyen-Orient et bien au-delà. Du reste, le poète associe, comme par une macabre ironie du sort, le 11 septembre à la même date, 28 ans auparavant où le criminel Pinochet occupait le palais de la Moneda où Salvador Allende se suicida, sous les bombes des putschistes manipulés par la CIA.
«Le pèlerinage à Ferney-Voltaire». Ce poème occupe la place symbolique du centre du recueil. Dans une conjoncture noire où les masses incultes sont manipulées volontiers par les détenteurs des pétrodollars pour en faire des marionnettes dansant selon l’air qu’ils veulent bien leur faire entendre, le poète a perdu sa fonction de mage et dans son désarroi, il interpelle le patriarche de Ferney.
L'infâme nous écrase où es-tu Patriarche
J'étais en Prusse à Postdam la royale
Je te cherche dans le bien-être
Et les soucis de Sans-Souci
Il y a là le rappel d’un épisode pas très agréable pour Voltaire. Invité par Frédéric II, roi de Prusse, il a vu la fin de son séjour assombrie par bien des humiliations essuyées avec beaucoup d’amertume. Tout le monde connaît les propos du roi empreints d’un grand cynisme: «On presse l’orange et on jette l’écorce». Et dire que naguère tandis que ce prince se piquait de composer des vers, c’était Voltaire qui, de bonne grâce, les corrigeait. Les soucis du Sans Souci, ce sont donc les déconvenues vécues par le philosophe dans le Palais Royal baptisé Sans Souci.
Le poète se plaint que du temps de Voltaire «Zadig pouvait au moins user de ses méninges», c’est-à-dire que l’islam était régi par la raison ou au moins le bon sens, alors que, «ex- citoyens du monde», les musulmans sont aujourd’hui en posture de déchus.
Le poème se termine par cette très belle strophe ou le poète préfère le génie teinté d’athéisme à l'ineptie enrobée de sacré:
Oui j'ai touché à leur sacré criminogène
Et qui guère ne vaut un seul vers sacrilège
De l'aveugle voyant d'al-Maara qui dit
Leur fait aux nuls des temps passés et à venir
Le thème le plus cher sans doute au poète est celui de l'amour et de la beauté abordé selon des angles divers où rivalisent agrément et passion. Nous pouvons noter une séquence où figurent: «Quatrains pour Psyché», «La Corbeille de Béatrice» et «La Sans pareille». Là le poète se place tantôt sous l’égide de la mythologie, matérialisée par «L'Âne d'Or», tantôt il rejoint «La Divine Comédie» pour partager le culte de Béatrice, l’égérie de Dante. Enfin il médite sur le sort d’une beauté immortalisée par le peintre Sandro Botticelli, il s’agit de Simonetta Vespucci (1453 -1476) dite La Sans Pareille.
«Quatrains pour Psyché» a pour source d’inspiration «Les métamorphoses où l’âne d’or» d’Apulée. Mais avant Abdelaziz Kacem, d’autres poètes ont exploité ce même thème. D’abord la Fontaine, aimant à butiner des fleurs là où il les trouve et plus particulièrement dans la pépinière orientale, il s’est avisé de broder sur ce même canevas où le prosateur relaye le poète dans un conte intitulé «Les Amours de Psyché et de Cupidon».
Après la Fontaine, Molière reprend en 1671, ce même thème à la demande de Louis XIV pour une tragédie-ballet. Pour être dans les délais, Molière appelle à sa rescousse Corneille. Le plan est conçu par Molière qui rédige le premier acte ainsi que la première scène des actes II et III. Sans doute, a-t-il fallu adapter le conte aux contraintes dramaturgiques. Les belles amours, dans ces contes, peuvent se perpétuer dans un Eden de rêve, à condition toujours que certaines interdictions soient respectées, c’est un peu la pomme qui a valu à Adam et Ève de descendre sur Terre.
Abdelaziz Kacem, à son tour, va voguer dans ces eaux où les ondes orientales et occidentales se mêlant, peuvent, au-delà des ressacs et des naufrages éventuels, générer les fruits de mer les plus succulents. À vrai dire, il y a plus qu’un hiatus entre le poème de Abdelaziz Kacem et son modèle initial. D’abord, parce qu’il y a loin entre un conte et un poème, fût-il le plus long du recueil. Ensuite, parce que la mythologie cède partiellement le pas à un univers où prévaut le monde réel, sans que pâtissent le moins du monde, merveilleux, rêves et poésie. Alors que chez Apulée la vedette était Vénus qui ne cessait de tourmenter Psyché qui lui faisait ombrage, chez Abdelaziz Kacem, c'est le poète en tant que co-amant avec le dieu Cupidon qui est omniprésent de bout en bout. Et celle qu’il vénère et idéalise pour en faire une déesse à des attributs souvent aux couleurs de l'Orient, elle est la princesse Boudour qui sort de chez Schéhérazade .
Un autre thème, que le poète ne cesse de traiter dans ce recueil et ailleurs, est la bigoterie rampante. Abdelaziz Kacem ne saurait se départir d’un royal mépris que lui inspire la bigoterie ancienne et moderne, apprêtée sous toutes les sauces. Quatre poèmes en font une cinglante peinture: «Quatorze siècles de réclusion», «Le wahhabite», «Le wahhabistan» et «Les séropositifs»
Sans discontinuer le poète poursuit de son humeur narquoise ceux qui se drapant de bigoterie font la sainte-nitouche. Il en dénonce les menaces souterraines et les effets pernicieux sur les petites gens. Aussi, quand besoin est, utilise-t-il tout un arsenal de quolibets et de brocards distillés avec finesse et à propos. Il s’en prend à l’accoutrement grotesque et ridicule de cette détestable engeance.
La cordelette enserre en double anneau sa coiffe.
Double zéro, préservatif contre-intellect.
Son ample et longue mante achève le folklore
Du Wahhabite astreint, lui-même, au port du voile. (Le wahhabite)
Quant à son aptitude à penser, elle se réduit à une obsession du sexe:
Et s'il vient à penser, c'est au harem qu'il songe.
Son gynécée exhale une pudeur obscène.
En tout mâle, il ne voit qu'un satané Priape.
Et toute femme est à ses yeux une béance. (Le wahhabite)
Enfin pour clore le recueil: «Une esquisse pour Carthage».
Ce poème est une manière de pathétique pèlerinage à travers les vicissitudes de l’histoire de Carthage, depuis sa prospérité où «la figue et la vigne rendaient si fou l’imprécateur Caton l’Ancien», jusqu’à son inexorable fin. Sur cette terre de Phénicie, l’auteur, marchant sur les brisées de Flaubert, entend «dérouiller son imaginaire» et méditer sur le sort de cette cité dont la glorieuse fondatrice avait inspiré Virgile et Berlioz et dont la destinée finale en dit long sur les aléatoires entreprises humaines, fussent-elles les plus grandioses.
Mais au-delà de la grandeur et de la décadence, Carthage a continué à rayonner à travers le monde méditerranéen par la pensée, la littérature et la théologie. Le poète se plaît à souligner que le fil qui, au cœur de la Méditerranée, la lie aux cités les plus florissantes, peut parfois se distendre, mais jamais se couper. Ainsi les ennemis d’hier peuvent se réconcilier par le levier le moins sujet aux lubies et caprices politiciens, la culture. Ce poème est en même temps un hommage à Chedli Klibi en qui le poète voit un modèle et un alter-ego digne d’accomplir un acte hautement symbolique avec son homologue, le maire de Rome: la signature de la paix en bonne et due forme, après les trois guerres dites puniques.
Enfin il revient au rhapsode l’honneur d’annoncer cet événement mémorable, ce qui ne l’empêche pas de songer à une histoire alternative où Carthage aurait gagné.
Le recueil de Abdelaziz Kacem, comme tous les chefs-d’œuvre, se prête à multiples approches et à différentes exégèses. J’aurais pu, par exemple, l’aborder sous l’angle de la rhétorique pour en analyser les diverses figures de style: calembours, antiphrases, hypallages, métonymies, synecdoques, etc. La moisson eût été excellente! Mais un stylisticien l’eût fait sans doute mieux que moi.
Ce recueil mérite amplement et sans plus tarder de figurer dans nos programmes universitaires. Nul, hélas n'est prophète en son pays et puis reconnaissons que l'Université reste une invétérée conservatrice. Elle compte tranquillement, pour la consécration d’une œuvre, sur le temps juge infaillible à son gré. Peut-être attend-elle aussi la disparition de l’auteur.
Un autre exemple de ce conservatisme dans la lexicographie. Littré qui passe pour être le meilleur dictionnaire de langue a été composé au milieu du XIXe siècle. À passer en revue les citations multiples qu’il propose pour expliquer les connotations de chaque mot, on a vite fait de constater que 80 à 90 % de ces citations sont puisées dans les œuvres des XVIIe et XVIIIe siècles. Pourtant ses contemporains étaient déjà célèbres.
Avec l’extraordinaire notoriété qu’il a acquise de son vivant, je me demande si Hugo a eu le plaisir de voir figurer ses œuvres au programme de la Sorbonne.
Abdeljelil Karoui
Professeur émérite de langue et littérature françaises
Université de Tunis
(1) Conférence faite au Club Bochra al-Khayr, le 25 mars 2022.