Un nouvel épisode de la Nakba, œuvre de la cour suprême d’Israël qui sait que la Palestine n’est pas l’Ukraine
Par Hagai El-Ad** (Haaretz, 9 mai 2022)
Traduit de l’anglais par Mohamed Larbi Bouguerra
Le Caterpillar D9 est une série particulière de tracteurs à chenilles. Un permis israélien spécial est nécessaire pour diriger un tel engin sur une maison palestinienne. Il en va de même pour la chargeuse-pelleteuse, que l'administration civile [En fait, administration militaire des Territoires Occupés] utilise pour détruire les pauvres chemins de terre et les conduites d'eau calamiteuses des Palestiniens dans les collines du sud d'Hébron. Pour une balayeuse motorisée aussi- comme celle que les juges de la Cour suprême utilisent pour se donner bonne conscience- un permis israélien spécial est nécessaire.
Mais on n'a pas encore inventé la balayeuse capable d'effacer l'expulsion des maisons et la destruction des communautés de plus de 1 000 personnes comme celle des Palestiniens vivant dans la zone frontalière désertique des collines du sud d'Hébron, à Masafer Yatta. Ce groupe de villages palestiniens - appelé « Zone de tir 918 » dans la terminologie militaire – a aussi été ainsi désigné dans le honteux jugement que la Cour suprême, siégeant en tant que Haute Cour de justice, a prononcé la veille du jour de l'Indépendance de l’an 5782 [du calendrier hébraïque]. Après plus de 20 ans de procédures judiciaires, les juges de Jérusalem ont donné au gouvernement le feu vert, qu'eux seuls peuvent donner, pour commettre ce crime de guerre : le transfert forcé de population.
Non pas que les tourments israéliens et les efforts de dépossession contre les Palestiniens de la région se soient arrêtés pendant les années de procédure devant la Haute Cour. Les habitants ont dû suspendre leur vie : ne rien construire, ignorer leurs familles grandissantes ainsi que le besoin d'infrastructures de base. Ils ont dû simplement attendre, pendant plus d'une génération. Et pendant tout ce temps, voir les colonies et les avant-postes qui les entourent prospérer, bénéficier de l'électricité, de l'eau courante et des financements publics.
Quiconque construisait, en l'absence d'alternative, était contraint de vivre sous la menace constante d'un ordre de démolition de l'administration civile. Le tribunal, en fermant les yeux sur cette réalité, a trouvé qu'ils avaient ignoré la loi et les a accusés de "manque d'intégrité" - comme l'a écrit le juge David Mintz, sûrement avec une intégrité et une conscience des plus claires.
Et pourquoi les juges n'auraient-ils pas la conscience tranquille ? Après tout, tout est légal, puisque dans la loi que l'armée a écrite pour elle-même, elle a consacré "l'autorité du commandant militaire pour ordonner la fermeture d'une zone."**** C'est aussi simple que cela. Et ce n'est pas tout. C'est, en fait, pour leur propre bien (!), comme l'explique Mintz qui note: "Une autorité qui est ancrée dans un devoir de bien-être et de sécurité de la population de la zone." Ce souci de compassion est ce qui amène Israël à garantir le bien-être des sujets palestiniens en détruisant leurs vies. Comment faire autrement ? La main innocente qui a écrit ces mots n'a vraisemblablement pas tremblé.
Il se peut que lorsque Mintz a écrit les mots "la population de la région", il pensait aussi à lui-même, puisqu'il vit dans la colonie de Dolev, en Cisjordanie. Mais son collègue du panel qui a siégé avec lui, le juge Isaac Amit, a bien fait d'inclure dans le jugement une citation d'un certain capitaine (de réserve) des Forces de défense israéliennes, Daphne Barak - maintenant leur collègue, en qualité de membre de la Cour. Le juge Daphne Barak-Erez est là pour nous rappeler que tout le monde est impliqué dans le travail d'effacement et de permission de commettre des crimes accordés à Israël à l’encontre des Palestiniens - les "libéraux" et les "conservateurs", les colons et les habitants de Tel Aviv.
Après tout, la "population de la région" - dans chaque région - c'est nous, les Juifs. Quant aux Palestiniens, ils sont invités à "contacter le commandant militaire pour recevoir des permis d'entrée sur les terres qu'ils possèdent ou qui sont en leur possession." En d'autres termes : Bonne chance avec ça.
En vérité, c'est ce que les Juifs font aux Palestiniens depuis 1948 : Les terres qui appartenaient aux Palestiniens sont transférées en notre possession. En Galilée, dans le Néguev et dans la vallée du Jourdain, à Jérusalem et à Sheikh Munis (le quartier de Tel Aviv de Ramat Aviv). Et maintenant aussi à Masafer Yatta.
"Des bulldozers militaires sont venus... et ont tout démoli dans le village. Ils ont détruit notre grotte-bergerie, qui pouvait accueillir 500 moutons, ainsi que des abris et quatre citernes d'eau. Ils ont également confisqué nos biens personnels et nous ont chassés de la région. Mais trois de mes enfants et moi ne sommes pas partis. Pendant 17 jours, nous nous sommes cachés près du village, et la nuit, nous y revenions."
Cette description terrifiante n'est pas celle de la Nakba de 1948. Elle provient de Fatma Abu Sabha, qui a fait ce témoignage à un chercheur de terrain de B'Tselem. Il s’agit de la grande expulsion qu'Israël a effectuée à Masafer Yatta à la fin de 1999. Le premier ministre de l'époque était Ehud Barak, et cette cruelle expulsion faisait probablement partie du "processus de paix" mené à l'époque avec les Palestiniens. Le Premier ministre actuel est Naftali Bennett, un éducateur qui a jugé bon d'expliquer aux Palestiniens, précisément à cette époque, comment "leur situation aurait été totalement différente... s'ils investissaient dans la construction de leur avenir un dixième de l'énergie qu'ils investissent dans l'interférence avec nous."
Israël a investi, investit et investira une énergie considérable pour "interférer avec" les Palestiniens partout, entre la mer Méditerranée et le Jourdain, là où il convoite leurs terres, dans le but de les déposséder. Les prétextes changent de temps en temps, d'un endroit à l'autre - parfois ils "fuient", parfois c'est simplement nécessaire en vertu de "l'état de droit", parfois c'est en fait pour leur propre bien - mais l'idéologie demeure.
C'est pourquoi certains pensent que la Nakba n'est pas un événement singulier, mais plutôt un processus par lequel Israël construit son avenir. Avec une conscience bien sale, Israël s’autorise à traiter les Palestiniens de cette façon, que le Caterpillar D9 soit conduit par un premier ministre de gauche soit par un premier ministre de droite, la tractopelle par le chef d'état-major de l’armée et la balayeuse par tous les juges de la Cour suprême. C'est ainsi que la suprématie juive s'est construite ici depuis 74 ans.***
Par Hagai El-Ad** (Haaretz, 9 mai 2022)
Traduit de l’anglais par Mohamed Larbi Bouguerra
**Hagai El-Ad est le directeur exécutif de B'Tselem, ONG israélienne des droits de l’homme, anticolonisation israélienne.
L’ONG déclare : « La Haute Cour de Justice a statué que le transfert forcé de centaines de Palestiniens de leurs maisons et la destruction de leurs communautés- dans le but manifeste de s’emparer de leurs terres…était légale. » (Le Monde, 10 mai 2022, p. 8)
***Note du traducteur : Ainsi est mise à nu la politique d’apartheid de l’Etat juif. De plus, ce jugement bafoue l’un des fondements du droit international et de la Convention de Genève de 1949 qui protègent, en autres, les civils, le personnel de santé, les organisations humanitaires…
Amira Hass donne le fin mot de ce jugement inique : la Palestine n’est pas l’Ukraine pour les dirigeants occidentaux : « Bien que l'expulsion massive et la démolition de villages entiers que la Haute Cour vient d'approuver aillent à l'encontre de la position de l'UE et probablement de certains responsables du gouvernement américain, les juges de la Haute Cour savent très bien qu'Israël ne risque pas d'être sanctionné pour leur décision. Ils savent également que le déplacement forcé de 1 200 à 1 800 Palestiniens de leurs foyers ne s'écarte d'aucune des normes qui prévalent actuellement en Israël. » (Haaretz, 6 mai 2022)
**** C’est nous qui soulignons.