67e anniversaire du 1er juin 1955: le jour où Bourguiba a renoué avec tout ce qui lui a manqué
Parmi toutes les dates qui ont marqué l’itinéraire du président Habib Bourguiba, dans son combat pour la libération de la Tunisie, le 1er juin est sans doute la plus emblématique, parce que la plus liée à la personne même du «Combattant suprême», et celle dont la portée se révélera, chemin faisant, la plus décisive.
Habib Bourguiba, Ce jour-là, rentre d’exil, retrouve son peuple et réaffirme, contre vents et marées, un leadership intact.
Le 1er juin, c’est le jour où Habib Bourguiba renoue avec tout ce qui lui a manqué jusque-là : sa famille, ses partisans qui le soutiennent toujours, parce qu’ils l’ont toujours aimé et ce peuple auquel il a tout sacrifié, à commencer par sa carrière d’avocat.
Rien ne ressemblait à la splendeur de ce 1er juin 1955 –dont Bourguiba fera un jour férié après l’indépendance – avec ces foules en liesse, venues de toutes les régions de Tunisie, accueillir le Combattant suprême. Il revenait vainqueur, la tête haute. Il pouvait dire que son combat avait porté ses fruits.
Ce jour mémorable, il le voulut grandiose, épique. Ce fut une fête des cœurs à l’unisson, dans l’espoir et la volonté de vivre libre– expression qu’il fera sienne pour longtemps. Bourguiba était dans son élément : la grande Histoire. Elle s’écrivait, ce jour-là, sous sa dictée.
La fille aînée du Bey est présente, au port de La Goulette. Elle l’attend au bas de la passerelle, pour le saluer au nom de son père.
Des ministres et des dignitaires s’y pressent également. Des fellaghas – surpris, les premiers, du cours que prennent les évènements – sont là pour lui faire allégeance, même si certains d’entre eux ont un moment hésité à obtempérer à l’ordre de déposer les armes. Tous les grands militants du Parti, tous les leaders des organisations nationales – lesquelles ont pris une part active, parfois déterminante, à la lutte – tous attendent le grand instant où il leur donnera l’accolade.
Un kaléidoscope d’émotions et de souvenirs intimes attendent aussi Si-l-Habib. Sa femme Mathilde, pétrie de fidélité et de tendresse, qui avait enduré, sans se plaindre, bien des mauvais jours ; son fils Habib Jr – qu’ils appellent Bibi – et qui est déjà un grand jeune homme, vif et, comme son père, sans timidité aucune. Mathilde et Bibi, par leur présence, rappellent, tous deux, à Bourguiba les belles années de Paris où, étudiant, il mûrissait des rêves insensés qui sont, ce-jour là, en train de se réaliser.
Mais est là, aussi, loin, à part, une dame d’une certaine jeunesse, bien en chair, le visage en cœur et les yeux délicatement bridés, à qui, depuis 1944, Bourguiba consacre l’essentiel de ses rêves– Wassila, qui ne sait pas encore qu’une fée amie se penche déjà sur son proche avenir, pour le faire briller de mille et une nuits étincelantes.
Le voilà, maintenant, sur son cheval – posture qui, depuis ce jour, aura sa préférence quand il voudra subjuguer le peuple. Coiffé de ce fez rouge pourpre qu’on lui connaît, il se fraye lentement un chemin au milieu d’une foule immense, un océan d’hommes, de femmes et de jeunes adolescents, ivres de joie, scandant sans cesse : «Yahia Bourguiba».
Le voici, à présent, traversant, majestueusement, les artères de la ville «européenne» qui, longtemps, s’était refusée à lui. Auréolé de gloire et d’amour, il salue de la main, comme seul il sait le faire, cette marée humaine qui l’entoure. Tout sourire – ce sourire éclatant qu’on lui verra désormais sur toutes les grandes photos d’affiche – Habib Bourguiba, tel que la victoire le changera : un souverain, comme il aimera toujours à être, en visite dans sa capitale.
Lorsqu’il sera nommé Premier ministre par le Bey, ce sera, pour lui, un bonheur indicible. Une revanche sur toutes les avanies du sort. Il aurait tant donné pour voir sa mère – morte à la tâche et vieillie avant l’âge – assister à sa gloire. Il se mord les lèvres, pour maîtriser son émotion – trahie par une larme qu’il écrase pourtant ostensiblement.
Le chemin de la gloire, le voici ouvert sous ses pas. Il se dit cependant que son œuvre ne sera pas achevée tant que le vœu des manifestants, tombés le 9 avril 1938, aux cris de : «Parlement tunisien», n’aura pas été exaucé, tant que la souveraineté ne sera pas reconnue au peuple.
Mais aussi quand il sera Premier ministre, en son for intérieur, il dira qu’il ne peut tenir pour honneur cette nomination venant non de son peuple, mais d’un autre homme, fût-il monarque – un monarque, qui plus est, devait son trône à une décision inique – et qui longtemps lui avait préféré son rival. C’était peut-être là une des raisons de sa rancune contre Lamine Bey.
Plus tard, dans son palais de Carthage, au milieu de quelques fidèles, il évoquera cet accueil du 1er juin. Mais le souvenir en sera assombri par des réflexions désabusées sur la versatilité des foules. Il leur dira entre autres : «Ces foules qui se pressaient ce jour-là autour de mon cortège n’étaient-elles pas aussi celles qui allaient, peu de temps après, vociférer leur joie à l’arrivée de Salah Ben Youssef? Elles savaient pourtant qu’il était contre l’autonomie, pour laquelle elles m’avaient acclamé».
Il dira aussi, comme se parlant à lui-même: «Comment savoir ce qu’un “vain peuple“ pense ? Comment lui faire confiance ?».
C’était peut-être ce qui allait le rendre sceptique sur la démocratie. Il sera résolument l’homme d’un pouvoir fort, certes émanant du suffrage universel, mais un pouvoir énergique et quand il le jugera nécessaire – parfois et souvent–solitaire.
Ce 1er juin restera, dans la mémoire des Tunisiens qui l’ont vécu, le jour où tout le pays a refait allégeance à son chef.Pour toujours ?
Tant qu’il sera en mesure de l’hypothèse avec ce verbe magique qui était le sien, ce regard ardent qui fascinait aussi bien les foules que les élites, avec tant qu’il gardera lucide et ferme cet esprit clair, lucide et ferme grâce auquel il avait remporté tant de victoires.
C.K.