Tunisie: Revenons à nos moutons
Par Ridha Bergaoui - L’élevage ovin fait vivre des milliers de familles (éleveurs, commerçants, bouchers…). Il représente environ 10% de la valeur ajoutée du secteur agricole et occupe près de 270 000 éleveur. Il représente ainsi sur le plan socio-économique, une place importante. Bien conduit, son rôle environnemental dans l’entretien des parcours et la valorisation des déchets agricoles et sous-produits est incontestable.
Avec la sécheresse et le mauvais état des parcours, les éleveurs sont amenés à compléter l’alimentation de leur cheptel en faisant recours surtout à de l’orge fourragère importée. La crise alimentaire mondiale et la guerre en Ukraine exercent des pressions importantes sur les marchés des produits agricoles avec de faibles disponibilités et des prix de plus en plus élevés.
A plusieurs reprises et dans de nombreuses régions, les éleveurs ont demandé leur approvisionnement en orge fourragère et son de blé subventionnés pour alimenter et sauver leur cheptel. Ils ont manifesté leur colère parfois violemment et ont même bloqué de nombreuses routes et voies d’accès.
L’élevage ovin passe par une crise grave et nécessite une nouvelle vision et politique de développement.
Quelques données sur la production ovine
L’effectif du troupeau ovin en Tunisie est estimé à 3,7 millions d’unités femelles soit 6,5 millions de têtes toutes âge et catégories confondus (brebis, agneaux, béliers et antenais-antenaises). Cet effectif permet de produire chaque année un peu plus de 50 000 tonnes de viande (presque autant que la viande bovine) et 20 000 tonnes de lait de brebis (OEP).
Les effectifs des ovins se répartissent presque d’une façon égale entre le Nord et le Centre et un peu moins dans le Sud où les chèvres dominent. Après une augmentation importante, les effectifs, dans le centre et le Sud, connaissent un certain recul depuis l’année 2000 et particulièrement les dernières années, en raison du changement climatique et le manque de pluie.
Le cheptel ovin est réparti surtout sur quatre races importantes : la Barbarine à grosse queue (représentant 60% de l’effectif), la queue fine de l’Ouest (35%), la race ovine laitière Sicilo-sarde (2%) et la noire de Thibar (2 %). Le reste représente d’autres races dont la race Marocaine D'Men particulièrement présente dans les oasis du Sud Tunisien.
Quoiqu’on puisse observer de nombreux systèmes de production selon l’origine des animaux, les disponibilités fourragères et la demande du marché, la conduite des troupeaux reste essentiellement extensive où le cheptel se nourrit des parcours, des chaumes des céréales et des résidus et sous-produits agricoles. Une complémentation est faite pour les brebis surtout lors de la période de saillie et à la fin de la gestation et en cas d’insuffisance de ressources fourragères.
Les agneaux soit pâturent avec leurs mères soit restent en bergerie recevoir un complément selon disponibilités (orge, son, féverole, foin, paille...).
Certains sont engraissés pour une vente à l’occasion de l’Aïd el Idha, avec des restes du pain ramassé par des collecteurs dans les poubelles et les décharges ou les invendus récupérés au près des boulangeries.
La productivité de l’élevage reste très faible et se situe à 0,8 agneau/brebis/an. La sécheresse affecte directement la productivité et entraine l’avortement des brebis gestantes, la mortalité des jeunes agneaux et la multiplication des parasites et pathologies diverses.
Les circuits de commercialisation demeurent archaïques avec la dominance des maquignons et intermédiaires. Dans les boucheries, la viande est vendue à un seul prix sans aucune distinction ni de la qualité ni de la tendreté de la viande. Le prix des brebis de réformes et des animaux âgés est bien sûr beaucoup moins cher que celui des agneaux.
Consommation de la viande de mouton
Depuis l’indépendance, les habitudes alimentaires du Tunisien ont beaucoup changé. En matière de consommation de viande, le Tunisien était, au cours du siècle dernier, surtout un consommateur de viande ovine. La viande bovine était limitée aux colons et étrangers. Elle a fini par s’introduire et s’imposer dans les ménages tunisiens.
A partir des années 1970, l’aviculture intensive a commencé à se développer et depuis 1990 la viande issue de la découpe du dindon (escalope, steak, cuisse et autres) a conquis aussi bien les foyers que la restauration collective et rapide.
La consommation de viande de mouton ne cesse de diminuer au profit de la viande blanche beaucoup moins chère et plus facile à préparer. Quoiqu’elle varie selon les régions, les quartiers pour une même ville et les saisons, la consommation de la viande de mouton est estimée à environ 4kg/habitant/an. Cette consommation est concentrée surtout au mois de Ramadan et durant l’Aïd. Le reste de l’année, elle est très faible.
La viande de mouton est toutefois bien présente, pour préparer le traditionnel couscous à l’agneau, dans toutes nos occasions et fêtes familiales: fiançailles, mariages, circoncision, naissances…
Les restaurants de méchoui, installés aux abords des routes principales des grandes villes, sont très appréciés par les citoyens. Ces restaurants abattent sur place (généralement abattage clandestin, légalement interdit) de jeunes agneaux et préparent la viande juste après abattage. Le client, attiré par l’alléchante odeur de la viande grillée, achètent de la viande et la donnent à la personne chargée de la griller. Le plat de viande est servi, après grillade, avec diverses salades (méchouia, verte…).
L’INS estime, en 2015, que la consommation moyenne de viande se situe à 32,5 kg dont 7 kg de viande de mouton. Sachant que la consommation actuelle n’est plus que de 4 kg/habitant/an, ceci laisse penser que la consommation a fortement diminué durant ces dernières années certainement en raison du prix élevé de la viande de mouton et de l’importante détérioration du pouvoir d’achat du consommateur tunisien. Le prix de la viande ovine, pratiqué actuellement par les bouchers, tourne autour de 30 dinars le kilogramme, ce qui représente le salaire journalier d’un ouvrier hautement qualifié.
Elevage ovin et aléas climatiques
Jusqu’à l’indépendance de nombreux grands troupeaux ovins du Sud, montaient vers le Nord pour pâturer les champs de chaumes et les résidus des cultures. Depuis les flux de transhumance et de nomadisme se sont de plus en plus réduits pour s’éteindre au profit de la sédentarisation Les animaux doivent trouver dans les environs de quoi se nourrir, d’où d’énormes pression sur les ressources, surpâturage, surcharge et dégradation des parcours.
L’élevage ovin est essentiellement extensif et dépend de la disponibilité des ressources fourragères spontanées. Avec la sécheresse et la dégradation des parcours, le problème de l’alimentation du cheptel est de plus en plus difficile à résoudre.
Une grande partie des éleveurs ne dispose pas de terre et envoie les animaux pâturer sur les terrains publics, les bords des routes et même à l’intérieur du périmètre communal, les parcs et les réserves naturelles.
L’Etat essaye, en période de sécheresse, de distribuer, à des prix symboliques, du son et de l’orge pour la sauvegarde du cheptel surtout dans les régions du Centre et le Sud. Toutefois la demande ces dernières années, est tellement importante et les circuits de distribution peu clairs, complexes et mal organisés que les éleveurs sont souvent insatisfaits et en colère. L’orge et le son de blé subventionnés alimentent toute une mafia de la corruption et de la spéculation.
Garder les brebis en permanence en bergerie n’est pas du tout rentable. Généralement «la brebis vit sur sa bouche النعجة تعيش على فمها », en ramassant les résidus et déchets des cultures et des récoltes et en pâturant sur les terres incultes et non labourées.
De nos jours, les effectifs ovins dépassent les disponibilités fourragères pour alimenter ce cheptel. Au niveau national, le déficit fourrager pour l’entretien du cheptel ovin représente l’équivalent de plus de 3 millions de tonnes d’orge. Ce déficit est comblé par l’importation d’importantes quantités d’orge fourragère surtout en année sécheresse.
Quelle stratégie pour le développement de l’élevage ovin?
La politique de développement de l’élevage ovin et les multiples mutations qu’il a connu jusqu’ici posent le problème grave d’équilibre entre les besoins du cheptel et les ressources fourragères. Jusqu’ici l’Etat a soutenu les éleveurs pour combler le déficit fourrager et sauvegarder le cheptel. Cette politique a encouragé certains à pratiquer l’élevage ovin ou à augmenter leurs effectifs. Elle a aggravé la dépendance du cheptel ovin aux aliments et l’importation de l’orge fourragère.
Le réchauffement climatique et la sécheresse ne cessent de réduire les ressources fourragères et la dégradation des parcours. La guerre en Ukraine, la crise alimentaire, la pression sur les aliments et la flambée des prix viennent aggraver la situation de dépendance de notre pays.
Il est temps de revoir nos politiques et de concevoir la stratégie adéquate pour le développement de l’élevage ovin. Faut-il arrêter le soutien à ce secteur et la subvention ce qui pourrait mettre en difficulté de nombreuses familles ou continuer à fournir de l’orge et fourrages subventionnés au risque d’aggraver notre dépendance et menacer notre sécurité alimentaire. Dans tous les cas, il serait plus judicieux d’augmenter la production par une amélioration de la productivité que par une augmentation des effectifs.
Ridha Bergaoui