Retour à Montesquieu - l’équilibre des pouvoirs, condition de la liberté
Par Rafaâ Ben Achour - Formalisée par Thucydide(1) puis par John Locke(2), la théorie de la séparation des pouvoirs ou, plus précisément la théorie de l’équilibre des pouvoirs, est reprise et conceptualisée par Montesquieu. Pour le philosophe des lumières, les pouvoirs ne peuvent s’équilibrer s’ils ne sont pas séparés et si l’équilibre est rompu. En l’absence de limites, ils sont sous la mainmise d’une seule autorité. La concentration des pouvoirs est une négation de la liberté.
Montesquieu a adopté une approche essentiellement comparative dans son analyse de la notion de limitation des pouvoirs, notion qui fonde aujourd’hui le droit constitutionnel et confère au penseur toute sa modernité(3). La typologie la plus usitée des régimes politiques dans les différents ouvrages de droit constitutionnel les classe en régimes de limitation/séparation des pouvoirs d’une part et en régimes de concentration des pouvoirs d’autre part.
Les régimes de limitation/séparation des pouvoir peuvent être soit des régimes de séparation souple ou atténuée des pouvoirs (régimes dits parlementaires), soit des régimes de séparation rigide ou tranchée des pouvoirs (régimes dits présidentiels). L’équilibre des pouvoirs a été qualifié par le doyen Abdelfatteh Amor d’équilibre positif pour la première catégorie(4) et d’équilibre négatif(5) pour la deuxième catégorie.
Plus concrètement, dans les régimes de limitation/ séparation souple des pouvoirs, à savoir les régimes dits parlementaires, et selon l’heureuse formule de Jean Gicquel : « Les organes de l’État collaborent et dépendent mutuellement. La collaboration fonctionnelle, autant qu’élargie, se joint à la révocabilité mutuelle ». Dans les régimes de limitation/séparation rigide des pouvoirs, tels les régimes présidentiels, «les pouvoirs s’absorbent dans leur fonction respective, s’isolent l’un de l’autre et se contentent d’une collaboration minimale. Il[s] combine[nt] la spécialisation fonctionnelle à l’irrévocabilité mutuelle»(6).
Ainsi et contrairement à ce que peuvent laisser entendre leurs qualifications réciproques, les régimes parlementaire ou présidentiel ne sont pas des régimes de domination du parlement ou du président. Si le régime parlementaire est beaucoup plus répandu dans les pays démocratiques, c’est que le régime présidentiel, inventé par les pères fondateurs de la Constitution américaine de 1787, s’est révélé non exportable en dehors des États-Unis. Là où il a été adopté, il a débouché sur un régime présidentialiste, c’est-à-dire sur un régime de déséquilibre des pouvoirs en faveur du président de la République. Généralement, dans les régimes présidentialistes, adoptés dans les pays d’Amérique latine et en Afrique, le chef de l’exécutif ne se contente pas seulement d’exercer la fonction exécutive mais participe également à la fonction législative et bénéficie de prérogatives propres aux régimes parlementaires, comme la responsabilité du gouvernement devant le parlement et le droit de dissolution du parlement.
Mais revenons à Montesquieu. Dans le livre XI de son ouvrage De l’Esprit des lois(7), intitulé De la Constitution d’Angleterre, sont énoncés toute la théorie de la modération et son corolaire, la liberté politique. Pour le Baron de La Brède de Montesquieu : « La liberté politique ne se trouve que dans les gouvernements modérés. […] Elle n’y est que lorsqu’on n’abuse pas du pouvoir » et « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses le pouvoir arrête le pouvoir ». La disposition des choses doit être comprise dans le sens de disposition constitutionnelle ou encore institutionnelle. « Lorsque dans la même personne ou le même corps de magistrature la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, ajoute le philosophe, il n’y a point de liberté parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement ». Il affirme dans le même sens : « Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté […] ; il n'y a point encore de liberté, si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice ».
Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu (1689 – 1755)
L’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne dit pas autre chose quand il proclame : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des Pouvoirs déterminée n’a point de Constitution ».
Telle est la leçon de Montesquieu. Elle mérite qu’on y prête une attention particulière en cette période exceptionnelle que traverse notre pays et sur les nouvelles leçons que semblent nous professer certains.
Rafaâ Ben Achour
1) (460 – 400 ou 395av. JC).
2) (1632 – 1704).
3) Paris, Perrin/Grasser, 1999.
4) A. Amor, Précis de droit constitutionnel, (En arabe), Tunis, CERPP, 1987, p. 289.
5) Idem, p.286.
6) Jean Gicquel & Éric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Paris, LGDJ, 31ème édition, 2017-2018, p. 166 & 169.
7) Publié en 1748.