Aïssa Baccouche: Qu’est- ce que l’inflation?
L’article ci-dessous, je l’ai écrit en 1972. C’est-à-dire il y a un demi-siècle.
Apparemment, il n’a pas pris de rides.
Moralité : en économie, matière intemporelle, les faits sont, hélas, implacables. N’en déplaise aux politiciens de tout acabit, qui s’esbroufent à les enjoliver?
Tout le monde en parle mais peu de gens saisissent la réalité, souvent complexe, du phénomène de l'inflation. Peut-être cela est-il dû au fait que l'inflation a été jusqu’ici l`un des thèmes les plus controversés de la science économique moderne et qu’à ce titre il n’est pas toujours aisé d’en appréhender la nature exacte.
En effet, si les auteurs et les dirigeants politiques sont unanimes pour affirmer qu’il y a inflation lorsque le niveau des prix accuse une hausse très forte, en revanche, ils ne sont pas tous d’accord ni sur les origines de cette hausse, ni sur ses conséquences, ni sur les moyens de la juguler, Il n’est guère facile dans ces conditions de donner une explication et une seule de l’inflation. Nous nous contenterons cependant de présenter une synthèse des connaissances (et observations) en la matière.
Nous avons défini l'inflation comme étant la hausse assez forte du niveau général des prix dans un pays déterminé. Or l’on sait que d’après la loi de l’offre et de la demande, le prix d’un bien (ou d’un service) augmente lorsque la demande de ce bien (ou de ce service) excès de l`offre. Ce qui revient à dire que toute distorsion entre la demande et l’offre crée des tensions inflationnistes.
D’autre part, si on définit la demande comme étant l`ensemble de dépenses effectuées par les ménages et l`administration et l`offre comme étant l'ensemble des ressources disponibles dans un pays on qualifiera à ce moment d’inflationniste tout ce qui rend les dépenses supérieures aux ressources. A ce titre l`accroissement de la masse monétaire, la déthésaurisation, l'augmentation du budget de l'Etat peuvent renfermer les germes de l’inflation. Il s’agit dans ce cas-là d'une inflation par la demande. Elle se manifeste par une hausse générale des prix dont bénéficieront dans un premier temps les chefs d`entreprises. En effet, lorsqu’il y a le plein emploi des travailleurs, la production n’est pas susceptible d'extension à moins qu’il y ait un accroissement de la productivité. Mais il suffit qu’un seul secteur de 1”économie soit, un tant soit peu, en retard sur ce plan par rapport aux autres pour que l’équilibre ainsi entretenu soit remis en cause.
Pour un temps dirions-nous. Car il va sans dire que les travailleurs réclameront aussitôt que possible des salaires plus élevés pour maintenir sinon augmenter leur pouvoir d’achat. En consentant à leur accorder de telles augmentations, les chefs d’entreprises répercutent ipso-facto ces nouvelles charges dans leurs prix de vente. D’où résulte une inflation appelée inflation par les coûts.
Il existe d'autres formes d'inflation qui ne résultent, ni d’un excès de la demande ni de l’élévation des coûts. Il y a en effet des raisons qu’on peut qualifier d'exogènes et qui poussent le niveau des prix vers le haut. Telle que la position monopolistique de telle ou telle entreprise. Les sociétés multinationales jouent à cet égard un rôle important dans l’amplification du phénomène de l’inflation. De même que la puissance des syndicats peut conduire au même résultat.
C’est ainsi que nonobstant la conjoncture économique de leur pays (près d’un million de chômeurs) et contrairement à ce qui se serait produit en théorie, le syndicat britannique n’a pas abandonné ses revendications jugées excessives. Bien au contraire.
Les salaires ont continué à augmenter alors que l’économie britannique était enlisée dans une phase de récession. C’est ce qui a, sans doute, conduit les auteurs anglo-saxons à forger le nouveau concept de “stagflation” désignant par-là la situation dans laquelle se trouve le Royaume Uni mais aussi d'autres pays tels que l'Italie.
Il y a enfin une nouvelle forme de l’inflation que le ministre français des Finances, M. Giscard d’Estaing a qualifié d’inflation de précaution, c’est à dire une hausse des prix occasionnée par la volonté des groupes économiques antagonistes de se prémunir contre l'inflation. De peur de subir unilatéralement la hausse des prix, chaque groupe tente de devancer l’autre... en poussant davantage à la surenchère. Dans la course prix salaires, chacun des groupes espère arriver le premier. Il n’est pas étonnant dans ces conditions qu’il y ait des auteurs pour conclure que l’inflation se réduit à une lutte économique entre les classes sociales qui s’exerce par le biais du mécanisme des prix. Mais où mène cette lutte ?
L’inflation définie comme étant le symptôme le plus manifeste de la lutte menée par les divers agents économiques pour s’approprier une part croissante du revenu national, même lorsque celui-ci stagne ne peut que perturber d’une façon permanente l'équilibre général de l’économie.
C’est qu’en effet une fois déclenché, le processus inflationniste ne se limitera plus ã un « dérapage des prix » mais affectera de proche en proche tous les secteurs de l’activité économique. A tel point qu’il n’est pas hasardeux d'affirmer que l’inflation s’apparente au virus, voire plutôt à la drogue à laquelle s’adonne une personne et dont les effets sont toujours contraires aux aspirations qu’elle avait nourries au départ. Du reste, la comparaison peut être poussée plus avant. En effet, à l'instar de la personne droguée ; l'économie malade de l’inflation, croit souvent trouver le remède... dans la fuite en avant. C’est la raison pour laquelle (comme nous allons le voir plus loin) certains gouvernements ne trouvent pas d’autres issues, face à cette situation que le recours à une thérapeutique de choc.
Tout le monde ne se trouve pas, du moins protégé, sinon à “armes égales” contre la hausse des prix. C'est le cas notamment des groupes de population qui ont un revenu fixe et qui pour des raisons différentes n'ont pas les moyens de défendre leurs intérêts. Ces groupes vont dès lors supporter une détérioration de leur pouvoir d*achat du fait de la distorsion qui naît entre le montant de leurs dépenses et la valeur des biens et des services qu'ils désirent se procurer. Le panier de la ménagère constitue à cet égard l’exemple le plus frappant. En période inflationniste il est de moins en moins rempli ou même s'il est rempli comme avant il en coûte à la ménagère de plus en plus. Dans ce dernier cas les dépenses de consommation auront augmenté aux dépens de l’épargne donc aux dépens d'une élévation (tant souhaitée) du niveau de vie pour cette catégorie de la population.
Pour les autres agents économiques (chefs d’entreprises, travailleurs, syndicats, Etat) qui se trouvent engagés dans la bataille de l’inflation, les conséquences de la hausse des prix sont toutes aussi fâcheuses.
En effet l'une des caractéristiques de l’inflation est qu’elle s`auto- entretient. C’est à dire qu'elle tend par elle-même à si accentuer prenant la forme d'une spirale. A une augmentation de salaires (ou bien à une élévation du taux d'intérêt des crédits) correspond une hausse, souvent dans une plus grande proportion des prix. La réplique des syndicats est aussitôt vive, et ainsi de suite jusqu’à ce que les prix galopent si vite (on qualifiera à ce moment-là le phénomène d`inflation galopante) que la monnaie elle-même perd toute sa valeur. En effet, il arrive dans ce cas-là que tous les détenteurs d'argent veulent s’en débarrasser le plus vite possible. Et pour cause ! On préfère acheter aujourd’hui pour une valeur ce qui nous reviendrait demain multiplié par 10 ou 20 pour cent. Il en résulte que les dépenses s’accroissant plus vite, la vitesse de la circulation des billets monétaires prend de plus en plus d'ampleur.
De ce fait, la monnaie perd toute confiance et ne remplit plus son rôle de moyen d'échange (solide) et d’épargne (sûre). La dépréciation monétaire conduira alors à la recherche d’une nouvelle valeur de la monnaie. Dans certains pays (notamment ceux d’Amérique latine) une dévaluation tous les six mois est devenue, c’est le cas de le dire « monnaie courante ».
L’inflation a enfin sur le plan interne d'autres conséquences telles que l’embarras dans lequel se trouvent les entreprises quant à l’amortissement fiscal de leur matériel (celui-ci qui coûtait « tant » au moment de son acquisition exige des dépenses pour le remplacer qui sont sensiblement plus lourdes que prévu). Soulignons également le fait qu’en période d’inflation l’Etat se trouve lui aussi perdant. En effet, alors que ses recettes proviennent le plus souvent des impôts directs correspondants aux revenus de l’année antérieure (1971 par exemple) ses dépenses sont-elles « facturées » aux prix de l’année en cours (1972) qui sont plus élevés que ceux de 1971.
De ces deux situations, nous pouvons aisément déduire que toute planification à long terme est d'avance faussée par l’inflation.
La hausse des prix à l’intérieur d’un pays aussi bien pour les entreprises d’exportation que pour celles qui travaillent uniquement pour le marché local constitue une menace de premier ordre. En effet pour les premières comme pour les secondes la concurrence étrangère sur les deux marchés (tant externe qu’interne) sera difficilement contrecarrée, faute d’une compétitivité suffisante au niveau des prix. Les conséquences ? Les exportations seront freinées et les importations stimulées. Un déficit apparaît à la balance commerciale qui ne peut même pas être compensé durablement par des entrées de capitaux. Car il arrive un moment où l’inflation atteint un tel degré que les capitaux rebroussent chemin et vont se placer ailleurs.
C'est alors que certains gouvernements se décident, en vue de redresser leur balance commerciale à élever certaines restrictions ou barrières tarifaires au-devant des importations (surtaxes ou autres protections douanières) ou à exercer certaines pressions politiques ou autres pour amener les pays excédentaires à tempérer l’ardeur de leur exportateurs (1”archétype de cette situation est fourni par ce qui se passe actuellement entre les Etats-Unis et le Japon). Mais empressons-nous de dire à ce sujet que tout pays excédentaire éprouve de son côté le besoin d'équilibrer sa balance car l’excèdent que celle-ci enregistre constitue par définition (il s'agit d'un pouvoir d*achat supplémentaire) une source d'inflation. Il est un fait cependant qu'en exportant leur inflation en 1971 (année à laquelle leur balance commerciale a enregistré son premier déficit depuis des décades) les USA ont pris une grande part au déclenchement de la crise monétaire, actuelle et de son corollaire 1 la guerre commerciale. La fuite devant le dollar peut à cet égard être considérée comme une réaction naturelle de la part d’une personne, d’une banque ou d'un Etat contre la dépréciation de cette monnaie consécutive entre autres raisons à l’inflation américaine.
Face au déficit de sa balance commerciale, quelle mesure pourra prendre un pays lorsqu’il aura épuisé toutes les « finesses » de l’armement douanier ! Une dévaluation ! Certes oui, dans la mesure où le changement de la valeur d'une monnaie par rapport aux autres contribuent dans un premier temps à accentuer le mouvement des exportations (celles-ci deviennent de plus en plus compétitives) et à atténuer celui des importations (leurs prix seront plus élevés et donc difficilement accessibles au marché local).
Mais une telle opération ne peut réussir que si elle est précédée ou à tout le moins accompagnée de mesures anti-inflationnistes à l’intérieur. Car si la hausse des prix n’est pas jugulée, les mêmes causes qui ont conduit à la dévaluation risquent aussitôt de refaire surface.
Parmi ces mesures citons le blocage autoritaire des prix et des salaires (ce fut le cas aux USA en août 1971, c`est le cas aujourd’hui en Grande-Bretagne) le relèvement des taux de l’escompte qui a pour effet de rendre l`argent plus cher, l’encadrement du crédit etc...
Mais en procédant ainsi, ne court-on pas le risque de briser la croissance de l'économie qui constitue somme tout le ressort des sociétés modernes. La question qui se pose aujourd’hui en Occident et ailleurs est celle-ci : Comment concilier croissance et stabilité (des prix) ? Autrement dit est-il possible de ne plus sacrifier l’une pour l’autre ? Après le thème de la qualité de la vie, cette question constitue le deuxième volet du débat actuel sur la croissance.
Récemment les responsables d’une grande revue économique française n`ont pas, nous semble-t-il du moins, forcé leur talent pour présenter à leurs lecteurs le phénomène de l'inflation. Ils ont eu tout simplement recours à la méthode visuelle d'exp1ication. C’est ainsi qu’en couverture de leur journal ils nous montrent une ménagère, fort jolie du reste, mais qui, la main sous le menton, adopte de toute évidence une attitude du moins angoissante sinon pensive. En surimpression, une dizaine d’étiquettes sur lesquelles sont affichés les prix des produits de la viande. En bas de page, inscrits en gros caractères et en rouge, ces mots : “Le prix de la croissance”.
Faut-il comprendre par-là que toute croissance économique a pour revers 1'inflation ? En vérité, cela se vérifie aisément si on observe ce qui se passe actuellement dans certains pays européens et notamment en France. Mais il est néanmoins vrai que l'inflation persiste même en période de non-croissance (stagnation). Aussi doit-on analyser de plus près les relations possibles entre l’inflation et la croissance à la lumière du développement (ou du changement) des structures de l’économie libérale.
Les auteurs classiques ont toujours soutenu qu’en régime de concurrence pure et parfaite, le prix d'un produit se fixe à son coût marginal c’est-à-dire au coût au-dessous duquel le producteur serait en perte.
A supposer même que cela ait pu être vérifié dans le passé (a-t-on jamais réussi à remplir les conditions nécessaires au fonctionnement d'un tel régime ?), il est bien évident qu’aujourd’hui les choses ne se passent plus ainsi. Force est de constater que les marchés sont de plus en plus dominés par les monopoles nationaux et par les sociétés multinationales qui, transcendant la loi de l’offre et de la demande, fixent désormais seuls leurs prix de vente. Mieux : ils suscitent la demande par les moyens modernes d`information et de suggestion (type publicité). Ces prix sont souvent sans aucun rapport avec les coûts de revient. Aussi est-il plus logique de dire que l'économie libérale est désormais régie par la loi de l’offre.
On comprend dès lors que dans un tel système, la croissance (qui est le mobile sinon la raison d`être des monopoles) engendre nécessairement l’inflation (en suscitant une demande sans cesse élevée et en poussant toujours les prix vers le haut). Comme il arrive souvent que les travailleurs exigent de leur côté l’appropriation d'une part des sur-bénéfices réalisés ainsi par les monopoles, il se manifeste une nouvelle forme d’inflation : l'inflation par les coûts. En effet les chefs d’entreprises répercutent aussitôt ces nouvelles charges (augmentation de salaires) dans leurs prix de vente. Si les syndicats sont assez combatifs pour pouvoir empocher une plus grande part de ces gains au détriment des besoins d’expansion de l’économie, il va de soi que la hausse des prix subsistera encore et cohabitera comme c’est le cas aujourd’hui en Grande-Bretagne, avec la stagnation. C’est d`ai1leurs pour désigner une telle situation que les auteurs anglo-saxons ont forgée, comme nous l'avons indiqué plus haut, le vocable de « stagflation ».
Si, comme nous l’avons vu, la croissance dans l'état actuel de l’économie libérale (Il n'est point utopique de prévoir que l’économie mondiale serait dans les quelques années à venir dominée par une centaine d`entreprises multinationales) a pour corollaire 1”inflation, la réciproque est tout aussi vraie.
En effet, en période inflationniste les entreprises ont des possibilités de vente beaucoup plus grandes qu’en période de stabilité des prix. En gonflant leurs bénéfices, l’inflation incite les chefs d'entreprises à investir d’avantage et à rechercher de nouveaux débouchés. Il y'a lieu d’ajouter également qu’un haut niveau de salaires, qui constitue par définition une source d’inflation, incite les producteurs à introduire sur le marché de nouveaux produits plus sophistiqués et donc plus chers, étant entendu que seule une population à haut niveau de vie peut accéder aux biens dont la fabrication exige un degré élevé de technologie.
On comprend dès lors que les pays riches trouvent en eux - mêmes les meilleurs débouchés. On comprend également la thèse selon laquelle une légère inflation doit être du moins provoquée sinon tolérée pour favoriser la croissance de l’économie. Mais l'expérience prouve qu’il est pratiquement impossible (à moins de recourir à des mesures dirigistes) de contenir l'inflation dans les limites souhaitées. Le propre de l’inflation n’est-il pas de revêtir toujours la forme d’une spirale ?
A regarder de près le phénomène de la croissance elle-même, il ne serait pas impossible que l'observateur aboutisse à des conclusions surprenantes.
En effet lorsqu’on constate que de plus, de nouveaux produits sont introduits sur le marché à des prix beaucoup plus élevés que ceux des produits qu’ils remplacent on est amené à conclure que le produit national s'est accru. Or, en vérité cette croissance est souvent fictive. La production a certes augmenté en valeur mais néanmoins elle n’a pas évolué ou si peu en quantité. Comme il est évident que l’innovation constitue désormais le ressort de l’économie moderne, il n’est pas exagéré d`affirmer que la croissance économique qui découle de l’application de ce principe n’est en fin de compte que nominale... Si par ailleurs, on considère que cette éco mie fait une place de plus en plus grande aux services (qui constitue secteur de choix pour une croissance fictive) on peut aisément conclure que la croissance n’a pas d`autres liaisons avec l’inflation que celle d'être désormais assimilée à elle.
Dans ces conditions, certains n`hésitent pas à se demander si « le jeu en vaut la chandelle » c’est -à- dire s’il ne faut pas tempérer un tant soit peu le cercle infernal de la croissance dont les inconvénients et les risques sautent aux yeux (type pollution) et d’opter en revanche pour de nouvelles notions (qualité de la vie et bonheur national brut) ? C’est à l’évidence un problème ce un problème de pays riches...
Aïssa Baccouche