News - 07.07.2022

Selma Mabrouk : Autopsie du projet de Constitution de juin 2022

Selma Mabrouk : Autopsie du projet de Constitution de juin 2022

Par Selma Mabrouk, médecin, Constituante (2011 - 2014) - Une constitution est comme un conte.

Si le charme opère, plus on l’écoute et plus il nous envoute.

A contrario, il est des fois où le conte révèle au fur et à mesure ses intolérables dissonances.

Le projet de constitution publié ce 30 juin 2022 n’est pas un beau conte. Il raconte un pays et un peuple appelés à s’amputer d’une grande part de leur Histoire.

Ce n’est ni un oubli, ni une erreur.

L’auteur est juriste et connait le poids des mots.

Il raconte une vision du monde binaire et manichéenne, et entérine le rejet clair et définitif avec ce qu’il considère comme « la Tunisie esclave », la Tunisie moderne séculaire bâtie par les pionniers du mouvement de réforme national après l’indépendance et renforcée depuis des générations malgré les heurts et les vents contraires.

Ce projet rédigé entre quatre murs, à l’insu non seulement du public, mais aussi des plus proches collaborateurs, propose la rupture avec nos acquis sociaux, économiques et politiques et les troque contre une dictature où le religieux fera la loi de celui qui tient le gouvernail, le président tout puissant et intouchable de cette nouvelle république où tous les garde-fous de la constitution de 2014 ont été soigneusement neutralisés.

Analyse de la forme

La conception du projet de constitution publié au JORT ce 30 juin 2022 se base sur deux procédures consultatives, un
« pré-référendum » sous forme de questionnaire sur le net destiné à sonder l’opinion publique à propos d’une trentaine de questions et un brouillon de projet de constitution présenté par une commission spéciale mise en place par décret présidentiel.

Les deux procédures ont rencontré des écueils significatifs, essentiellement une faible participation citoyenne pour le questionnaire et le boycott d’un nombre non négligeable d’invités pour la commission de préparation du brouillon.

La nature consultative de ces deux procédures n’a permis ni droit de regard ni contrôle sur le projet final.

Le président de la République, en dépit de ce qu’énonce le préambule du texte, peut donc être considéré comme l’unique concepteur du projet de constitution publié par ses soins par décret présidentiel en ce 30 juin 2022.

Pour légitimer sa prise en compte comme source d’inspiration, il laisse entendre une consultation citoyenne massive (environ 500 milles citoyens sur 7 millions d’électeurs potentiels, soit seulement 10% du corps électoral) et un prétendu dialogue national préalable (seule une commission nommée par le président a délibéré sur des propositions).

Aussi peu satisfaisantes qu’elles soient, les deux opérations participatives ont tout de même abouti à une proposition de projet rédigée par deux experts constitutionalistes, qui ont dans la foulée consenti, contre toute transparence, à maintenir le sceau du secret en ne publiant pas le fruit de leur travail. Il fallait laisser la primeur de l’annonce au président de la République, qui s’était auparavant octroyé le droit de retoucher à son aise le projet.

Et c’est ce qu’il fit, sans autre forme de procédure.

C’est ainsi que nous nous retrouvons avec les deux experts qui clament à qui veut les entendre que le texte publié par le président n’a rien à voir avec leur proposition.

Ce 25 juillet, un référendum est programmé avec pour objectif l’adoption de ce projet.

La loi portant sur ce référendum n’a pas prévu de mesures en cas d’une trop faible participation, ce qui est paradoxal quand il s’agit d’une réforme du texte fondateur.

Au regard de la désaffection du public vis-à-vis du questionnaire, la répétition de ce désintéressement est possible, et peut avoir des conséquences délétères sur les résultats du référendum.

Ce qui veut dire que pour le 25 juillet courant, les absents auront tort.

Ce qui veut dire que, s’il fallait le rappeler, une constitution ne se mesure pas à la personnalité du gouvernant que l’on apprécie ou que l’on rejette.

Une constitution doit être évaluée en tant que telle, c’est-à- dire en tant que texte fondateur pour les décennies à venir. Pour les générations à venir.

A bon entendeur salut!

Analyse de fond

Le projet de constitution se présente en un préambule et dix chapitres.

Ce que m’a appris l’expérience de rédaction de la constitution de 2014 dans le contexte du bras de fer avec les islamistes, c’est que ces derniers ne lâchent pas des bombes de la même taille et qui doivent exploser en même temps. Quelques-unes sont là pour être décelées rapidement et occuper l’attention de l’ennemi. Les autres sont conçues pour être détectées le plus tard possible, au mieux quand il est trop tard pour les désamorcer. Et enfin quelques autres sont destinées à rester cachées et n’être activées qu’en cas de besoin, ou après que le contexte ait changé en leur faveur.

Ce projet comporte exactement le même type de menaces, savamment dispatchées dans le corps remodelé de la constitution de 2014. Certaines sauteront aux yeux de la plupart des lecteurs, d’autres interpelleront certains, et une troisième catégorie réserve ses secrets pour plus tard.

Préambule

Le préambule est long, dense et volubile. Pourtant, les appels à modifier la constitution de 2014 se basaient entre-autre sur la trop grande complexité du sien.

Sachant que le préambule est censé refléter la direction du nouveau texte fondateur et sachant qu’il peut être interprété au même titre qu’un article et avoir des effets juridiques, son impact est majeur.

  • Réécriture de l’Histoire et nouvelles références

Le préambule aborde des références historiques précises et exclu d’autres de façon tout aussi explicite.
Nous avons d’abord le mouvement de la renaissance intellectuelle de la moitié du 19ème, puis le mouvement de libération nationale dans sa première version, né dans les années vingt.

Un soin particulier est pris pour ne pas nommer explicitement le vieux Destour et pour occulter le renouvellement du mouvement dans les années trente via le Néo Destour.

Dans la foulée, l’indépendance est brièvement indiquée, puis l’on fait un grand saut en avant pour arriver au seuil de la révolution, prenant en compte la date du 17 décembre 2010, et occultant celle du 14 janvier 2011.

Un premier tri est donc fait.

Effacé, le mouvement national de réforme.

Effacée la construction de la Tunisie moderne, la sécularisation et l’organisation de son Etat, et sa politique de
développement de l’individu de façon égalitaire via la généralisation de l’éducation et de la santé et la réforme du statut des femmes et de la famille.

Puis du 17 décembre 2010, l’on survole les années pour atterrir au pied du 25 juillet 2021, date de l’ultime sauvetage. Car, oui, l’on comprend grâce à ce préambule que la Tunisie n’a été depuis 1956 que douleurs et souffrances.

Et que la voie du salut est toute tracée dans ce projet.

Puis l’on appelle à la rescousse le passé constitutionnel du pays.

La Tunisie est en effet riche de son passé constitutionnel. Mais que retient ce projet comme référence dans ce domaine ?

La constitution de Carthage, émergeant dans ce paragraphe volubile tel un alibi bien commode ?

La foison de détails est en effet destinée à d’autres textes. D’abord le pacte fondamental (3ahd El Amen) de 1857 puis la constitution de 1861, et sa déclaration des droits des sujets du Bey.

Ni la constitution de 1959, ni celle de 2014 ne sont citées.

Tout au plus, le préambule consent que la Tunisie indépendante a été régit par des lois fondamentales.

A la bonne heure !

Et quand on pense que le voyage dans le passé lointain est clos, l’on a la surprise d’apprendre avec force détails encore
qu’au début du 17ème siècle, fut rédigé « une des constitutions les plus importantes qu’aurait connu la Tunisie », dit « Al Mizen » (la balance). Elle aurait été distribuée aux habitants sous forme d’un livret rouge, leur permettant ainsi de veiller par eux-mêmes à son application et de contrôler les éventuels dérapages.

Au vu de cette liste de références historiques qui ignore sciemment la période moderne et séculaire, l’on juge à sa juste valeur la formulation du début du préambule : « rectifier le cours de l’Histoire ».

Coïncidant avec la commémoration de la promulgation de la République (cela est méticuleusement précisé), le 25 juillet 2021 est revendiqué comme point de départ de cette « opération de redressement historique ».

Le projet se permet donc de faire fi d’un passé cher aux tunisiens et aux tunisiennes, ce Peuple qu’il se targue de parler en son nom. Le besoin de détruire ce qui a été construit avant, et d’essayer d’en effacer les moindres traces persiste à être ce mal mystérieux dont nos dirigeants demeurent atteints. Or un des piliers du développement est la continuité. C’est de savoir changer sans détruire le patrimoine, et réformer sans dénigrer le passé.

Les paragraphes suivants nous permettent de voyager dans la Tunisie future telle que tracée par le projet.
Liberté, démocratie et indépendance, affublées de l’adjectif « véritable », entrent en résonance avec cette histoire « rectifiée ».

Mais qu’est-ce qu’une liberté véritable, une indépendance véritable, une démocratie véritable? Qu’est-ce aussi qu’une souveraineté complète ?

Au fil de la lecture du texte, l’on comprend que pour ce projet, avant lui, l’indépendance, les libertés et la démocratie étaient fausses, la souveraineté incomplète.

Et que le « nouvel ordre » va remédier à tout cela. Et mettre fin à notre « état d’esclavage ».
Cette vision manichéenne mène tout droit vers un face à face entre les détenteurs de la vérité et ceux qui prônent le mensonge.

Par ailleurs, le préambule défini la démocratie véritable par celle qui allierait démocratie politique et démocratie économique et sociale. Mais le bât blesse quand la démocratie politique se retrouve réduite au droit à des élections libres, vision exiguë similaire à ce que défendaient les islamistes d’Ennahdha. « Un droit de demander des comptes aux représentants choisis » est rajouté, mais le texte montre qu’aucun moyen de contrôle démocratique n’est donné aux citoyens.

En comparaison avec le préambule de 2014, outre le tri sur le plan des références historiques, l’on ne peut ignorer les thèmes balayés par la nouvelle version. Nous pouvons citer parmi ces mots-clés la volonté de rupture avec l’autocratisme et la dictature, la démocratie participative, la transparence, les droits de l’opposition et le droit à la compétition politique, l’alternance pacifique au pouvoir, la séparation des pouvoirs, l’égalité entre citoyens, la citoyenneté, la nature civile de l’Etat, la référence des droits de l’Homme universels, etc.

D’autres absents interpellent en particulier l’éducation, l’enseignement, la science, les arts, la culture, la santé, le sport, les défis énergétiques, l’eau, la jeunesse etc…Seul la protection de l’environnement est prise en compte, dans une phrase en partie empruntée au préambule 2014, et qui semble maladroite, conditionnant le développement durable à la seule lutte contre la pollution et la désertification.

Ceci nous amène à analyser les bases sur lesquelles se construit ce projet.

  • Les bases du projet de constitution

- La suprématie de la constitution, fondement du droit positif, ne figure nulle part dans ce projet.
- Le projet annonce un « nouvel ordre constitutionnel » basé sur le concept « d’Etat de droit », mais ce dernier est immédiatement mis en arrière-plan derrière celui de « société de droit ».

La « société de droit » est un terme ambivalent. Ce qu’on peut dire est que l’Etat se base sur trois fondamentaux, territoire, souveraineté et peuple, alors que la notion de territoire n’intervient pas dans la définition de société.

Le modèle cité du « livre rouge » du début du 17ème refléterait il ce qui est sous-entendu par « société de droit » ?

Le peuple exercerait sa souveraineté via la loi reflet de sa volonté, adoptée par ses représentants, et agirait par lui- même en conséquence pour que la loi soit appliquée. C’est le respect par le peuple des lois mais pas seulement, puisqu’il veille lui-même à ce que la loi soit appliquée, et s’oppose à tout ce qu’il considérera comme atteinte contre la loi.

Le peuple est-il donc appelé à remplacer l’Etat dans son rôle de veille à l’application de la loi et de répression en cas de dépassement ?

  • Identité nationale

« Nous le peuple tunisien faisons partie de la Omma arabe, et insistons sur notre attachement aux dimensions humanistes de la religion musulmane. Et nous insistons sur notre appartenance au continent africain qui porte le nom antique de notre pays».

Ce paragraphe évoque l’identité du peuple tunisien, mais se tait sur celle de son territoire. C’est la seconde fois, avec la « société de droit », qu’apparaît un concept-La Omma- excluant la notion d’Etat et de territoire, et mettant l’accent sur le peuple.

La définition de l’identité du peuple tunisien telle qu’inscrite dans ce projet pourrait se résumer ainsi : Nous sommes des arabes, attachés aux dimensions humanistes de la religion musulmane et reconnaissant notre africanité. Une description avare, excluant maintes autres dimensions, conséquences de notre situation géographique et de notre riche histoire. Nous pouvons citer l’appartenance au Maghreb, l’appartenance à la Méditerranée (décidément mal aimée des islamistes). Et de façon évidente notre appartenance au monde. Par ailleurs, outre la composante arabe de notre culture et du peuple, existe aussi la composante Amazigh, la composante de confession juive etc.

A rappeler que les récriminations antérieures contre la constitution de 2014 étaient axées sur la mauvaise gestion de la question identitaire.

Alors pourquoi réécrire une constitution pour retomber dans le même piège ? Ou est-ce que ce projet est l’occasion d’inscrire dans le marbre une vision communautaire étroite ?

  • Relations étrangères

Après s’être défini uniquement en tant que peuple arabe africain appartenant à une entité abstraite juridiquement parlant, La Omma islamia, le projet enfonce le clou de l’isolationnisme en affirmant refuser de contracter des alliances « à l’étranger ». Une phrase qui pèche par son inadéquation, et son manque de précision préjudiciable. S’il s’agit d’alliances contraires à l’intérêt national, c’est ce dernier critère qu’il aurait fallu faire valoir. La même remarque s’applique au rejet de « l’ingérence étrangère ». Où se placent les principes de coopération avec les autres pays du monde pour tenter de relever les défis majeurs de ce siècle ? Où se placent les principes de solidarité entre peuples pour l’épanouissement des valeurs humanistes ?

A propos du paragraphe sur la Cause Palestinienne, c’est tout autant un positionnement politique qui n’a pas sa place dans la constitution. Ce n’est ni son inscription qui fera que l’on soutienne avec plus de ferveur la Cause Palestinienne, ni l’absence de son inscription qui fera l’inverse. Dans ce projet, le positionnement est encore plus détaillé que dans la constitution de 2014, rajoutant le soutien à un Etat Palestinien sur les terres de Palestine, avec Jérusalem comme capitale. Cet ajout conforte l’idée qu’il s’agit bien d’une thématique qui ne relève pas de la constitution, car cette modification s’est imposée par l’évolution du conflit entre 2014 et 2022.

  • Le régime politique et les objectifs du nouveau projet

Le préambule se termine par la description du nouveau régime politique, décrit comme étant une séparation entre les fonctions exécutives, législatives et judiciaires et du maintien d’un équilibre entre elles. L’on s’attendait à cette réforme désincarnant les pouvoirs publics et judiciaires en portant atteinte à leur autonomie. Aucune mention de la démocratie dans ce paragraphe, ce qui est logique puisqu’un des fondamentaux d’une démocratie (la séparation des pouvoirs) a été supprimé.

Ce sera au seul régime républicain de se porter garant de la souveraineté du peuple et du partage équitable des richesses.

Le préambule se termine par une profession de foi sur la volonté d’œuvrer pour un développement économique et social durable et un environnement sain, ce dernier étant considéré comme condition sine qua non pour qu’il y ait développement durable.

Une fin de préambule en queue de poisson, peu convaincante car en rupture avec les fondamentaux du développement de la société tunisienne, axé sur la promotion de l’individu (aucun mot sur l’éducation, les arts, la science etc.). Ce paragraphe apparaît aussi déconnecté des défis des décennies à venir (modification profonde du marché de l’emploi, intelligence artificielle, de la cyber-guerre, de la biotechnologie, de la technologie de l’information de la communication, défis énergétiques, en particulier les énergies renouvelables etc.).

C’est dans ce paragraphe appelé à porter une vision d’avenir réconfortante pour notre jeunesse qu’on attendait la foison de détails, mais c’est dans les règlements de comptes étroits avec telle ou telle gouvernance et modèle de société que s’est véritablement prononcé ce préambule.

Les articles

Introduction

Les chapitres portant sur les principes généraux et les droits et libertés de la constitution de 2014 paraissent à première vue globalement reconduits, ce qui ravi le lecteur qui découvre cette longue liste de droits et de libertés.

Mais le diable se cache dans les détails et les changements souvent discrets ont un impact gigantesque.

Le remodelage des chapitres portant sur les pouvoirs publics et le pouvoir judiciaire, devenus tous des « fonctions », est drastique.

Les instances constitutionnelles indépendantes ont été enterrées et l’organisation du pouvoir régional est dorénavant une affaire de loi.

  • Analyse des principales modifications par rapport à la constitution de 2014

La « société de droit » partie de la omma islamia : La disparition de l’Etat civil :

- La suppression du terme religion et langue arabe de l’article 1, permet de rendre exclusive la notion d’appartenance du peuple tunisien à la omma islamique. La suppression de l’article 2 de la constitution de 2014 permet de tirer un trait sur une des garanties constitutionnelles du caractère civil de l’Etat.

- L’article 2 du projet affirme le régime républicain sans en donner ni les fondements ni les caractéristiques. Un nouvel article (10) énonce que le statut de la République (la traduction littérale de tughra, c’est monogramme, ou entête) sera précisé par la loi. S’agit-il de donner un nouveau nom à la République Tunisienne via une loi ?

- L’article 3 porte sur l’exercice de la souveraineté par le peuple sans en fixer les modalités et en effectuant un renvoi au reste du projet pour définir ses mécanismes. Pourquoi cette avarice en termes de détails pour un article aussi important, alors que d’autres articles de bien moindre importance en regorgent ? Le projet aborde la question dans le préambule, affirmant que le peuple est détenteur de la souveraineté, et que le régime républicain est le plus adapté à la protéger. L’ambiguïté reste totale.

- L’article 4 porte sur l’unité nationale mais se tait sur la protection du territoire.

- L’article 5 constitue une clé de voute du projet.

Dans ce contexte où tout ce qui a trait aux caractéristiques d’un Etat civil a soigneusement été supprimé, cet article constitue une menace directe pour les libertés et les droits acquis depuis l’indépendance, et donc un danger pour le modèle sociétal tunisien.

« La Tunisie fait partie de la Omma Islamia et seul l’Etat a comme obligation de veiller à la mise en application des finalités de la religion musulmane en ce qui concerne la conservation du soi, de l’honneur, de l’argent, de la religion et de la liberté ».
Ce sont littéralement les objectifs de la charia islamique que l’Etat de façon exclusive se doit d’appliquer (à noter que le projet a pris des libertés vis-à-vis des définitions classiques de makassed acharia, retirant la raison et rajoutant la liberté).
Par ailleurs, s’il est spécifié que seul l’Etat est apte à gérer la religion (interprétation, législation), la question de la mise en application des préceptes reste entière. En effet, dans le préambule, le nouvel ordre a été défini entre-autre par un peuple qui veille lui-même à l’application des lois.

Deux entités se retrouvent ainsi concernées par le contrôle de l’application des finalités de la charia, l’Etat et le peuple.

De façon cohérente à ce qui précède, l’article sur la neutralité politique des mosquées et autres lieux de culte a été retiré.

- La suppression totale des articles portant sur l’armée nationale et sur la sécurité nationale (avec leur caractère républicain et le monopole de l’Etat de constituer des forces armées) pose le problème d’un silence juridique dans un secteur aussi sensible.

- Le point d’orgue du remodelage constitutionnel dans le domaine des libertés et des droits est la nouvelle clause générale, l’article 55, fantôme de l’article 49 de 2014.

Les verrous établis pour protéger les droits et les libertés de tout abus de pouvoir ont sauté.

Dans la constitution de 2014, la restriction des droits et libertés et de leur exercice étaient conditionnés par l’obligation de répondre aux exigences d’un Etat civil et démocratique.

Le retrait pur et simple de cette condition de ne restreindre les droits et les libertés et leur exercice que par des limitations qui répondent aux exigences d’un Etat civil et démocratique sonne le glas du droit positif et ouvre la voie aux abus de pouvoir.

Nous nous retrouvons dans ce projet avec un contexte qui conditionne l’interprétation des droits et des libertés de façon totalement différente que dans la constitution de 2014. Si cette dernière avait réussi à garantir l’Etat civil, le droit positif et les acquis de la Tunisie moderne malgré les innombrables trappes posées par Ennahdha, ce texte-ci inscrit de façon explicite que l’on n’est plus dans le droit positif, mais bel et bien dans le droit religieux le plus exclusif. Comment peut-on espérer garantir la liberté de conscience, de culte, de pensée ou d’expression dans un tel contexte ?

Comment peut-on espérer garantir les acquis en termes de droits des femmes et de droits des enfants ? Qu’adviendra-t-il de l’égalité des genres avec un tel texte ?

  • La Tunisie non révolutionnaire : La microchirurgie à la rescousse

L’article 16 : La formulation originale de ce thème (article 13 de 2014) établissait la souveraineté du peuple sur ses ressources naturelles et les modalités de contrôle de leur exploitation.

A première vue, l’on dirait que l’article est inchangé.

Mais à y regarder de plus près, l’on s’aperçoit que la nouvelle version a introduit une nuance discrète, mais de taille : Le changement de ressources naturelles par ressources de la patrie, terme ambigu qui permet de noyer le poisson.

Il est vrai que l’article 13 avait fait trembler les galeries de l’assemblée lors de son adoption, et était loin de faire l’unanimité dans certains cercles ayant pignon sur rue.

Et ce projet a fait le choix de la marche arrière.

Contrôler les contrats sur l’énergie renouvelable, le soleil, le vent, l’eau, les ressources minières etc…ne constitue donc pas une priorité pour ceux qui ne jurent que par l’absolue nécessité d’une démocratie économique et sociale et d’un développement durable…

-Pour terminer le volet des libertés et des droits, l’on peut citer un nouvel article qui semble incongru, l’article 26.
Placé au beau milieu du chapitre, il énonce que la liberté de l’individu est garantie, contrastant avec le reste des énoncés qui s’adressent aux citoyens et/ou à l’Etat.

Si l’idée était de prévoir des garanties aux non citoyens présents sur notre sol, cet article ne paraît pas adapté, sa formulation étant trop vague. Car de quelle liberté parle-t- on ? Et de quel individu s’agit-il ? Cet article n’a pas encore livré tous ses secrets à mon humble avis.

Les fonctions publiques

Les pouvoirs publics sont rétrogradés au rang de fonctions. Les domaines législatif, exécutif et judiciaire perdent ainsi leur autonomie en comparaison avec 2014. Et cela se vérifie dans les articles correspondant à chacun de ces trois piliers de l’Etat.

  • Fonction législative

Dans le chapitre consacré à la « fonction législative », deux assemblées sont mises en place, un parlement et une assemblée des régions.

Les procédures de l’élection des élus sont tues en ce qui concerne l’assemblée des représentants du peuple (laissant peut-être la possibilité d’une élection indirecte prévue dans la loi).

Pour la seconde assemblée, la procédure d’élection des élus régionaux (trois par région) et départementaux (un par département) est détaillée. Mais l’absence totale des critères permettant de définir lesdites régions et les dits départements, laisse libre cours à la loi de le faire. Cet état de fait couplé à l’annulation de tous les paramètres du chapitre consacré à l’organisation du pouvoir local dans la constitution de 2014 constitue un vide juridique qui représente un danger en soi.

Surtout que le préambule annonce « un nouvel ordre constitutionnel ».

Aucun article ne clarifie les procédures de formation du bureau des deux assemblées. Les présidents des assemblées, les vice-présidents et les assesseurs seront-ils élus par leurs pairs, ou seront-ils choisis différemment ? Permettre à la loi d’en décider peut nous faire la surprise d’une direction des assemblées nommée par les soins du président de la république.

Les députés de l’assemblée des représentants du peuple peuvent être révoqués selon les conditions prévues par la loi électorale. En ce qui concerne l’assemblée des régions, il n’y a pas de révocation prévue de façon explicite, mais « le remplacement » d’un élu se ferait selon la loi.

Il n’est pas fait mention des droits de l’opposition parlementaire, voire pire, le terme opposition ne figure nulle part dans ce projet.

L’article 66 enfonce le clou à ce propos.

Il peut sembler à première vue opportun au vu du mandat législatif précédent, en sachant qu’une constitution ne doit pas être l’otage des aléas de la période de sa rédaction. Mais dans ce contexte où l’opposition parlementaire n’est pas protégée, cet article fait office de menace directe dirigée vers ceux qui « bloqueraient les travaux de l’assemblée ».

Ce qui interpelle aussi est que depuis de longs mois, les discours politiques préalables à ce projet ont martelé la nécessité de modifier la constitution de 2014, voire de la jeter aux oubliettes. Ils se sont principalement appuyés sur les dérives des assemblées de ces dernières années, et ont martelé la promesse d’y remédier. Ils ont cristallisé leurs griefs contre l’immunité dont jouissent les parlementaires, la considérant comme étant un paravent contre les poursuites judiciaires éventuelles et la garantie de pouvoir s’adonner à la corruption sans crainte.
Alors comment expliquer que l’on retrouve textuellement dans ce projet les mêmes conditions de protection pour les futurs élus ? La même remarque s’applique pour les juges.

Les pouvoirs du président de la république

Cette analyse ne peut que commencer par la remarque suivante :

- Le serment du président de la République a été changé. Pourquoi ?

Que justifie que l’on remplace « Tunisie » par « la patrie » ou par « le pays » ?

Pourquoi changer la formule « je jure de respecter l’intégrité de son territoire » par « je jure de respecter son intégrité » ?

Pourquoi effacer complétement la phrase « je jure de lui être loyal » ?

Même si dans le texte de l’article 91 le terme « intégrité du territoire » existe, ces changements du serment présidentiel ne peuvent être sans justifications.

La réponse se trouve-t-elle dans cette nouvelle définition de la Tunisie, avec la suppression de l’article 1 au bénéfice de l’appartenance à la Omma Islamia, qui n’intègre pas la notion de territoire, et qui se défini seulement par son peuple, ladite « société de droit », une société appelée à rompre avec le droit positif au bénéfice du droit religieux ? Et le président, en son âme et conscience, ne peut jurer que sur en quoi il croit.

  • La fonction législative du président de la République

Le projet prévoit la classique prérogative de présenter à l’assemblée des projets de lois prioritaires. Mais il prévoit
aussi des cas de figure qui lui permettent d’élargir son domaine d’intervention. Il y a possibilité que l’assemblée délègue sa fonction législative au président de la république, sans que soient définis, ni le contexte qui nécessiterait une telle mesure, ni la durée de cette dérogation de pouvoir (article 70).

Une nouvelle disposition permet au PR d’émettre des décrets dans le domaine législatif pendant les vacances parlementaires (décrets que le parlement peut adopter par la suite).

Le président peut contester le domaine législatif. Soit il considère qu’une partie de ce domaine revient aux dispositions administratives, et dans ce cas il peut émettre un décret dans ce domaine avec pour arbitre le tribunal administratif. Soit il juge qu’un projet de loi ou un amendement a empiété sur les dispositions administratives et c’est à la cour constitutionnelle de gérer le litige (article 76).

  • Le pouvoir exécutif du président de la République

Il nomme le chef du gouvernement (sans aucune obligation de choix préalable en fonction de la représentation politique des dites assemblées), et il nomme les ministres. Et il peut révoquer le chef du gouvernement ou un ou des ministres sans avoir ni à se justifier ni à consulter quiconque.

Il nomme les hauts postes civils et militaires, juges compris.

Il a le pouvoir de dissoudre l’assemblée, mais celle-ci n’a pas le pouvoir de le révoquer.

Quant au gouvernement, il n’est responsable de ses actes que devant lui.

Les deux assemblées réunies ne peuvent adopter de motion de censure qu’au deux tiers des voix. Ce qui implique littéralement une impossibilité de le faire. Le gouvernement est donc indétrônable…. sauf si le PR le décide.

En cas de présentation infructueuse d’une seconde motion de censure, le PR a le choix de démettre le gouvernement ou de dissoudre l’une ou les deux assemblées.

L’article 96 est une sorte d’article toutes options, qui rend le président seul maître à bord, sous couvert de circonstances exceptionnelles que lui-même est le seul à pouvoir définir et le seul à décider d’y mettre fin.

  • La fonction judiciaire

Les conseils des différentes magistratures sont organisés selon la loi, sans plus de précision.

Le Président nomme les juges sur proposition desdits conseils

La cour constitutionnelle fait office d’un chapitre différent de celui de la fonction judiciaire. Ses membres sont nommés ès qualités et choisis parmi les plus anciens présidents des différents tribunaux de cassation judiciaire et administratifs et de la cour des comptes.

Il est précisé, contrairement aux assemblées législatives, que le président de la cour constitutionnelle est élu par les membres de son conseil.

A noter qu’en cas de vacance définitive du pouvoir présidentiel, c’est au président de la cour constitutionnelle de le remplacer tout en ne pouvant plus jamais jouir du droit de briguer la présidence de la République lors des élections suivantes (un véritable vœu de chasteté).

L’organisation de la cour, la protection et la rémunération des membres de la cour dépendent de la loi. Indépendante

Les instances constitutionnelles indépendantes

Rien dans ce projet ne mérite cette qualité d’instance constitutionnelle indépendante.

Celles-ci ont déserté le projet de constitution. Exit l’ISIE, la HAICA, l’instance des droits de l’homme, l’instance pour le développement durable et la protection des générations futures et l’instance pour la bonne gouvernance et la lutte contre la corruption, telles que prévues dans la constitution de 2014 (sachant que la HAICA et l’instance contre la corruption qui ont exercé durant cette dernière décennie ne répondaient pas encore aux critères constitutionnels par manque de volonté politique, à l’instar de ce qui s’est passé pour la cour constitutionnelle).

Le domaine de régulation des médias audio visuels est absent. Bon retour au ministère de l’information…

Il ne reste plus qu’une ISIE pour laquelle rien n’est précisé sur les modalités de choix des membres de son conseil, et qui ne jouit d’aucune autonomie de gestion. Une instance de façade qui dépend du législatif et de l’exécutif et qui usurpe la qualité d’indépendante.

Comment ce projet peut-il affirmer se baser sur la souveraineté et la volonté du peuple quand d’ores et déjà il prévoit des élections sous le joug du pouvoir en place ?

Un nouveau venu a fait par contre son entrée, avec une composition tout aussi soumise à la bonne volonté du législatif et de l’exécutif.

C’est le haut conseil de l’éducation. Au vu du préambule dans lequel aucune allusion à l’éducation, la science, les arts, le sport, la culture n’a été faite, et où est actée la rupture avec la Tunisie moderne construite par les pionniers après l’indépendance

Au vu des principes généraux et la clause générale, où la rupture avec l’Etat civil est totalement accomplie

L’on ne peut que s’attendre à une forte composante de divers oulémas et autres savants de la dernière heure pour composer cette haute autorité, avec le noble but de former correctement les générations futures.

Et de rompre définitivement tout espoir de développement. L’on peut apprendre à bêler à un humain. Mais l’on ne peut apprendre aux moutons à parler.

La révision de la constitution

Les demandeurs sont le PR ou le tiers des membres de l’assemblée

La chasse gardée-les articles non révisables- sont le régime républicain et le nombre et la majoration de la durée des mandats présidentiels.

Les droits et les libertés, que l’on ne pouvait amender en 2014, ne sont plus du domaine non révisable.

Si le projet de révision est adopté aux deux tiers en première lecture par l’assemblée législative, le projet impose une seconde lecture trois mois après pour que cette révision soit effective. Sauf que le PR a le pouvoir de dissoudre la ou les assemblées. Si la révision ne satisfait pas le PR, nous pouvons imaginer qu’il pourrait recourir à la dissolution pour se débarrasser des élus troubles fête.

Selma Mabrouk