Hédi Jalleb, directeur général des Archives nationales : accélérer la numérisation et permettre une consultation en ligne
La transition numérique opérée par les Archives nationales est un véritable cas d'école. Il fallait tout-à-la fois accélérer la numérisations des fonds déposés et acquis, mais aussi prendre en charge le contenu des sites web officiels (Présidence de la République, Gouvernement, Parlement, etc.). L'objectif, outre la conservation, est de permettre leur consultation à distance, à partir d'une plateforme interactive, facilitant la recherche. Le mode opératoire nous est expliqué par le directeur général des Archives nationales, le Pr Hédi Jalleb.
Comment avez-vous procédé ?
Toutes ces considérations ne nous ont pas échappés. Nous devons y répondre rapidement, méthodiquement et réussir notre passage vers le numérique. La stratégie fixée est d’accélérer la numérisation des documents anciens ou récemment versés et de les intégrer dans une plateforme dédiée. A la base, chaque pièce est soumise à identification, indexation pour une référence archivistique et insertion dans la base de données. Un atelier spécialisé se charge de la restauration, si nécessaire, et un autre de la numérisation.
Initialement, c’était le microfilmage ?
Absolument. A l’origine, l’essentiel du travail se faisait à partir du microfilmage. On y procédait nous-mêmes pour ce qui concernes nos fonds et on recevait de nombreux versements tunisiens et étrangers sous forme de microfilms. Les équipes des Archives y ont acquis une grande expérience. Tout l’intérêt était alors de garder une trace des originaux et d’éviter leur consultation directement, ce qui pourrait les altérer. La numérisation a pris la relève et nous nous employons avec beaucoup d’attention à la conversion des microfilms, avec toute l’indexation qui l’accompagne. Il en va de même pour les photos et les documents audiovisuels.
Physiquement, comment sont conservés les documents ?
A ce jour, les Archives nationales comptent pas moins de 520.000 boîtes d’archives. La capacité de conservation est importante : elle s’étend sur 52 km, dans 48 magasins, hébergés sur 8 étages, au siège de l’institution, sur le boulevard du 9 Avril, à Tunis. Le taux d’occupation actuel est de la moitié. Pour les archives intermédiaires, nous disposons d’une annexe implantée au nord de Tunis, dans un site protégé, 16 magasins. Les représentants de tous les ministères et des organismes concernés peuvent y accéder et disposent de locaux qui leur sont affectés.
Vous n’êtes pas submergés par les versements effectués par des indépendants ?
Nullement ! Bien au contraire, nous les encourageons. Les versements par les indépendants étaient suspendus depuis 1956. Seules les archives de l’Etat étaient prises en charge. Ils ont repris en l’an 2000, constituant 200.000 boîtes d’archives à fin 2021, et occupant ainsi près de 27 km de linéaires.
Quelle est l’origine de ces archives ?
Elles proviennent de différentes sources : partis politiques, organisations nationales, associations, figures politiques, culturelles, littéraires, artistiques et autres, ou leurs familles. Elles sont précieuses et constituent un élément important de la mémoire collective.
Pour encourager cette pratique, nous avons multiplié les incitations. D’abord, nous avons instauré une règle de versement réversible. A tout moment, chaque déposant peut solliciter la récupération des documents versés totalement ou en partie. Il peut également obtenir une copie numérisée des pièces versées.
L’essentiel pour nous, ce n’est pas de collectionner des documents, mais de conserver l’information qu’ils contiennent. C’est ce qui servira pour les chercheurs et pour les autres consultants des Archives nationales.
Ce n’est pas facile de se séparer de ses archives et de vous les léguer...
C’est toujours très émouvant. Mais, le fait de savoir que c’est réversible, ce qui laisse la possibilité de les reprendre et qu’une copie numérique est remise, est très encourageant.
Nous avons connu des situations très particulières, comme celle du grand homme de théâtre Jamil Joudi qui nous a tout confié, même des costumes de théâtre. Une fois les cartons embarqués, nous nous sommes rendu compte que nous avons pratiquement tout vidé dans son appartement. Emu, il était cependant fort content de voir tous ses documents conservés au bon endroit et servir pour la mémoire nationale. D’ailleurs, après son décès, nous avons tenu à lui rendre hommage au siège des Archives nationales.
Je pense aussi à un autre illustre homme de théâtre, Mongi Ben Yaïche. Sa famille nous a remis un fonds précieux, riche notamment des textes de plus de 300 pièces de théâtre.
Parmi les figures politiques, je citerai l’ancien ministre, président de l’Assemblée nationale et grand écrivain, Habib Boularès. Ses archives sont d’une grande valeur.
Qu’en est-il des consultations ?
L’engouement pour la consultation s’est fortement accru depuis 2011. Rien que l’année dernière, pas moins de 21.000 consultations ont été enregistrées dans nos salles, au siège des Archives nationales. Il s’agit en bonne partie de chercheurs universitaires et autres. Un intérêt particulier est porté à la politique étrangère tunisienne, depuis l’indépendance, sous Bourguiba. Les chercheurs sont édifiés, à travers des pièces originales, par les fondamentaux de cette politique, le nationalisme, la compétence des ministres et des diplomates, ainsi que par leur grande capacité de négociation.
Il y a aussi des personnes passionnées d’histoire, notamment l’histoire locale et l’histoire nationale. Des consultants cherchent à connaître l’histoire de leur région ou localité d’origine, en vue de l’élaboration d’un livre. Les exemples sont nombreux : Testour, El Hamma, Le Krib, etc. D’autres s’intéressent à la généalogie, à leurs aïeux, à l’histoire de certaines tribus et familles. Mais aussi, à l’action du gouvernement tunisien depuis l’indépendance. Ils trouvent tous avec bonheur des documents de grande valeur.
L’accès en ligne sera capital
Effectivement. Déjà, avec la numérisation, la tâche est facilitée. Tous les documents créés avant 1881 sont déjà numérisés. Il s’agit notamment de la Série A, relative à l’administration régionale (caïdats, etc.) et celle de l’Administration centrale. Les autres documents sont pris en charge à un rythme soutenu, en tenant compte de la qualité des documents et de la fréquence de leur utilisation.
La mise en ligne sur la nouvelle plateforme des Archives nationales permettra à un très grand nombre de consultants d’y accéder à partir de la Tunisie et de l’étranger. De nombreux chercheurs étrangers viennent spécialement à Tunis consulter nos fonds. Ils considèrent les Archives nationales comme la meilleure source pour l’histoire de la Méditerranée.
Vous avez dû vous battre avec toute vos équipes pour éviter, dès 2011, la prédation des archives de l’Etat, leur captage et leur disparition ?
Les risques étaient grands et multiples. En ces périodes très particulières, de relâchement de tentatives de main-mise et d’instrumentalisation, la plus grande vigilance est de mise. Dans l’accomplissement de leur mission, les Archives, nationales devaient à ce moment, encore plus qu’aucun autre, jouer pleinement leur rôle, interpellant les plus hauts dirigeants, agissant fermement auprès des pouvoirs publics, multipliant les appels pour la protection des archives.
Nous avons été confrontés à des convoitises, notamment pour ce qui est des archives de la présidence de la République ou du ministère de l’Intérieur, dont certaines parties voulaient s’emparer, comme l’IVD. Des résistances et des négligences ont été observées ici et là. Mais nos efforts ont fini par porter leurs fruits.
Comment la Tunisie a-t-elle pu récupérer ses archives alors en France ?
L’histoire mérite d’être racontée. Les archives françaises concernant la Tunisie, constituées par différentes sources, sont conservées en France entre le Quai d’Orsay et l’Armée essentiellement. Les efforts de la Tunisie pour en obtenir une copie ont été vains, jusqu’au début des années 1980. A la faveur d’un colloque international organisé en 1981 sur la rédaction de l’histoire du mouvement national, le Pr Moncef Chennoufi, qui en avait la charge, avait invité l’historien Charles André Julien, grand spécialiste français en la matière. A l’issue des travaux, Bourguiba devait recevoir les participants. On lui a alors soufflé l’idée de charger Charles André Julien d’approcher le président François Mitterrand, alors nouvellement élu à l’Elysée, au sujet d’une requête pour récupérer une copie des archives tunisiennes. La réponse, positive, n’a pas tardé.
Avec son habileté légendaire, le président Mitterrand y accédera en mentionnant sa décision par une simple ligne dans le procès-verbal de la première commission mixte tuniso-française qui s’en est suivie.
C’est ainsi que la Tunisie a récupéré 3.500 bobines de microfilms, chaque bobine contenant entre 1.200 et 1.500 microfilms. Un vrai trésor qui, lui aussi, fait l’objet de numérisation.