Riadh Zghal : Comment rassembler ce qui reste des croyants en la démocratie ?
Alors que le «peuple» si présent dans les discours de Kaïs Saïed a manifesté sa désaffection progressive vis-à-vis de la démocratie, ce dernier continue dans son forcing : une consultation dite populaire qui n’a attiré que 500.000 personnes, un référendum relatif à une nouvelle constitution dont il est l’auteur, qui n’a attiré qu’un tiers des électeurs (s’il faut croire l’ISIE), et entérinée malgré vents et marées, la révocation de plus de 57 juges et le refus d’appliquer la décision du tribunal administratif de la réhabilitation de 47 d’entre eux…
Quel espoir reste-t-il pour poursuivre le long processus de la transition vers une véritable démocratie? Celle qui ne se réduit pas à l’offre d’occasions de vote mais crée et entretient un environnement national de liberté, de prospérité, de justice et d’équité. Il semble que notre pays s’en est éloigné. Au lieu d’avancer dans ce chemin, il s’en éloigne inexorablement et aboutit pour le moment à une nouvelle autocratie, sous prétexte de « danger imminent ». Kamel Jendoubi, premier président de l’ISIE, qui a réussi à gérer les premières élections crédibles du pays, écrit : «Une élection ne suffit pas à affirmer qu’un régime ou un système est démocratique ; en revanche sans elle, il ne peut y avoir de démocratie.»
Sur un fond de crise multidimensionnelle générant pauvreté et délitement du contrat social, les partis politiques offrent un paysage querelleur, moins autour de visions et projets nationaux prometteurs, mais davantage guidés par un conflit de positionnement sur l’échiquier du pouvoir. La classe politique visible sur les media a peu changé. Ceux qu’on voit fréquemment sont les mêmes : ceux qui ont tenu tête à Ben Ali, qui se maintiennent aux commandes de leurs partis et ceux qui ont plus ou moins participé au pouvoir d’après la révolte de 2010-2011. Une révolte sans leadership, une société incapable de produire un leadership habilité à mobiliser les masses pour un programme répondant à la revendication de liberté et de dignité, des jeunes dans le désarroi car les perspectives d’avenir leur semblent bouchées.
Il est vrai que ceux qui étaient suffisamment téméraires pour militer dans l’opposition aux régimes autoritaires méritent le respect. Mais cela ne suffit pas pour diriger le pays. Ceux qui parmi eux s’y sont essayé, par eux-mêmes ou en recrutant des fidèles parmi eux durant dix ans, doivent avouer leur échec. C’est un échec cuisant, bien plus grave que l’échec des régimes qui les ont précédés car il est dramatique de gouverner sans vision, en misant sur les allégeances davantage que sur les compétences. Même si Bourguiba et Ben Ali avaient aussi misé sur les allégeances, ils avaient veillé à s’entourer d’un nombre importants de femme et d’hommes de valeur, à la fois techniquement et moralement, engagés qu’ils-elles étaient à servir le bien de la nation.
Il faut se rendre à l’évidence : il y a aujourd’hui un délitement de la classe politique à l’aune de ses échecs. Le peuple a manifesté sa défiance en traînant, de plus en plus, les pieds aux rendez-vous électoraux. Il reste, malgré tout, des motivés par l’action politique mais peuvent-ils changer de paradigme ? C’est que l’heure n’est plus à la guerre de positons mais à la nécessité de constituer un noyau dur d’acteurs politiques qui partagent une vision commune, qui soient en mesure de traduire cette vision en un programme d’action étalé sur le court et moyen terme et qui fasse sens pour le plus grand nombre de citoyens.
Une alliance entre partis s’impose pour la mobilisation des militants des formations politiques, dans leur diversité, et ceux de la société civile agissante qui adhère à cette vision. Car il faut des acteurs à la base pour diffuser une vision et un programme d’action de sorte qu’ils soient appropriés par le plus grand nombre de citoyens qui y voient une réponse à leurs aspirations.
L’existence d’une vision largement diffusée, constitue un repère et donne un but à l’action. Cela favorise une dynamique sociale génératrice d’un nouveau paysage politique avec un nouveau leadership, non pas celui qui encense un «sauveur propre» mais celui fait d’un collectif engagé, de nouveaux acteurs politiques, économiques et sociaux, de personnes au fait des exigences du moment, pas seulement au niveau national mais aussi aux niveaux local, régional et international. Un leadership qui veille à la bonne gouvernance à tous les niveaux et prépare l’avenir des générations frustrées du moment tout autant que celui des générations futures.
S’agissant du politique, l’enjeu actuel est de franchir le pas et de passer de la compétition visant la saisie du pouvoir, vers un rassemblement des forces et des moyens pour traiter les nombreuses crises que traverse le pays tout en entretenant le cheminement de la transition vers la démocratie. Bien évidemment cela n’exclut ni désaccords, ni conflits d’intérêt, ni diversité d’approche et d’idéologie, qui se manifesteront à plusieurs niveaux. Tout cela est le signe d’une santé sociale et politique, car seul l’autoritarisme fait croire au consensus sans faille. En revanche, sans un dénominateur commun d’approche en faveur de la démocratie, il y a turbulence, instabilité, et incapacité de mobilisation du plus grand nombre pour l’intérêt général. C’est l’image offerte par la situation actuelle du pays où règne le désordre, la corruption, l’improvisation, l’impunité et par suite l’incapacité de s’attaquer aux problèmes que vit la société et qui vont en s’aggravant. Et ce n’est pas la promulgation de lois plus ou moins improvisées sans application, n’en déplaise à nos éminents juristes, que l’on résout les problèmes de plus en plus complexes et exigeants de plus en plus de compétences.
Si une vision partagée est impossible à concevoir, il faudra alors s’attendre au pire. Les révolutions dans le monde depuis le 17e siècle jusqu’à nos jours ont été suivies d’étapes transitoires plus ou moins longues et parfois très violentes avant d’atteindre une stabilité politique. Jusque-là notre pays a été épargné par la violence extrême et généralisée. Cependant le risque est de se trouver dans une phase dont la durée peut être indéterminée comme c’est le cas d’autres pays du Sud notamment ceux d’Amérique latine : une période caractérisée par une alternance entre dictatures et gouvernement populistes. Alors ce seront des générations qui ne connaîtront ni équité, ni justice, ni démocratie réelle. Il y aura certes des élections mais le pays restera pauvre et sous développé.
On ne perd pas de vue en se référant à l’expérience des pays qui nous ont précédé dans la transition politique que la polarisation des conflits politiques engendre un recul sinon une rupture du processus démocratique, l’installation d’une dictature ou au mieux une autocratie assortie d’une petite dose de libertés. C’était le cas des pays d’Amérique latine durant les années soixante et soixante-dix du siècle dernier. Il semble malheureusement que notre pays est sur cette voie avec ce que cela implique comme générations sacrifiées sur le chemin cahotant de la démocratie, en attendant une probable nouvelle vague de courant démocratique.
Riadh Zghal