Tunisie: 3 Septembre 1934, naissance d’un Jugurtha victorieux
Par Aïssa Bacouche - Oh, je sais que la bourguiba mania fait florès. Mais, pour sa gouverne, Habib Bourguiba, lui, n’y est pour rien.
Retiré, malgré lui, de la scène à l’aube du 7 novembre 1987, il rendit ensuite l’âme au coucher du 6 Avril 2000. Il n’empêche. Ce fut un personnage de légende. Comme Jugurtha(1).
A l’instar du «guérillero» numide (160-104 a.v.J.C) qui inspira Senghor (1906-2001) dans son élégie de Carthage(2), il mena une lutte acharnée pour la libération de son peuple du joug du colonialisme, fût-il déguisé en protectorat.
Certains de ses contempteurs n’hésitent pas à mettre en doute ce rapprochement. L’un d’eux a osé écrire que ce prétendu combat «suprême» encensé par les laudateurs ne fut qu’une supercherie «suprême»(3).
Mais foin d’élucubrations hargneuses!
Venons-en aux faits marquants de notre Roman National.
Rentré à Tunis en 1929, après une vie studieuse et méritoire(4) à Paris, en compagnie d’une femme et d’un enfant, Bourguiba se destinait à la profession d’avocat. Mais voici qu’en 1930, un évènement va l’en dissuader: le déroulement en faste du congrès eucharistique à Tunis et l’acharnement des ouailles à annoncer à cor et à cri la 9ème croisade.
Le sort en fut jeté. Il plaidera désormais une cause beaucoup plus passionniste: la fin de la dépendance à l’égard de la France héritière de Saint Louis dont les troupes furent neutralisées en 1270 au cours de la 8ème et dernière croisade aux confins de l’Ariana.
Il intègrera avec certains de ses anciens camarades de Sadiki la commission exécutive du Destour, parti fondé par Abdelaziz Thaalbi (1876-1944) après avoir fondé le 1er Novembre 1932 un journal de combat: l’action tunisienne.
Las de l’inanité des dirigeants de ce parti(5), il en démissionne le 9 Septembre 1933. Il sera rejoint par ses compagnons avec lesquels il fondera le 3 mars 1934 à Ksar Helal un nouveau parti: Le néo-destour.
Une fois assurée de l’adhésion des nombreuses cellules implantées dans presque tout le territoire de la régence, il se lance à l’assaut de l’occupant non plus par des écrits fussent-ils véhéments et percutants mais cette fois-ci par le verbe, sonnant et incisif.
Dans un livre paru sous le titre «Bourguiba à la conquête d’un destin»(6) Sophie Bessis et Souhir Belhassen écrivent: Félicien Challaye (1877-1967) le philosophe français anticolonialiste que Bourguiba invita au printemps 1934 raconte sa tournée dans le pays aux côtés du combattant tunisien: «Il n’y avait de village où il ne prononçât un discours et où il ne visitait les familles une à une!».
Décidément, Bourguiba cherchait l’affrontement d’autant plus qu’en face il y avait un homme à poigne le résident général Marcel Peyrouton (1877-1983) qui a remplacé au pied levé M. Manceron Jugé trop timide environ les nationalistes(7).
Il fallut donc en découdre. Peyrouton ne trouve plus d’issue pour faire taire Bourguiba que de le bannir dans un territoire militaire.
Le 3 septembre 1934 les forces de police se présentent à son domicile à Monastir pour l’amener manu-militari à Kebili d’abord puis à Borj El Bœuf. Ce fut le déclenchement d’une épopée qui atteindra son apogée le 31 Juillet 1954 quand Pierre Mendés-France (1907-1987) éphémère président du conseil français (18 juin 1954 – 5 février 1955) vint à Carthage pour enfin abroger le traité funeste du 12 mai 1881.
Au surlendemain de la capture du Zaïm naissant, le 5 septembre des émeutes éclatent, notamment à Moknine. L’armée française a dû recourir aux armes. Il y eut des morts. Le soulèvement tant pressenti par Bourguiba va embraser le pays.
Bourguiba a pu avoir tontes les tares de l’homme politique(8), il n’en demeure pas moins qu’il paya de sa frêle personne pour mériter la consécration par son peuple de chef charismatique ; et cela n’est pas une galéjade. Balloté pendant de longues années entre les prisons et l’exil, il ne se laissera jamais désemparer.
Souvenons-nous: le sud tunisien (Kebili- Borj El Bœuf, Remada, Djerba) la prison civile de Tunis, Teboursouk, Tabarka, Fort Saint Nicolas à Marseille, l’île de Groix en Bretagne et l’île de la Galite où il passera, seul, tel un termite, deux années entières (21 mai 1952 - 20 mai 1954).
Bourguiba dût-il souffrir dans sa chair, il ne plia jamais. Aux pires moments où ses compagnons fléchissaient, il resta debout. Il en fera la démonstration par écrit dans une lettre adressée à son geôlier en puisant dans le poème Ultimaverba de Victor Hugo (1802 - 1885) les vers qui siéent à sa posture.
Je resterai proscrit voulant rester debout.
J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer…
S’il en demeure dix, je serais le dixième
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !
C’était Bourguiba. Le 1er Juin 1955, il rentra définitivement au pays. Debout sur le pont du paquebot «la ville d’Alger» qui le ramenait de France, brandissant un petit foulard blanc en guise de salut adressé à la foule venue l’accueillir en triomphe à la Goulette, le leader bien-aimé, les yeux larmoyants de joie, a dû savourer le goût de la Victoire. Près de vingt-deux ans après le baptême du feu du 3 Septembre.
Aïssa Bacouche
1) Lors de sa rencontre avec Bourguiba, Amintore Fanfani (1908-1999) président du conseil italien lui aurait déclaré « vous êtes un Jugurtha » et Si Lahbib de rétorquer tout en acquiesçant «mais je suis un Jugurtha qui a réussi» faisant allusion au sort subi par le chef numide qui, trahi par les siens et remis à ses ennemis, mourut à Rome… de faim.
2) «Jugurtha, Jugurtha
mon héros mien enfin
et mon numide
dans la jeunesse du
matin soleil, m’a
frappé ta beauté»
3) Certains caciques vont jusqu’à prétendre que Bourguiba était un agent des services français implanté dans la mouvance nationaliste pour servir les intérêts de la France (Sic).
4) ASciences-Po, il a été reçu 17ème sur 190 à la section finances publiques
5) Devant la curée des nationalistes à l’égard des incitations relatives à l’inhumation dans les cimetières musulmans des autochtones qui auront acquis la nationalité française, M. Manceron fit marche arrière et rapporta ces mesures «impies».
6) Il accablait les primo-destouriens d’un quolibet: «archéo»
7) Edité par Jeune Afrique livre en 1988.
8) Dans un livre consacré à Tahar Ben Ammar, une biographie de son père, notre ami Chedly rapporte que lors d’une entrevue avec le président Bourguiba, celui-ci, pour se dédouaner de l’injustice commise à l’égard de son prédécesseur à la Casbah et signataire, à ce titre,le 20 Mars 1956 à Paris du protocole de l’indépendance, lui a avoué : «tu sais, Chdoula, la politique c’est moche».