Présentation de l’ouvrage de Chérif Ferjani: Néolibéralisme et révolution conservatrice
Par Jomâa Souissi
I- Préambule
En tant que penseur politique de gauche, qui a passé plusieurs années de sa vie à enseigner la philosophie en Tunisie, puis la science politique et l’histoire des idées politiques et religieuse dans le monde arabe à l’université de Lyon, Chérif Ferjani ne pouvait pas ne pas commettre cet essai. Penser le néolibéralisme et lui consacrer un essai tout entier était presque écrit. Cela ne relève pas de la fatalité au sens irrationnel du terme. Cela relève plutôt de la nécessité entendue comme conséquence logique dans une chaîne de causalité. Ecrire cet essai était donc une évidence.
Le titre de cet essai parait paradoxal à première vue. C’est un titre qui semble allier deux contraires, donc un titre en apparence oxymorique. D’un côté, le nom «révolution», et d’un autre côté l’adjectif «conservatrice», tous les deux articulés au néolibéralisme qui semble les allier. Par définition, la révolution est un évènement qui vient pousser vers l’avant, tandis que le conservatisme est une philosophie politique qui plaide en faveur des valeurs traditionnelles qui s’opposent donc au progressisme que le libéralisme et, aujourd’hui, le néolibéralisme auraient vocation à promouvoir. Le néolibéralisme qui se définit, en gros, par le fait de donner les pleins pouvoirs à l’économie et aux lois du marché. C’est notamment Milton Friedman et ses élèves de Chicago, nommés les Chicago Boys, qui ont initié ce mouvement aux Etats-Unis au début des années 1970.
Mais le livre semble saisir un moment dialectique qui montre comment, par une logique qui échappe à toute arithmétique, les contraires peuvent se réconcilier et s’allier quand il s’agit de faire triompher une ‘’religion ‘’ quelconque. Ici, il s’agit de la ‘’religion’’ du veau d’or, de l’argent roi parfaitement incarnée par l’idéologie néolibérale.
II- Quelques pistes de lecture
Le néolibéralisme arrive comme la promesse messianique de transformer le monde en un Etat global où règneraient la démocratie et les droits humains en laissant les mains libres à l’économie, la débarrassant ainsi de ‘’la malédiction de la politique et des idéologies de gauche ‘’ (Natacha Polony, Bienvenue dans le pire du monde). Donc, depuis près de quatre décennies, le néolibéralisme déploie son pouvoir sur le monde entier au point de dépasser le champ économique pour devenir une métaphysique, c'est-à-dire une nouvelle source de valeurs qui s’imposent aux masses dans la majeure partie des pays du monde.
Le live de Chérif Ferjani se propose ainsi de démanteler les rouages du fonctionnement de cette redoutable «religion» pour nous montrer qu’elle est, en fin de compte, une mystification, une promesse fallacieuse, un marché de dupes qui ne profite qu’à ses gourous et ses officiants, scandaleusement riches et particulièrement doués et qui ne sont autres que ces propriétaires de toutes ces sociétés multinationales dotés de tous les attributs divins: l’omniprésence, l’omniscience et l’omnipotence. Les GAFA en sont aujourd’hui le les premiers de cordée en la matière.
Le positionnement intellectuel et idéologique de Chérif Ferjani à l’endroit du néolibéralisme est clair: on ne peut pas cautionner le néolibéralisme et les valeurs dont il est porteur. On ne peut pas accepter que la vie soit assimilée à un marché et que, en conséquence, les humains soient, eux-mêmes, marchandisés. L’horizon de la politique et de la science économique ne doit pas être le marché, mais l’humain. Le marché doit être au service des humains et non pas l’inverse. Cette idée selon laquelle l’humain doit être la fin et non pas le moyen, Chérif Ferjani assume le devoir de la rappeler en tant qu’intellectuel engagé, défendant – disons les choses clairement- les humains à partir d’une vision et une conviction humanistes du monde.
Dans son essai Néolibéralisme et révolution conservatrice l’auteur explique alors que puisqu‘il a marchandisé le monde, les humains et les valeurs et a fait des intérêts économiques et de l’argent la fin de toute chose, assignant ainsi à ces intérêts une position transcendantale, le néolibéralisme a trahi outrageusement ses prétendues promesses en empruntant une voi(x)e autre que celle annoncée initialement. Donc, au lieu de mener les humains sur la voie de la prospérité, de l’émancipation et de l’amendement moral, le néolibéralisme a provoqué tout à fait l’inverse en réactivant les vieux réflexes du conservatisme, et donc la nostalgie réactive pour la Tradition. Et quand bien même ce retour ne pourrait pas se faire à l’identique («On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve», Héraclite), il est, néanmoins, là. Il se manifeste par la réactivation de tous les archaïsmes qui sont comme un mécanisme de défense à l’aveugle face à la violence du réel pour les masses populaires et les classes moyennes, touchées par davantage de misère, de précarité et d’insécurité.
Dans le champ de l’altérité, ces archaïsmes, qui sont aujourd’hui le signe d’un conservatisme militant, se traduisent par le retour des vieux démons de l’intolérance, sous toutes ses formes: le rejet de la différence, la haine de l’autre, le repli identitaire et ethnique et le communautarisme radical; ce qui donne aujourd’hui un monde clivé et éthiquement dévitalisé où les humains, justement, ne croient plus à cet idéal des droits humains censé s’incarner dans le champ éthique d’une altérité saine à l’échelle universelle.
Mais ce conservatisme militant n’investit pas que le champ éthique, il investit aussi le champ idéologique et toute une politique qui le porte. C’est ainsi que nous assistons aujourd’hui au retour du nationalisme politique (en Inde, en Hongrie et en Russie, par exemple) et à la défense de l’Etat nation (le Brexit en Angleterre). Le néolibéralisme réactive ainsi toute l’idéologie politique des droites extrémistes en Europe et ailleurs.
Avec le néolibéralisme, nous assistons aujourd’hui à un total «dérèglement» du monde, pour utiliser cette expression d’Amine Maalouf qui est aussi le titre de l’un de ses brillants essais. L’essai de Chérif Ferjani pointe ainsi quelques aspects de ce dérèglement. Parmi ces aspects:
• Le démantèlement des services publics destinés à garantir les solidarités, ces services sont aujourd’hui en train de défaire le lien au lieu de le faire et le consolider.
• L’aggravation des inégalités dans le monde plongeant ainsi des populations entières dans la misère au point de les réduire à l’état de «déchets» de l’économie de marché.
• Le recyclage, par le «fondamentalisme marchand», expression empruntée à Sophie Bessis (dans son ouvrage La double impasse, l’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte 2014) de tous les bannis du système qui sont en mal de sens : délinquants et trafiquants de drogue en l’occurrence, pour les réinjecter dans d’autres circuits de fondamentalismes ; à savoir le fondamentalisme religieux. Et sur ce point, l’auteur affirme que le fondamentalisme néolibéral et le fondamentalisme religieux ne s’excluent pas. Au contraire, ils sont les deux faces d’une même monnaie. Les fondamentalistes religieux sont tout à fait dans cette logique utilitariste du néolibéralisme : leur quête du salut dans l’au-delà est d’abord motivée par la quête du salut terrestre qui passe, pour eux, par la guerre et la rapine. Et l’utilitarisme, qui justifie le moyen par la fin, n’est pas leur seul point commun. Ils ont un deuxième point commun tout à fait redoutable : la haine de la liberté. Des hommes libres ne font les affaires ni de l’un ni de l’autre des deux fondamentalismes. Les deux ont besoin d’hommes «unidimensionnels» (Marcuse) pour pouvoir être asservis et surtout pour se prêter à la servitude volontaire qui fait d’eux les soldats les plus dévoués à la défense de leurs causes.
• L’atomisation et l’éclatement du corps social dans les sociétés démocratiques en poussant le projet émancipateur d’individuation, cher aux Lumières, à son extrême perversité. Son extrême perversité -- et l’idée a été parfaitement analysée par Claude Michéa dans La double Pensée, Champs essais 2008 - c’est le remplacement de la liberté par le droit, en faisant du droit à la liberté un principe sacré. En faisant de ce droit son principal crédo, le néolibéralisme a crée une confusion insurmontable dans les esprits entre la vraie liberté et l’illusion de la liberté. C’est cette illusion qui prend aujourd’hui toute la place : ignorant les mécanismes de leurs aliénations, les humains croient qu’en revendiquant le droit à la liberté, ils deviennent systématiquement libres. Et c’est cette confusion qui est aujourd’hui la cause de la déstructuration des sociétés démocratiques et de leur atomisation: les gens sont aujourd’hui dressés les uns contre les autres. Ils ne veulent pas – et ne savent pas - être libres les uns avec les autres, ils veulent être libres les uns contre les autres. Le résultat: des sociétés composées de micro communautés criant chacune de son côté le droit à sa propre liberté indépendamment de l’idéal républicain du vivre ensemble qui suppose la diversité qui enrichit. Ainsi, ces micros sociétés vivent elles de nos jours dans la défiance, la peur et l’indifférence les unes vis-à-vis des autres. L’auteur parle de sociétés «tribalisées», empruntant le terme à Michel Maffessoli, auteur d’un livre intitulé: Le temps des tribus et le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masses. En face de cette nouvelle réalité, les démocraties occidentales se sentent aujourd’hui désemparées, désarmées et dans l’impasse.
III- En guise de conclusion
Le néolibéralisme n’est pas la démocratie mondialisée. Il est une instrumentalisation de la démocratie qui a réussi à accoucher de ce que certains penseurs de gauche appellent le «soft totalitarisme» qui est, peut-être plus dangereux que le vrai totalitarisme politique parce qu’il avance masqué et que, par la séduction consumériste qu’il pratique, il fait en sorte de pousser les individus à consentir à leur propre servitude et à leur propre avilissement en se croyant libres, et dans la mesure où il a réussi aussi à se globaliser, c'est-à-dire à s’imposer à toute la planète: une même vision du monde, les mêmes aspirations, les mêmes «désirs mimétiques» chez les masses populaires (l’expression est de René Girard).
Donc, le néolibéralisme n’est pas venu sceller la fin de l’histoire en faisant sonner les trompettes du triomphe de la démocratie et de ses valeurs. Bien au contraire, il confirme que l’histoire doit se poursuivre. Elle doit poursuivre le chemin du progrès et de l’émancipation, mais autrement. Et le livre de Chérif Ferjani veut, entre autres, faire entendre cette protestation et apporter sa contribution à la proposition d’autres alternatives politiques pour le bien de tous les humains.
Jomâa Souissi