Le passé préromain de Monastir dans un livre récent de Nabil Kallala
Par Houcine Jaïdi - En Tunisie, lorsqu’il s’agit de l’histoire ancienne et des temps protohistoriques et préhistoriques qui l’ont précédée, les sites qui ont le plus souvent retenu l’attention des chercheurs sont ceux qui n’ont pas connu de continuité dans l’occupation urbaine. Pour des raisons évidentes qui tiennent à la préservation des vestiges et/ou leur accessibilité, les études approfondies ont rarement porté sur des agglomérations qui ont connu en tant que centres urbains - ou dans leur environnement immédiat – une occupation humaine sans interruption. Dans un livre, paru récemment, Nabil Kallala, Professeur émérite d’histoire et d’archéologie antiques, à l’Université de Tunis, a entrepris cette démarche pour la préhistoire et la protohistoire de la ville de Monastir ainsi que pour une partie de son histoire ancienne. La tâche qui a abouti à de beaux résultats avait à surmonter des difficultés certaines.
Un premier volet d’une vaste enquête
Nabil Kallala a été longtemps connu surtout pour ses travaux portant sur l’époque romaine, dans divers domaines et dans différentes régions de la Tunisie antique. En témoignent entre autres, ses recherches historiques et archéologiques sur le site de Ruspina dont il a fixé définitivement la localisation à Henchir Tennir, à la fin des années 1980. Depuis les années 2000, les travaux qu’il a entrepris dans la région du Kef, particulièrement sur le site de Medeïna, l’antique Althiburos, l’ont amené à s’intéresser à l’époque préromaine et à différents aspects de l’autochtonie, question aussi vaste que féconde.
Malgré cette nouvelle orientation, déjà vieille de près de deux décennies, certains collègues et amis de l’auteur ont pu être étonnés de le voir consacrer un livre à la seule histoire préromaine de Ruspina-Monastir. Mais pour ceux qui ont lu l’ouvrage, la satisfaction procurée par l’enquête rigoureuse et fructueuse est augmentée par l’annonce, dans la phrase finale, d’un second ouvrage qui sera consacré, pour le même site, à l’époque romaine. Au total, le passé préhistorique, protohistorique et antique de Ruspina-Monastir aura été abordé en deux volumes, dans toute son étendue et ses différentes facettes, en partant de l’ensemble de la documentation disponible (sources et études), à laquelle l’auteur avait déjà apporté des contributions substantielles. De ce point de vue, le bilan est à saluer comme une entreprise rarissime pour un site où l’occupation humaine, vieille de plusieurs millénaires, n’a pratiquement pas connu de hiatus jusqu’à nos jours.
Les trois difficultés qu’il fallait éluder
D’emblée, l’auteur se montre conscient de la difficulté qui caractérise toute recherche sur un sujet où la subjectivité risque de brouiller les pistes et d’altérer les résultats. Mais cette prise de conscience n’a pas été dissuasive tant l’auteur tenait à s’acquitter d’une dette envers sa ville natale et tant il était déterminé à relever le défi.
Une deuxième difficulté était celle de la parcimonie des sources, due avant tout à la continuité de l’occupation humaine avec tout ce qu’elle entraîne inévitablement comme destructions, enfouissements ou remplois de matériaux. À cela s’ajoute, pour les époques étudiées dans ce premier ouvrage, l’absence quasi totale des témoignages littéraires comme cela est le cas, très souvent, pour la grande majorité des sites libyques et /ou phénico-puniques de la Tunisie. Cette contrainte de taille a rendu nécessaire l’exploitation des moindres vestiges matériels dont beaucoup ne sont plus connus que par des publications anciennes. La rareté de la documentation pouvait faire craindre la surexploitation et les interprétations abusives. Ce piège a heureusement été évité par l’auteur.
Le cantonnement de l’étude dans les considérations strictement scientifiques était la troisième difficulté que l’auteur a cherché à contourner. À elle seule, une présentation d’un bilan synthétique des connaissances acquises à propos de Ruspina-Monastir aurait été d’un apport certain mais l’auteur a choisi de s’adresser non pas uniquement à la communauté scientifique mais au plus grand nombre, d’où la conception particulière de l’ouvrage. Ce dernier est structuré, rédigé et illustré dans le but d’en faire une lecture abordable, attrayante et stimulante pour le non spécialiste. Il ne s’agissait pas là d’une tâche aisée car, comme on le sait, la haute vulgarisation est une démarche qui demande un effort particulier.
Les quatre apports majeurs de l’ouvrage
Tout en laissant le lecteur découvrir les innombrables informations et les analyses que recèle l’ouvrage, nous nous limitons, ici, à relever ce qui nous semble mériter d’être souligné.
L’intérêt de l’auteur pour la préhistoire et la protohistoire (qui n’apparaissent pas dans le titre, certainement par souci d’économie) l’a amené à rassembler une documentation, peu spectaculaire mais riche, variée, restée très peu connue et dont des éléments qui existent encore peuvent passer inaperçus pour un œil non exercé. Un examen méticuleux des vestiges a donné lieu à des développements substantiels consacrés aux haouanet dont la « concentration insulaire remarquable » » est soulignée par l’auteur, ainsi qu’aux tombes à auges relevés en différents endroits. La mise en relief du rôle de l’îlot El Guedamsi dans la naissance de la ville donne à Ruspina le statut très original d’une ville côtière née d’une présence humaine attestée d’abord dans un espace insulaire proche du littoral. De la comparaison entre les vestiges de Ruspina et ceux de certains sites de la Sicile se dégagent des perspectives d’une histoire méditerranéenne à différentes facettes.
Une grande attention accordée aux aspects patrimoniaux en plus des données archéologiques et historiques - jusqu’à l’époque contemporaine - donne à l’ouvrage une vocation à satisfaire des lecteurs ayant différents centres d’intérêts. La prise en compte du patrimoine naturel, habituellement dissocié du patrimoine culturel, n’est pas le moindre des mérites de l’ouvrage. En cela, l’initiative de l’auteur est d’autant plus louable que le milieu naturel, à Monastir comme partout ailleurs en Tunisie, est exposé à des dangers dont ceux qui sont dus à l’action humaine sont parfois les plus grands et les plus imminents.
Dans l’abondante illustration, (près de 230 figures) le lecteur trouve, pour l’archéologie comme pour la nature, une documentation de première main, le plus souvent, qui montre la richesse patrimoniale des lieux ainsi que leur fragilité et les menaces qui pèsent sur certaines composantes. De nombreux aspects évoqués dans la synthèse historique sont détaillés dans deux annexes bien étoffées et consacrées judicieusement, l’une à l’îlot El Ghedamsi et l’autre, à la grotte souterraine d’El Kahlia. Dans l’un et l’autre de ces dossiers, une riche documentation (des relevés et surtout des photographies) montre l’état de biens patrimoniaux naturels et culturels qui ont disparu, qui sont encore négligés et en cours de détérioration ou qui ont connu des restaurations bienvenues.
Après avoir signalé les menaces qui pèsent sur certains vestiges et fait état, en plusieurs endroits de l’ouvrage, de projets de mise en valeur plus ou moins aboutis et plus ou moins réussis, l’auteur en vient à formuler ses propositions en matière d’éducation au patrimoine et de développement durable. La proposition phare est celle d’un musée dédié à l’histoire de la pêche à Monastir et à l’art culinaire qui tourne autour du poisson. Cette idée, qui a le mérite de valoriser des ressources emblématiques de Monastir, est transversale, dans la mesure où elle trouvera un appui documentaire qui va de la haute Antiquité à nos jours. De plus, elle considère le patrimoine culturel dans ses volets matériel et immatériel. L’élargissent du concept du musée à l’ensemble de l’histoire locale pourrait être une perspective intéressante. Un guide illustré, de forme condensée qui retiendrait l’essentiel de l’ouvrage qui vient de paraître et de celui qui est annoncé offrirait aux visiteurs, une documentation sûrement instructive. Nul doute qu’une version arabe du guide serait bien utile à de nombreux Tunisiens et à d’autres visiteurs arabophones.
Il faut espérer que les parties institutionnelles en charge du patrimoine et la commune de Monastir qui ont apporté leur soutien à la publication, veillent encore plus à la protection et à la mise en valeur des biens culturels qui sont à Monastir, pour les époques étudiées dans le livre de Nabil Kallala, d’autant plus précieux qu’ils sont ténus, fragiles et soumis à diverses pressions dont certaines sont particulièrement inquiétantes. Il serait bien dommage que ces missions ne soient pas remplies alors que l’ouvrage, au-delà de son apport strictement scientifique, a montré par de nombreux exemples, les pertes irrémédiables, les voies d’une mise en valeur respectueuse de l’environnement et l’existence d’une demande sociale de valorisation.
Au-delà du cas particulier de Ruspina-Monastir, le livre de Nabil Kallala montre qu’il est possible de se pencher, avec beaucoup de profit, sur l’histoire préislamique de nombreuses agglomérations tunisiennes telles que Le Kef (l’antique Sicca Veneria) et Béjà (l’antique Vaga) dont l’occupation humaine depuis la conquête arabe a largement détruit ou pour le moins enseveli les vestiges d’une illustre histoire ancienne attestée par des documents de différentes sortes.
Nabil Kallala, Ruspina-Monastir libyco-punique. Histoire, archéologie, patrimoine, Tunis, 2021, 269 p., 40 dt.
Houcine Jaïdi
Professeur honoraire d’histoire ancienne à l’Université de Tunis