News - 13.09.2022

Prof. Mohamed Jaoua: Préparer nos jeunes aux métiers du futur

Prof. Mohamed Jaoua: Préparer nos jeunes aux métiers du futur

Par Prof. Mohamed Jaoua. Mathématicien, Membre du Board of Directors de Pristini Knowledge Group

Pour commencer, dressons rapidement ce constat:

1- Les compétences dites du XXIe siècle, celles dont les entreprises ont besoin pour entrer dans l’économie 4.0, structurent désormais tous les métiers, y compris les plus traditionnels. Et les compétences critiques qui les sous-tendent ont pour noms mathématiques, algorithmique, statistiques et données, intelligence artificielle, etc. ; 2- Les parcours scientifiques de l’école (collège et lycée) concernent tout au plus 50% de nos bacheliers, que tous les parcours universitaires– les plus nobles surtout (médecine, ingénierie) - s’arrachent ; 3- La Tunisie, qui fut à l’avant-garde dans tous ces domaines, est en train de perdre l’avance qu’elle y avait acquise grâce à la qualité de son école, de son école mathématique en particulier, et par conséquent d’obérer son positionnement dans la nouvelle économie-monde.

• Pourquoi?

Sommaire

Une interview de

Fethi Sellaouti Ministre de l’Éducation

et les analyses de

Hédi Larbi

Riadh Zghal

Naceur Ammar

Mohamed Jaoua

Kamel Ben Naceur, et

Mohamed Hedi Zaiem

Parce que notre école a instrumentalisé les compétences scientifiques, pour en faire un usage sélectif plutôt que pour former les esprits, notamment à la pensée critique. Opérant ainsi une véritable rupture entre cette dernière et la plus grande partie de notre société, tout en tournant le dos aux valeurs humaines qui reviennent aujourd’hui en force dans un monde en pleine mutation : inclusion, éthique, empathie, travail collectif, etc. En s’enfermant dans des paradigmes utilitaristes hérités du siècle dernier, l’urgence de diffuser largement ces compétences au sein de sa population scolaire lui a échappé.

Aujourd’hui, alors que le monde devient jour après jour plus mathématique, nous atteignons péniblement 10% de bacheliers Maths tandis que plus de 50% des bacheliers sont allergiques aux maths. Il est utile à cet égard de se souvenir de cette réflexion de Bourguiba qui, parlant du Code du statut personnel (CSP), avait justifié son choix par le fait que «aucun pays ne peut se développer en tournant le dos à la moitié de sa population». Il parlait des femmes qui sont, c’est la bonne nouvelle, de plus en plus présentes dans les filières scientifiques. Mais c’est pourtant ce que tente de faire notre école avec ses 60% d’élèves dans les filières autres que Maths et Sciences (Eco-G, Lettres etc.). La plupart de ces derniers s’y étant réfugiés non par vocation, mais pour fuir ce qu’ils perçoivent comme la tyrannie des mathématiques et des sciences;

Parce que notre université lui a emboîté le pas, en restant sur des paradigmes élitaires de plus en plus inopérants dans le contexte de massification qui est le sien. Ce qui l’a conduite, dans une logique verticale implacable, à ignorer ses apprenants au lieu d’en faire les acteurs principaux de leur propre formation. Et à ignorer tout aussi superbement le marché du travail, ses besoins et leur évolution.

• Alors, comme l’écrivait Lénine, que faire?

Ce ne sont certainement pas quelques mesures cosmétiques, comme l’instillation de petites doses de cette panacée illusoire que sont les soft skills, qui remédieront à cette inadéquation structurelle. Inadéquation par ailleurs largement entretenue par le formatage dirigiste des formations par le MESRS et le conservatisme de ses commissions sectorielles quant à leurs contenus.

Il nous faudra des remises en cause beaucoup plus profondes pour prendre en compte les nouveaux paradigmes, au premier rang desquels le caractère de plus en plus hybride et évolutif des compétences exigées par le marché du travail. Quand on parle aujourd’hui du métier d’ingénieur, de médecin ou de manager, les mots pour les nommer sont restés les mêmes. Alors que les contenus et les compétences exigées pour les exercer n’ont plus rien à voir avec celles du XXe siècle. Les modèles et les algorithmes, le digital et la data, sans parler de l’intelligence artificielle, ont en effet complètement bouleversé la donne. Il n’y a qu’à voir  la manière dont les médecins nous ont parlé durant la pandémie du covid, à grands renforts de modèles prévisionnels, d’analyse des données et d’algorithmes de simulation.

Quant aux soft skills ou compétences transverses, la traduction française du terme est beaucoup plus heureuse – et prometteuse – que l’original. Il faut désormais en élargir l’acception en incluant, à côté de la maîtrise des langues, des outils de communication, d’une bonne dose de culture générale et de savoir-être, un corpus minimal de compétences digitales et data. C’est ce que les anglo-saxons appellent la «digital literacy» ou «alphabétisation digitale», sorte de «bagage de l’honnête homme» désormais indispensable à tous. Comme pour l’alphabétisation du siècle dernier, que l’industrialisation des économies européennes avait exigée des sociétés, la révolution numérique nous appelle aujourd’hui à une nouvelle alphabétisation. Similaire par son ampleur, mais avec des contenus renouvelés et étendus, rapidement évolutifs aussi pour demeurer en phase avec les mutations de notre époque.

Les demandes directes et indirectes pour ces compétences élargies n’épargnent plus aucun métier, et elles sont en train d’exploser. Avec pour conséquence la disparition totale de débouchés pour les formations qui n’auront pas pris la mesure de la chose et qui ne seront plus – c’est déjà le cas pour certaines – d’aucune utilité.

Pour positionner notre économie dans les segments à haute valeur ajoutée de la nouvelle économie, il convient donc de former massivement les jeunes aux compétences qui les portent. Ce qui générera bien sûr une attractivité accrue de notre pays vis-à-vis des IDE dans ces secteurs, dont les acteurs souffrent d’un déficit de ressources humaines qualifiées, surtout en Europe et en Amérique du Nord. Et qui viennent notamment en Tunisie pour les trouver. Mais qui donnera surtout à nos entreprises la capacité d’engager leur indispensable transformation digitale pour prendre toute leur place sur les marchés internationaux.

En matière d’éducation, les défis de cet aggiornamento se situent à trois niveaux:

Il faut d’abord inverser l’équilibre actuel de la répartition des orientations dans le secondaire, où les compétences du XXIe siècle ne sont présentes que chez 40% de la population lycéenne, ce qui prépare notre pays à un futur hors du temps. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire, tant les mathématiques – pour ne citer qu’elles – ont été installées, souvent avec l’aide des mathématiciens eux-mêmes, dans le rôle d’épouvantail à potaches. Et cela alors même que le monde devenait chaque jour plus mathématique. Cela demandera certes du temps, mais surtout la mise en place d’un enseignement beaucoup plus inclusif, plus pratique aussi, des mathématiques comme des autres sciences. Cela demandera aussi de redonner de la chair à notre école en y réintroduisant les enseignements de sciences humaines et sociales qui l’avaient peu à peu désertée. Les solutions pédagogiques existent, il suffit de porter notre regard vers Singapour notamment, mais la conscience du problème et la volonté politique de le surmonter manquent encore à l’appel, tandis que les résistances au changement et les corporatismes sont à la manœuvre.

À l’université, il faut désactiver la machine à produire des candidats à des métiers en voie de disparition. Et pour cela, repenser la nomenclature des cursus de formation actuellement gouvernée par la seule logique universitaire interne – corporatiste – pour les articuler aux besoins de l’économie et de la société. Les articuler aussi aux métiers du futur, bien qu’on ne les connaisse pas encore, puisqu’on connaît les ingrédients essentiels pour leur appréhension. La pensée critique, la pensée de rupture et l’hybridation sont au nombre de ces compétences. En effet, les innovations disruptives viennent souvent en regardant ce qui se passe chez le voisin d’à côté. Niels Bohr, Prix Nobel de physique 1922, remarquait à cet égard que « ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité ». Le temps n’est donc plus aux compétences segmentées, fragmentées, plus appropriées à la division du travail selon Ford, qui a fait son temps, qu’à l’économie-monde globale d’aujourd’hui. Celle-ci a besoin de formations complexes et transverses, de formations « trait d’union » capables d’évoluer rapidement pour s’adapter aux technologies et à la société.

Pour autant, l’indispensable révolution des formations universitaires ne suffira pas si on ne pense pas dans le même temps la transition vers le XXIe siècle en réduisant le décalage actuel entre les connaissances acquises à l’école et celles que réclament les compétences de la nouvelle économie. Ce qui exigera d’imaginer et de mettre en œuvre des pédagogies appropriées pour cette « mise à niveau scientifique », qui donneront à tous ces élèves qui ont été exclus de cette culture scientifique à l’école et au lycée le minimum vital pour acquérir la «digital literacy» à l’université. Là encore, nous n’aurons pas besoin de réinventer la roue, il nous suffira d’ouvrir les yeux et nos esprits sur le monde. Pour nous apercevoir en particulier que, s’il constitue un défi majeur, le digital est aussi un pourvoyeur de solutions pour le relever. Des solutions qui n’ont jamais été aussi accessibles à qui veut bien se donner la peine de s’en saisir.

Enfin, la mise à niveau de la jeune population des cadres et autres acteurs de notre économie, dont la maîtrise des compétences du siècle est faible, pour ne pas dire inexistante. Aucune société ne peut en effet vivre et se développer avec une majorité de sa population active sans les compétences adaptées aux exigences du siècle. Il faudra donc organiser le secteur de la formation continue et l’articuler à l’université. De manière que celle-ci puisse donner lieu non seulement à des qualifications et des certifications, mais aussi – grâce à la capitalisation des compétences acquises – à des diplômes, auxquels notre société reste très attachée. Cerise sur le gâteau, il s’agira d’un puissant levier pour décloisonner l’université et l’entreprise, en faisant de la formation tout au long de la vie la règle plutôt que l’exception, comme l’exige la mutation rapide des technologies. Chaque individu âgé de trente ans ou moins aujourd’hui sera en effet appelé à exercer plusieurs métiers durant sa vie professionnelle. Il peut d’autant moins en avoir acquis les compétences à l’université que ces métiers n’existaient pas encore lorsqu’il y était. L’université ne peut donc plus être un passage ponctuel, limité dans le temps, tout en prétendant gouverner la totalité de son devenir. Elle devra être conçue comme une suite diffuse de moments durant lesquels chacun revient – physiquement ou à distance – sur les bancs de l’école pour y remettre à jour ses compétences et rester ainsi dans la course.

Restée à l’écart des bouleversements majeurs du XIXe siècle, la Tunisie avait raté le coche des deux premières révolutions industrielles, ouvrant ainsi la voie à sa colonisation en 1881. Forte de la politique éducative ambitieuse mise en œuvre à l’indépendance, elle a cependant su remonter la pente et accompagner tant bien que mal la troisième révolution – celle de l’informatique. De sorte qu’elle est aujourd’hui en mesure d’aborder la quatrième en cours avec des chances raisonnables de s’accrocher au train de la nouvelle économie. Celle-ci repose en effet sur des fondamentaux que nous possédons : une population éduquée, une économie et une société ouvertes sur l’Europe et le monde, des ressources humaines abondantes et capables de s’adapter aux nécessités du temps présent. Il ne nous manque plus que la prise en compte intellectuelle et politique de ces impérieuses inflexions et la levée des blocages qui s’y opposent, pour y parvenir.

Alors ... chiche ?

Prof. Mohamed Jaoua
Mathématicien, Membre du Board of Directors de Pristini Knowledge Group

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