Tunisie: Lecture apolitique du découpage électoral
Par Habib Touhami - Le décret-loi du 15 septembre 2022 a fixé le nombre de députés à la future Chambre des représentants du peuple à 161 dont 151 pour la Tunisie intra-muros et 10 pour les Tunisiens à l’étranger. En conséquence, le territoire national a été découpé en 151 circonscriptions respectant les limites géographiques actuelles des gouvernorats. Ce découpage obéit-il à des considérations politiques ? Oui, évidemment. Il faut être naïf pour croire le contraire. Même en démocratie, toute modification de la carte électorale (ou du mode de scrutin) est destinée à servir les intérêts du pouvoir politique en place au détriment de ceux de ses opposants. Le problème est que le processus ayant conduit à l’adoption de ce découpage n’a pas respecté certaines règles élémentaires en démocratie et qu’il a consacré de fait une grave entorse au principe de base en démocratie : toutes les voix se valent.
1 - Le nombre d’habitants pour un seul député par circonscription varie très sensiblement selon le découpage électoral instauré par le décret-loi du 15 septembre 2022. Il est de 85,3 (en 1 000) à Kairouan et de 38,4 (en 1000) à Tozeur contre 77,8 (en 1000) comme moyenne nationale pour la Tunisie intra-muros (le fait de se référer dans les simulations que j’ai publiées auparavant aux chiffres de 2021 ou 2022 pour la population au lieu des chiffres de 2020 ne change pas fondamentalement les choses). En définitive, cette moyenne élève le nombre moyen d’habitants pour un seul député aux élections législatives de 2022 entre 75 000 et 80 000 habitants contre près de 55 000 lors des précédentes élections.
2 - L’écart entre circonscriptions n’est pas anodin même si dans certains pays démocratiques évolués le nombre d’habitants pour un seul député varie aussi selon les circonscriptions électorales. Ainsi en France, la Lozère a droit à un député pour 76 000 habitants contre 147 000 habitants pour la Seine-Maritime. Aux Etats-Unis d’Amérique et au contraire du Sénat dans lequel les Etats sont représentés par deux sénateurs quels que soient leur superficie ou leur nombre d’habitants, le nombre de représentants (députés) varient en principe selon la démographie et la superficie. Cela n’a pas empêché l’existence de disparités au niveau du nombre d’habitants pour un seul député : 994 000 au Montana contre 527 600 à Rhode Island.
3 - On peut admettre dans l’absolu que les gouvernorats ruraux puissent être relativement surreprésentés à la chambre basse (Chambre des représentants du peuple) et que les gouvernorats à forte densité urbaine soient relativement sous-représentés, mais cette règle n’est manifestement pas respectée par le découpage électoral instauré par le décret-loi du 15 septembre 2022. Le cas du gouvernorat du Kef est frappant. Bien qu’il soit à dominance rurale malgré tout avec une population relativement dispersée en comparaison avec Tozeur ou Kébili, ce gouvernorat (247.000 habitants) a eu droit au même nombre de députés que Tozeur (115.000 habitants) ou Kébili (169 000 habitants).
Tableau comparatif entre les projections normalisées et la loi électorale proposée
Nombre de députés par simulation selon les scénarios | Nombre de députés proposé | ||||||
Pop 2020 | Pour 90 mil | Pour 80 mil | Pour 75 mil | Pour 55 mil | Nombre | Quotient | |
TUNIS | 1075,1 | 12 | 13 | 14 | 20 | 13 | 82,7 |
ARIANA | 663,9 | 7 | 8 | 9 | 12 | 8 | 83,0 |
BEN AROUS | 711,7 | 8 | 9 | 9 | 13 | 9 | 79,1 |
MANOUBA | 421,2 | 5 | 5 | 6 | 8 | 5 | 84,2 |
NABEUL | 862,8 | 10 | 11 | 12 | 16 | 11 | 78,4 |
ZAGHOUAN | 189,5 | 2 | 2 | 3 | 3 | 3 | 63,2 |
BIZERTE | 596,3 | 7 | 7 | 8 | 11 | 7 | 85,2 |
BEJA | 308,0 | 3 | 4 | 4 | 6 | 4 | 77,0 |
JENDOUBA | 404,8 | 4 | 5 | 5 | 7 | 5 | 81,0 |
LE KEF | 247,3 | 3 | 3 | 3 | 4 | 3 | 82,4 |
SILIANA | 228,4 | 3 | 3 | 3 | 4 | 3 | 76,1 |
SOUSSE | 744,6 | 8 | 9 | 10 | 14 | 9 | 82,7 |
MONASTIR | 603,7 | 7 | 8 | 8 | 11 | 8 | 75,5 |
MAHDIA | 443,9 | 5 | 6 | 6 | 8 | 6 | 74,0 |
SFAX | 1020,2 | 11 | 13 | 14 | 19 | 13 | 78,5 |
KAIROUAN | 597,3 | 7 | 7 | 8 | 11 | 7 | 85,3 |
KASSERINE | 461,6 | 5 | 6 | 6 | 8 | 6 | 76,9 |
SIDI BOUZID | 455,9 | 5 | 6 | 6 | 8 | 6 | 76,0 |
GABES | 403,4 | 4 | 5 | 5 | 7 | 5 | 80,7 |
MEDENINE | 517,3 | 6 | 6 | 7 | 9 | 7 | 73,9 |
TATAOUINE | 151,6 | 2 | 2 | 2 | 3 | 3 | 50,5 |
GAFSA | 353,4 | 4 | 4 | 5 | 6 | 4 | 88,4 |
TOZEUR | 115,3 | 1 | 1 | 2 | 2 | 3 | 38,4 |
KEBILI | 169,7 | 2 | 2 | 2 | 3 | 3 | 56,6 |
Total | 11746,9 | 131 | 147 | 157 | 214 | 151 | 77,8 |
4 - On constate à l’autre bout du champ que les gouvernorats de Tunis et de Sfax, les plus peuplés du pays, ont eu droit au même nombre de députés (13), alors que le premier a une superficie réduite et une population relativement concentrée tandis que le second a une superficie importante et une population relativement dispersée. Ni la superficie ni le degré de concentration de la population n’ont apparemment joué de rôle déterminant dans la répartition proposée du nombre de députés par gouvernorat.
5 - En théorie, rien n’empêche les partis politiques tunisiens de présenter aux prochaines élections législatives le même nombre de candidates et de candidats et de passer outre l’absence de l’égalité femmes-hommes dans les textes de la nouvelle loi électorale. Mais dans la pratique, il en sera autrement. Quoi qu’il en soit, le nombre de députés-femmes à la prochaine chambre basse sera probablement réduit. Plus que tout autre critique de nature juridique ou partisane adressée à l’encontre de la nouvelle loi électorale, la dégradation politique prévisible des Tunisiennes que porte cette loi me semble constituer la critique la plus pertinente parce que le problème de l’égalité femmes-hommes touche aux fondamentaux mêmes de la société tunisienne.
Habib Touhami