Najla Bouden: An 1 à la Kasbah
«Tout compte fait, elle remplit bien son contrat !», affirme un diplomate occidental. Najla Bouden, qui boucle ce 11 octobre sa première année à la Kasbah, a fini par endosser l’habit. Première femme tunisienne cheffe de gouvernement (en Afrique du Nord et dans le monde arabe), cette universitaire, géologue, jusque-là quasi inconnue, marque des points. Signant avec l’Ugtt un accord salarial consacrant une trêve sociale de 3 ans et finalisant un accord de financement par le FMI, elle a gagné ses titres de noblesse. Ses multiples déplacements à l’étranger dessinent les contours de son image. «Les Tunisiens la découvrent surtout à travers les discours qu’elle prononce à l’étranger, appréciant son style, tout en douceur», relève un observateur.
Y a-t-il une méthode Bouden ? Fait-elle de la politique sans le faire ? Najla Bouden avance sur un champ de mines. Combien de temps restera-t-elle encore en fonction ? Relevant uniquement du chef de l’Etat et affranchie de la censure du parlement, elle demeurera en poste le temps que décidera Kaïs Saïed, sans le moindre préavis possible.
Impossible de faire parler la cheffe du gouvernement. Tout a été essayé depuis le premier jour de sa nomination. Était-ce dans son contrat ? De peur de commettre un impair ? Ou en s’alignant sur le style de communication de Carthage ? Difficile d’y répondre avec précision. Le même silence radio est scrupuleusement observé par ses conseillers. De nombreux ministres lui ont emboîté le pas, pendant plusieurs mois, avant de s’ouvrir, parcimonieusement, aux médias.
Tout porte à croire que le mandat du gouvernement actuel viendra à terme au lendemain des prochaines législatives du 17 décembre 2022, soit au début de l’année prochaine. Un bilan d’étape, à un an d’exercice en ce mois d’octobre, aurait été utile à esquisser.
Retour sur une expérience inédite, avec le témoignage de membres du gouvernement.
A l’ombre de Kaïs Saïed
Najla Bouden n’était pas la seule pressentie pour assumer cette haute charge et rien ne l’y prédestinait. Depuis qu’il s’est décidé à limoger Hichem Mechichi, le président Kaïs Saïed avait sans doute lancé silencieusement son casting. La description du poste est bien différente de celle d’un chef de la majorité parlementaire, hissé chef de gouvernement et avalisé par l’Assemblée des représentants du peuple. Le contexte a complètement changé. Le profil du nouveau locataire de la Kasbah aussi. Il s’agit surtout de trouver un bon coordinateur du gouvernement, capable de mettre en musique les décisions du chef de l’Etat et de lui en rendre compte.
Qu’est-ce qui a valu à Mme Bouden pour être retenue ? Sans doute son profil et son style. En cet été 2021, elle vaquait paisiblement à la tête d’un projet d’amélioration de la qualité de l’enseignement supérieur, savourant sa vie de famille. Native de Dar Chaabane El Fehri, tout près de Nabeul, en 1958, et ayant grandi à Kairouan puis à Tunis, avant de pousser ses études supérieures à Paris, elle est mariée à un ophtalmologue et mère de deux enfants. Tout changera pour elle, le 29 septembre 2021, lorsque le président Kaïs Saïed la choisira pour former le gouvernement. Tout s’est accéléré : prestation de serment le 11 octobre suivant, prise de fonctions à la Kasbah le 12 octobre, et première réunion avec les membres de son gouvernement, le 15 octobre…
Il décide, elle exécute
Les débuts n’étaient pas faciles, même si Najla Bouden, bûcheuse de réputation, apprend vite, confient ses proches. La première chose à comprendre, au-delà du protocole, c’est la nature du système instauré par le chef de l’Etat et son mode opératoire. C’est lui le président, tous les pouvoirs sont concentrés entre ses mains. Toutes les décisions lui reviennent. «Il décide, elle exécute». En lui remontant l’info et en lui soumettant tous les dossiers. Si elle n’a pas choisi elle-même tous les membres de son gouvernement, elle est parvenue à y placer certains. Il lui appartient désormais d’établir son autorité, bien que relative, et d’instaurer cohérence et esprit d’équipe. Le sens de l’urgence est désormais celui de Carthage. A la Kasbah de l’épouser.
Jour après jour, Najla Bouden réalisera les limites de son périmètre d’action, restant dans les clous. Sa discrétion, déjà naturelle, se doublera d’un silence radio face aux médias.
L’administration publique et la gestion des affaires de l’Etat ne lui étaient pas familières, tout comme la diplomatie. Pour s’en imprégner, elle appellera à ses côtés Sarra Ben Rjeb, ancienne secrétaire d’Etat au Transport et P.D.G. de grandes entreprises publiques (Tunisair, Sncft, etc.). Elle en fera de fait son super-directeur de cabinet, puis la nommera six mois plus tard, en mars 2022, secrétaire générale du gouvernement. Pour les relations internationales, elle s’adjoindra, comme il est d’usage, un conseiller diplomatique et aura la main heureuse en choisissant pour ce poste Riadh Essid, ancien ambassadeur au Canada, qui, après avoir servi dans plusieurs pays en Afrique et en Asie, a été conseiller diplomatique auprès du Président de la République en 2011.
Pratiquement, sans staff
L’équipe autour de la cheffe du gouvernement sera bien réduite. Elle comptera essentiellement Akessa Bahri, spécialiste en eau de renommée mondiale, ancienne directrice à la BAD et ministre de l’Agriculture, Samia Kaddour Charfi, physicienne, ancienne directrice générale de la valorisation de la recherche au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, et Hatem Gafsi, spécialiste des énergies vertes.
La fusion entre tous les membres du gouvernement n’est pas garantie d’office et la synergie avec les conseillers à la Kasbah n’est pas systématique. Najla Bouden s’y emploiera autant que possible. Son emploi du temps, très chargé, la privera de consacrer le temps nécessaire à chacun de ses co-équipiers et conseillers. Elle ne leur réserve que de très rares tête-à-tête. «Bien que d’un abord facile, elle est difficilement accessible, confie l’un d’eux à Leaders. Souvent, elle répond : ‘’Faites-moi une note’’.»
Un grand reproche: le manque d’audace
Arrivée tôt le matin, rentrant tard le soir, la cheffe du gouvernement est à l’ouvrage, enchaînant de longs apartés avec la secrétaire générale du gouvernement, audiences diplomatiques, réunions ministérielles et autres. Sans oublier la montagne de parapheurs portant courrier et textes réglementaires. Quand il s’agit de prendre une décision, le processus n’est pas rapide. Elle avance toujours entre méfiance et confiance. Ce qu’elle craint le plus, c’est de s’écarter de la pensée du Président ou de commettre un impair. Quitte à surseoir à certaines urgences.
Un grand reproche est fait à la cheffe du gouvernement : le manque d’audace et d’initiative. De tous ses prédécesseurs depuis 2011, elle est la seule à bénéficier d’un double avantage exceptionnel. Le premier, c’est d’être soutenue par un super-président de la République aux pouvoirs illimités. Le second, c’est d’être exonérée du contrôle et de l’accord d’un parlement, jadis redoutable. N’ayant pas à se soumettre aux auditions des commissions parlementaires, ni à subir des motions de censure en plénière, avec toute la flagellation connue, il lui suffit d’obtenir l’accord du Président pour faire passer les textes qu’elle juge utiles. Ce grand boulevard largement ouvert devant elle, Mme Bouden ne l’a pas suffisamment mis à profit. «Décidez, prenez des décrets. C’est une chance exceptionnelle !», ne cesse de lui recommander plus d’un. Ce n’est pas sa nature. Elle ne veut pas s’y hasarder.
Rempiler ou passer la main
Quelle est la durée de son contrat ? Les spéculations vont bon train et des rumeurs en boucle la donnent partante. Sans raison justifiée. « Elle fait bien ce que le Président lui demande et répond parfaitement à la description de poste établie par Saïed », relève un connaisseur du sérail. Normalement, son mandat viendra à échéance à la proclamation officielle des résultats des élections législatives anticipées du 17 décembre prochain, au plus tard le 19 janvier 2023, selon le calendrier de l’Isie. L’installation de la future Assemblée des représentants du peuple se ferait fin janvier. Le chef de l’Etat chargera la personnalité de son choix pour former un nouveau gouvernement. Toutes les options sont ainsi ouvertes : Mme Bouden pourrait rempiler à la Kasbah ou passer le témoin.
Quoi qu’il en soit, une importante échéance est fixée au 31 décembre 2022. C’est l’heure du bilan du gouvernement. Chaque ministre- et ils sont tous prévenus - fera l’objet d’une évaluation approfondie, confie à Leaders une source bien informée. Cette évaluation sera décisive pour la suite de sa carrière au sein du gouvernement ou dans une autre charge.
Najla Bouden ne révèle guère le fond de sa pensée. A certains proches qui l’interrogent, elle répond : «Je serai toujours ravie de retrouver les miens et de consacrer beaucoup de temps à mes petits-enfants…»
Mais en politique, rien n’est définitif.
L’envoyée spéciale de Kaïs Saïed
Apeine installée à la Kasbah, Najla Bouden devait faire son premier déplacement à l’étranger. Ce sera en Arabie saoudite. Le président Kaïs Saïed l’a dépêchée, le 24 octobre 2021, pour le représenter au Sommet « Initiative verte du Moyen-Orient » devant se tenir à Riyad en Arabie Saoudite, à partir du 24 octobre 2021. Son baptême du feu international fut réussi. Ses missions à l’étranger vont alors s’accélérer. C’est ainsi qu’elle se rend à Paris, le 11 novembre 2021, pour assister au Forum de la paix, puis à la Conférence internationale sur la Libye. Le 16 décembre, elle part pour Alger, à l’invitation de son homologue, et sera reçue à cette occasion par le président Tebboune. Elle retournera deux fois en France, en 2022, la première fois en février à l’occasion du One Ocean Summit et la seconde, fin août dernier, à l’invitation du Medef pour intervenir lors des Rencontres des entrepreneurs de France 2022. En marge de cette visite, elle sera reçue à déjeuner à l’Hôtel Matignon par son homologue française, Elisabeth Borne. « Elle a fait une bonne impression », confie à Leaders un proche de Matignon.
Ces différents déplacements à l’étranger permettront à Mme Bouden de mettre le pied à l’étrier de la diplomatie internationale et de rencontrer de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement. C’est ainsi qu’elle s’entretiendra avec des souverains arabes, les présidents Macron, Al Sissi, Ouattara, les dirigeants libyens, le président de la BAD et d’autres personnalités. Ayant bien rodé son rôle, elle s’y accomplira aux côtés du président Saïed lors de la Ticad 8, assurant l’accueil de nombreux homologues et recevant en audience des dirigeants d’institutions financières.
Il faut dire que Mme Bouden a commencé à s’aguerrir à force d’accorder des audiences aux représentants du FMI, de la Banque mondiale, du Pnud et autres.