Rym Kolsi: La Banque centrale veille à ce que l’inflation ne s’installe pas dans la durée
En première ligne pour juguler l’inflation et maintenir la stabilité des prix, la Banque centrale de Tunisie déploie une politique monétaire attentive sur le fil du rasoir. Le taux directeur examiné chaque mois par le conseil d’administration en constitue un instrument privilégié. Mais elle dispose d’autres leviers. «La BCT veille à ce que l’inflation ne s’installe pas dans la durée car, autrement, les conséquences sont désastreuses et pour l’économie et pour le bien-être des ménages, affirme Rym Kolsi, directeur général de la politique monétaire, dans une interview à Leaders. Et même si les facteurs qui ont généré ce niveau élevé d’inflation résultent d’une succession de chocs d’offre (prix internationaux de l’énergie et des produits alimentaires), poursuit-elle, la Banque centrale assumera pleinement sa responsabilité quant à la préservation de la stabilité des prix et usera au moment opportun de tous les instruments mis à sa disposition pour ramener l’inflation, à moyen terme, à des niveaux soutenables.»
Comment agit la BCT ? Quelle est sa marge de manœuvre parmi les autres intervenants ? Et quelles sont les projections d’évolution d’ici à la fin de l’année ?
Interview
L'objectif principal de la Banque centrale consiste à maintenir la stabilité des prix. Comment procède-t-elle?
Absolument, comme vous l’avez bien mentionné, il s’agit de la mission principale qui est confiée par le législateur à la Banque centrale de Tunisie. Selon l’article 7 de la loi 2016-35 du 25 avril 2016, la Banque centrale a pour objectif de contenir l’inflation à des niveaux acceptables et de faire en sorte d’éviter une dérive inflationniste qui pourrait avoir des conséquences préjudiciables à l’activité économique et aux équilibres globaux.
Pour juguler l’inflation, la Banque centrale fait appel à son dispositif d’analyse et de prévision (Forecasting and Policy Analysis System) qui lui permet d’évaluer de façon approfondie les risques (haussiers ou baissiers) entourant la stabilité des prix avant de prendre toute décision en matière de politique monétaire. Le taux d’intérêt est considéré comme l’instrument privilégié de la politique monétaire. Il est sollicité par la Banque centrale pour agir sur l’inflation.
D’une manière opérationnelle, la décision sur le taux (à la hausse ou à la baisse) est livrée au marché le lendemain de la réunion du Conseil d’administration. C’est à ce nouveau taux que se réfèrent les banques pour effectuer leurs transactions. C’est aussi ce taux qui constitue le seuil minimum à partir duquel les adjudications, dans le cadre de l’opération principale de refinancement, sont effectuées.
A titre d’illustration, la dernière hausse du taux directeur de la BCT a été prise par le Conseil d’administration le 17 mai 2022. Le 18 mai, le marché interbancaire a fonctionné avec ce nouveau taux, auquel les banques rajoutent «leur prime de risque». A la fin de chaque journée interbancaire, la BCT calcule un taux quotidien moyen du marché monétaire ; puis à la fin du mois, elle calcule le TMM (taux mensuel moyen du marché monétaire). Evidemment, ce dernier reflète la décision prise, c’est pourquoi le TMM du mois de mai 2022 était de 6,60% contre 6,26% en avril.
A partir du mois de juin, le plein effet de la décision est ressenti (TMM à 7,01%). Il y a lieu de préciser qu’un délai de 4 trimestres (soit 1 an) est nécessaire pour atteindre la demande (demande de consommation, demande d’importation, demande d’investissement) et qu’il faudrait compter encore 2 à 4 trimestres pour avoir le plein effet sur l’inflation. C’est ce que nous appelons «les délais de transmission de la politique monétaire».
En somme, une décision du Conseil d’administration de la BCT ne porte ses fruits qu’après 6 à 8 trimestres (c’est-à-dire 1 an et demi, voire deux ans). C’est pour cette raison que la politique monétaire doit être menée d’une manière proactive et c’est pour cette raison que nous nous basons sur des modèles de prévision à moyen terme susceptibles de nous donner les arguments forts pour éclairer les décideurs et les aider à prendre une décision. D’ailleurs, en guise de rappel, entre 2017 et 2019, la BCT a entrepris des relèvements successifs du taux directeur, pour un total de 350 points de base. Cette démarche a permis à l’inflation de baisser significativement dès la seconde moitié de 2019 jusqu’à atteindre un plus bas de 4,8% en 2021.
Il est important de noter aussi que depuis 2011, la BCT a agi 15 fois sur le taux directeur (10 hausses et 5 baisses). La BCT augmente le taux quand l’inflation augmente et revêt un caractère persistant. D’ailleurs, la décision prise par la Banque centrale, en mai 2022, de relever son taux directeur de 75 points de base, le portant à 7%, s’inscrit dans ce cadre. Elle peut le baisser (comme en 2020), lorsque l’inflation baisse et s’inscrit dans un processus désinflationniste.
En fait, quelle est la marge de manœuvre de la BCT parmi les autres intervenants?
La politique monétaire de la Banque centrale ne réagit qu’aux évolutions structurelles de l’inflation qui sont susceptibles d’engendrer des déviations persistantes dans sa dynamique (aussi bien à la hausse qu’à la baisse). C’est pourquoi la Banque centrale accorde une attention particulière à la dynamique de l’inflation sous-jacente (61% du panier à la consommation) qui retrace l’évolution fondamentale des prix et sur laquelle la politique monétaire a une emprise. Elle est mesurée sur la base de l’indice des prix à la consommation (IPC) qui exclut les produits alimentaires frais et les produits à prix administrés. Toutefois, au vu de l’importance de la composante relative à l’inflation des produits à prix administrés (26% du panier) et celle concernant les produits alimentaires frais (13%), la Banque centrale considère qu’un engagement de toutes les parties prenantes sur des objectifs de faible et stable inflation est de nature à soutenir l’efficacité du processus de stabilité des prix.
Comment ont évolué les prix au cours des deux dernières années, ainsi que l’inflation?
Après avoir réussi à mettre les prix sur une trajectoire désinflationniste depuis 2019 grâce, notamment, à une politique monétaire restrictive, l’inflation s’est, de nouveau, inscrite, depuis avril 2021, sur une trajectoire ascendante tirée par la reprise de la demande après la récession inédite engendrée par la crise du Covid-19. A partir du premier trimestre 2022, et avec la crise russo-ukrainienne, les pressions sur les prix se sont exacerbées, à cause de l’envolée des prix internationaux des produits alimentaires de base, des matières premières et de l’énergie, portant le taux d’inflation à 8,6% en août 2022 contre 6,2% et 6,6% respectivement en août et décembre 2021.
Quelles sont les projections d’évolution d’ici à la fin de l’année?
Au vu des dernières évolutions, la Banque centrale a revu ses projections à la hausse. Elle table sur une inflation qui s’approcherait de 8% en moyenne pour toute l’année 2022, contre 7,3% prévu initialement au début de l’année. A signaler qu’en 2020 et 2021, l’inflation était en moyenne à 5,6% et à 5,7% respectivement.
La hausse toucherait toutes les composantes. L’inflation sous-jacente gagnerait plus de 2 points de pourcentage et celle des produits frais (à cause notamment du stress hydrique) augmenterait de plus de 4 points de pourcentage.
Réalisations | Projection effectuéeen septembre 2022 | ||
2020 | 2021 | 2022 | |
Inflation globale | 5,6 | 5,7 | 7,8 |
Inflations sous-jacente | 5,6 | 5,4 | 7,7 |
Inflation des produits à prix administrés | 5,7 | 5,8 | 6,4 |
Inflation des produits alimentaires frais | 5,9 | 7,1 | 11,4 |
Quelles sont les mesures que la BCT compte prendre afin de maîtriser l’inflation?
Nous sommes en train de vivre, sur le plan international, une situation complètement inédite avec une inflation qui s’emballe et qui est entourée de risques haussiers. Ces derniers demeurent importants et s’étendent aux différentes composantes de l’inflation sous-jacente.
En Tunisie, l’inflation a culminé à 8,6% au mois d’août 2022, un record historique jamais atteint depuis trente-six ans. La Banque centrale estime que ce niveau très élevé de l’inflation ne fait que ronger le pouvoir d’achat des consommateurs et accentuer leur vulnérabilité. Etant le garant de la stabilité des prix, de par son mandat, la Banque centrale veille à ce que l’inflation ne s’installe pas dans la durée car, autrement, les conséquences sont désastreuses et pour l’économie et pour le bien-être des ménages. Et même si les facteurs qui ont généré ce niveau élevé d’inflation résultent d’une succession de chocs d’offre (prix internationaux de l’énergie et des produits alimentaires), la Banque centrale assumera pleinement sa responsabilité quant à la préservation de la stabilité des prix et usera au moment opportun de tous les instruments mis à sa disposition pour ramener l’inflation, à moyen terme, à des niveaux soutenables.
Lire aussi
Exclusif - Les prix réels des produits de base : la baguette de pain aurait coûté 570 millimes