Riadh Zghal: A quelle dynamique sociopolitique s’attendre suite à la nouvelle loi électorale ?
L'orsqu’un homme de pouvoir totalitaire prend le pays pour un laboratoire d’expérimentation d’une idéologie ou se veut innovant d’un modèle de gouvernement, sans considérer les spécificités de la structure de la société et de sa culture, celle qui domine et celles prévalentes dans les localités chargées d’histoire et de traditions, le résultat ne peut que diverger par rapport aux objectifs visés. On a un exemple dans ce qui est advenu à notre pays durant les années soixante du siècle dernier lorsqu’un super ministre, croyant en son âme et conscience qu’il était de l’intérêt général d’organiser les secteurs de l’agriculture et du commerce en coopératives, celui industriel autour d’entreprises structurantes telles la sucrerie de Béja, les ICM de Gabès, ou l’usine de cellulose de Kasserine, et parallèlement, de pousser les commerçants riches à investir dans la production industrielle de produits de substitution à l’importation. C’était l’époque où l’on ne pensait ni aux risques de la pollution ni à l’économie de l’eau, encore moins à la participation de la population à la décision. Le peuple était si « sous-développé » et «l’élite si éclairée» ! Ce ministre a mis en application son modèle contre vents et marées, de manière autoritaire, soutenu par une propagande politique imparable grossie de désinformation vantant les succès fallacieux de projets faillis. La constitution des coopératives agricoles était vécue par beaucoup comme des expropriations, le sentiment d’injustice a poussé certains propriétaires au suicide. Les défaillances de la gestion de ce modèle d’économie planifiée ont généré appauvrissement, pénurie de produits de consommation de base, surtout ceux qui dépendent de l’importation, qualité médiocre des produits de l’industrie locale, et in fine une grave crise économique et sociale. C’étaient les années où le citoyen devait choisir entre le café mélangé à l’orge ou aux pois-chiches torréfiés, où les enfants portaient de espadrilles fabriquées localement mais de courte durée de vie, où tant de produits étaient introuvables sur le marché, faute d’importation… Le Président de la République étant de fait le premier responsable de ce choix politique, d’autant que c’était lui qui avait nommé le ministre chargé d’appliquer le modèle économique adopté, avait préféré se servir de ce ministre comme fusible, n’hésitant pas à le traduire en justice. Ainsi l’histoire de la Tunisie produit des présidents qui ont tous les pouvoirs sans assumer la responsabilité des effets de leurs mauvais choix !
En lisant le décret-loi électorale qui vient d’être publié, on a le sentiment que l’histoire se répète mais dans un contexte bien différent et sur la base non d’un modèle économique mais d’un modèle juridique. Les signaux avant-coureurs d’une crise profonde sont déjà là : inflation, appauvrissement, pénuries des produits de consommation...Cette fois la colère s’exprime non seulement par la violence dans toutes ses formes, mais aussi par l’émigration clandestine via les bateaux de la mort, et une vague dangereuse de fuite des compétences réduisant le capital humain national fait de techniciens, particulièrement en technologies de l’information et de la communication, de professeurs, de médecins, d’ingénieurs, en plus d’artistes, toutes disciplines confondues. Au vu d’un tel contexte, la question qui vient tarauder l’esprit est la suivante : à quoi sert un parlement ?
Admettons de prime abord que les élections portent au parlement des personnes censées avoir un idéal de l’intérêt commun qu’elles défendent au nom de ceux qui les ont élues. Mais est-ce le cas quand les élus ne représentent qu’eux-mêmes si l’on en croit la conception des élections définie dans ce décret-loi ?
En effet, les conditions de présentation de candidatures aux élections comportent un nombre considérable d’exigences qui posent problème :
• La nécessité de recueillir 400 signatures légalisées à égalité entre femmes et hommes et dont 25% ne sont pas âgés de plus de 35 ans,
• Ces signatures sont à recueillir dans des circonscriptions composées de plus d’une délégation,
• Chaque candidat devra élaborer son propre programme électoral.
Ajouter à ces conditions le principe de révocation «si l’élu n’a pas fait l’effort nécessaire pour réaliser le programme qu’il a présenté lors du dépôt de sa candidature».
Cela pose problème d’abord parce qu’il impose d’importants moyens logistiques et donc financiers pour la collecte des signatures. En l’absence de subvention accordée par l’Etat, il faut être riche pour disposer de ces moyens. Le candidat doit élaborer son propre programme électoral, se pose alors la question : ce programme se fondera-t-il sur une stratégie locale, pluri-locale (en association avec la population des délégations) ou nationale ? Comment concilier les exigences incompatibles des différentes localités ? Quel plaidoyer développer pour convaincre les signataires censés soutenir le candidat ou la candidate venant d’une autre délégation que la leur ? De quelles capacités intellectuelles doit disposer un candidat potentiel pour élaborer un programme électoral couvrant les divers secteurs socioéconomiques ? Ou bien devra-t-il disposer de moyens humains et financiers pour mobiliser des experts des différentes spécialités afin d’élaborer un programme à la fois réalisable et suffisamment motivant pour les citoyens ciblés par sa campagne électorale ?
Ainsi les moyens à réunir par un individu pour constituer un dossier de candidature aux élections parlementaires sont énormes. De plus, le risque de la révocation prévu par la loi pèsera sans doute sur la tentation de candidater d’autant qu’elle est liée à la réalisation du programme électoral du candidat en tant que personne, comme si les choix politiques nationaux et leur mise en application, tous secteurs confondus, ne dépendaient que d’un élu !
Il est évident qu’il se trouvera toujours des personnes qui tenteront la mise, mais où se recruteront-elles ? L’importance des moyens financiers pour la logistique favorisera ceux qui en disposent. Ils se présenteront aux élections ou pousseront leurs pions. La nécessité de plaider pour un programme électoral auprès d’une population locale et non nationale, comme le ferait un parti politique, favorisera des visions étriquées dominées par les revendications locales et les problèmes du quotidien au lieu d’une vision stratégique nationale. On peut imaginer tous les dilemmes qui vont éclater entre les habitants des circonscriptions faites de communautés aux relations peu amicales. Et si les candidats arrivent à dépasser ces dilemmes, une fois arrivés au parlement, on peut s’attendre à des rivalités violentes à propos de questions territoriales à défaut de choix stratégiques nationaux. Chacun tentera d’éviter la révocation et l’on ne sait pas combien cela va avoir d’effets de blocage sur le fonctionnement du parlement.
A défaut d’un agrégat de parlementaires organisés autour d’un idéal social commun, l’opposition se jouera entre individus et l’on ne peut prévoir jusqu’où conduiront les conflictualités d’autant que l’éventualité de leur débordement hors de l’enceinte du parlement n’est pas à écarter. Une «cacophonie parlementaire» risque de sévir car chacun participera à la vie publique en ne représentant que lui-même et, au mieux, une communauté plus ou moins réduite. «Telle était la situation dans les démocraties directes de l’Antiquité.», écrit Paul Dumouchel, qui considère que « le pluralisme politique est indissociable de la démocratie parlementaire et l’institution des partis politiques indispensable à son fonctionnement correct.»
On ne peut perdre de vue qu’une fois promulguée, la loi entraînera dans son sillage une dynamique sociale qui orientera aussi bien son application officielle que les détournements possibles imaginés dans un cadre informel qui échappe aux décideurs. On sait que toute loi peut constituer une source de corruption. Décréter sans prévoir les scénarii possibles des comportements et de la dynamique sociale qui dépendent d’une multitude de facteurs est une gageure, une sorte de pari hasardeux. Même si derrière la promulgation de cette loi électorale les intentions sont bonnes, il y a beaucoup à craindre de ses effets sociopolitiques non pris en considération. Or il y va de l’avenir d’une nation d’autant que dans le cas de figure, il s’agit de constituer une instance de pouvoir.
Riadh Zghal