Bourguiba, sans cesse, sur la sellette - Bizerte: la bataille de trop?
Par Aïssa Baccouche - Bourguiba, on l’a souvent claironné était un fin stratège. Mais il fut aussi, quand l’occasion lui était offerte, un redoutable tacticien. L’on se rappelle, en effet, le coup du décret beylical appelant les Tunisiens à l’élection de l’Assemblée constituante en 1957. Profitant d’une fuite-probablement calculée – d’un entretien équivoque entre l’ambassadeur de France et le prince héritier du monarque régnant, Bourguiba, premier ministre à l’époque, força la main de Lamine Bey.
Au lendemain du 8 Février 1958, jour du bombardement du village de Sakiet Sidi Youssef par l’armée française d’Algérie, arguant du droit de poursuite des combattants du FLN, Bourguiba prit la décision de cantonner tous les soldats français encore stationnés sur le territoire, dans leurs casernes, et demanda mordicus au gouvernement de Felix Gaillard(1) d’engager des négociations en vue de mettre fin à la présence militaire dans un pays devenu indépendant depuis bientôt deux ans.
Le 14 Février, il fit adopter par l’Assemblée Nationale l’abrogation de la convention inique de 1942 datant du gouvernement de Vichy, qui stipulait que « Bizerte ne faisait pas partie du territoire tunisien et était un port français » sic…
Quand le général de Gaulle revint aux affaires le 13 mai 1958, la Tunisie et la France se mirent d’accord le 17 Juin sur le retrait des forces françaises et l’établissement d’un régime provisoire pour Bizerte dont Bourguiba ne fit pas, pour ce moment, une priorité.
Il ira même jusqu’à proposer à la France, le 17 Février 1959, un troc inouï, « Pour l’abandon de Bizerte, la seule contrepartie serait un règlement négocié du problème algérien. Nous sommes prêts à faire ce sacrifice si nous pouvons aider nos frères algériens ».
De Gaulle, lui aussi, était partisan d’un règlement. En dépit du fameux « je vous ai compris », adressé aux prépondérants d’Alger, il engagea Georges Pompidou son ancien directeur de cabinet, qu’il mit en réserve de la République, à prendre contact à Lucerne en Suisse, avec Ahmed Boumenjel représentant du FLN.
Alors que la France de de Gaulle s’engageait sur la voie de la décolonisation en Algérie, comme elle l’a déjà entrepris en Afrique au Sud du Sahara, Bourguiba se voyait pousser des ailes pour jouer aux facilitateurs.
Il prend un rendez-vous avec le Général et pensait-il, avec l’Histoire.
Il déclare avant son départ de Tunis. « Aujourd’hui la Tunisie est seule en mesure de rapprocher les belligérants ».
Lors de cette entrevue longue de cinq heures, de Gaulle avait surtout écouté Bourguiba sans beaucoup répondre.
Bourguiba triomphait au terme de cette journée mémorable qualifiée par son propre fils de « journée de dupes ». Il pensa avoir séduit de Gaulle. Celui-ci écrira plus tard « nous passons à Rambouillet la journée du 27 Février 1961. J’ai devant moi un lutteur, un chef d’Etat dont l’envergure et l’ambition dépassent la dimension de son pays »(2).
Sur Bizerte de Gaulle écrit : « Bourguiba soulève la question. Il en demanda l’évacuation, je lui réponds : vous savez que nous sommes en train de nous doter de l’armement atonique… vous pouvez être assuré que nous nous retirerons de Bizerte dans un délai de l’ordre d’une année ».
Mais trois mois plus tard le 4 mai, l’amiral Amman commandant de la place de Bizerte informe le gouvernement tunisien des travaux d’agrandissement de la piste de Sidi Ahmed.
Ce qui constitua aux yeux de Bourguiba un casus belli. Et l’Affaire de Bizerte éclata. De sommations en sommations la querelle alla crescendo.
Des manifestations s’organisèrent à travers le pays. La foule scande : « Evacuation ! des armes ! Bourguiba s’adresse le 17 Juillet à la Nation : « Si nous décidons de reprendre la bataille, c’est que nos efforts pour une solution négociée sont devenus vains. En prolongeant leur piste d’atterrissage tout porte à croire que la France a l’intention de se maintenir indéfiniment à Bizerte… Quels que soient les sacrifices nous mènerons cette bataille jusqu’à son terme : l’évacuation ».
Le 19 fut une journée fatidique. Les troupes tunisiennes ouvrent le feu sur les soldats français qui réagissent d’une manière assommante. En effet, de Gaulle, effarouché, rugit : « Frappez vite et fort ».
Les opérations « Charrue longue » et « Ficelle » concoctées par l’amiral Amman mettront la ville à feu et sang.
Dans leur livre sur Bourguiba, Sophie Bessis et Souhair Belhassen écrivent : « Bourguiba n’a imaginé, à aucun moment, que la réplique française fut violente »(3).
Le président tunisien s’en remit alors aux Nations Unies qui après avoir appelé à un cessez-le feu prirent par le biais de l’Assemblée générale réunie le 25 Août sous la présidence du regretté Mongi Slim(4) une résolution historique – 66 voix pour, trente abstentions et aucune voix contre – condamnant les exactions de la France et appelant au respect de la souveraineté tunisienne sur Bizerte.
Le journal le Monde commentera cette décision à la une : « Bourguiba vient de prendre sur le double terrain de la diplomatie et de l’opinion publique une impressionnante revanche »(5).
De Gaulle qui ne se formalise guère avec l’ONU qu’il qualifia un jour de « machin » fera fi de cette résolution. Pire, il persistera en écrivant : « leur vaine agression a coûté aux Tunisiens plus de sept cents pauvres morts et plusieurs milliers de malheureux blessés. Il ne reste au président Bourguiba qu’à enregistrer comme perte sèche son erreur et son échec. Il s’en remettra d’ailleurs »(6).
Il n’empêche. Après moult péripéties la France finira par obtempérer. Pour reprendre le souffre gaullien, l’on peut nous aussi clamer haut et fort : « Bizerte occupée, Bizerte martyrisée mais Bizerte enfin libérée ».
Bizerte, était-ce le prix à payer pour éradiquer cette séquelle de l’ère coloniale ?
Dans une préface au livre de Sébastien Abis consacré à l’affaire de Bizerte(7), le regrette Béji Caïd Essebsi écrit : « Beaucoup de sang a en effet coule pendant ces quatre jours de Juillet 1961 surtout du côté tunisien. Beaucoup trop au gré des détracteurs de Bourguiba qui lui ont reproché d’avoir pour des raisons de prestige personnel engagé une bataille inutile »(8).
Alors une bataille de trop ? Oh que nenni ! Ce fut plutôt une bataille déterminante avant celle, ultime, de la nationalisation des terres des colons, pour recouvrer l’intégrité du territoire.
Tant il est vrai que l’indépendance n’est pas une date mais un processus souvent ardu et parfois douloureux.
L’on se remémorera à jamais de ce jour de gloire où le dernier soldat français quitta Bizerte après que le contre-amiral eut signé l’ordre : « la mission de Bizerte des forces armées française prend fin ». Après une présence de 82 ans(9). L’on se souviendra également du 15 décembre 1963 jour choisi pour la célébration de la fête de l’évacuation. Entouré par ses invités de marque, l’égyptien Jamel Abdennacer, l’Algérien Ahmed Ben Bella et le Libyen Hassen Ridha, Bourguiba tel un paon dressant son majestueux plumage paradait dans les rues de Bizerte dans une voiture décapotable.
Il monta sur un piédestal (au sens propre) pour pouvoir dominer ses compagnons debout à ses côtés sur la banquette arrière.
Sacré Bourguiba !
Aïssa Baccouche
1) Edgar Faure rapporte dans ses mémoires publiées chez Plon ces propres insensés : « Felix Gaillard président du conseil me parla de Sakiet Sidi Youssef. Figure-toi, me dit-il, j’étais persuadé que ce village était en Algérie. Aussi, je n’ai pas compris la raison de ce grabuge ». p. 669
2) Mémoires d’espoir. Plon 1970 p 107
3) Un si long règne Jeune Afrique Livres 1989.
4) Une première dans l’histoire onusienne : le représentant tunisien à New York est le premier arabe et africain à siéger au perchoir de la grande salle du bâtiment mythique de Manhattan dessiné, entre autres, par Le Corbusier et Oscar Niemeyer
5) Le monde du 27 Août 1961.
6) Jean Daniel renchérit. Dans son livre le temps qui reste paru chez Stock en 1973, il écrit : « Bourguiba comme de Gaulle devait savoir que le sang sèche vite et que le sort des peuples se réduit souvent aux caprices des héros ».
7) Sud Editions 2004
8) Un complot attentant à la vie de Bourguiba, déjoué in extrémis, fut fomenté à la fin de l’année 1962, par un consortium de ces détracteurs dont des jeunes officines de l’année, traumatisés par la perte de leurs compagnons frais moulus de l’école de Saint-Cyr jetés en pâture à un ogre déchainé.
9) Le 23 Avril 1987, Jules Ferry, en visite en Tunisie, fit cet aveu : « Si la France s’est installé en Tunisie c’est pour posséder Bizerte ».