Mohamed Larbi Bouguerra: l’Union Européenne et la morale
«Ne croire qu'en la force, c'est la faiblesse des forts. Se refuser d'y croire, c'est la force des faibles» Régis Debray
Dans une lettre au ton comminatoire au gouvernement tunisien, M. Léon Delvaux, le Luxembourgeois rompu aux arcanes de la politique de l’UE, «conseiller principal à la cohérence des relations commerciales auprès de la DG du commerce à l’UE» reproche à la Tunisie ses décisions quant à la restriction des importations. A l’UE, notre homme s’occupe des «voisins du Sud, Moyen Orient, Turquie, Russie et Asie Centrale»
Excusez du peu !
M. Delvaux est un fin connaisseur de ces questions ayant travaillé sur le dossier controversé du TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) avec l’UE, les EU et le Canada. Poulets lavés à l’eau de Javel et bœuf aux hormones. Pour les opposants à ces accords, «officiellement, cela créerait des emplois et accroîtrait la croissance économique. En réalité, les bénéficiaires de ces accords seront les grands groupes industriels et financiers au détriment de la population et de l'environnement.»
Dans sa lettre, M. Delvaux se soucie de «la sécurité du consommateur tunisien»
Comme c’est touchant!
Toxiques dans l’union européenne, inoffensifs ailleurs
Mais il y a un hic: M. Delvaux n’est apparemment pas au courant des décisions de M. Thierry Breton, le commissaire européen au marché intérieur.
Sur le site du Monde (20 octobre 2022), on peut lire l’article : «Les lobbys de l’industrie chimique ont gagné»: la Commission européenne enterre le plan d’interdiction des substances toxiques pour la santé et l’environnement» de Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Stéphane Mandard: «En octobre 2020, la Commission européenne s’était engagée à «montrer l’exemple» et à «veiller à ce que les produits chimiques dangereux interdits dans l’Union européenne ne soient pas produits pour l’exportation». Cet engagement concernait en particulier les pesticides dont l’usage est interdit dans l’UE parce qu’ils sont nocifs pour la santé et l’environnement. Hélas, cet engagement ne figure pourtant plus à l’agenda de la Commission européenne pour 2023 récemment adopté.
A noter cependant qu’en 2018, les firmes Syngenta (Suisse) ou Bayer (Allemande) ont été autorisées par l’UE à exporter 81 165 tonnes de pesticides toxiques contenant des substances bannies depuis belle lurette sur le sol européen. Car si ces pesticides particulièrement dangereux HHP (Highly Hazardous Pesticides) ne sont plus utilisés en Europe, il n’est pas interdit pour autant de les y fabriquer et de les vendre. Ainsi, un produit cancérigène ou tératogène en Europe deviendrait miraculeusement inoffensif en arrivant en Tunisie ou au Gabon. Pour l’ONG Corporate Europe Observatory, il s’agit d’«une défaite morale de l’Europe», accusée de «contribuer à des violations massives des droits de l’homme.»
L’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) note: «Dans les pays en développement, les pesticides extrêmement dangereux peuvent présenter des risques significatifs pour la santé humaine [...], car les mesures relatives à la réduction des risques telles que l’emploi d’équipement de protection individuelle et l’entretien et le réglage du matériel [...] ne sont pas efficaces*» L’ONG Reporterre ajoute : «Est-ce que l’Europe encourage ces pays à réduire ou arrêter leur consommation de pesticides dangereux ? Non, bien au contraire, elle y participe.»
En 2015, l’ONG Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF) estimait à 500 morts par jour les victimes des pesticides de par le monde, essentiellement dans les pays du Sud.
M. Léon Delvaux se désole des restrictions imposées à l’importation des fromages et du chocolat par notre pays mais ne souffle mot des pesticides toxiques qui sont dangereux pour l’homme et polluent à l’environnement.
C’est ainsi que dans notre pays, Glyphosate (cancérigène probable pour l’OMS), Chlorpyrifos (qui inflige des retards mentaux aux enfants) et autres 2,4 D (Composant de l’Agent Orange de sinistre mémoire pendant la guerre du Vietnam, cancérogène probable pour l’OMS) figurent sur la liste officielle du Ministère de l’Agriculture**.
Mais pour l’UE, business as usual.
Lors du Sommet Union Africaine-UE en janvier 2022, M. Mohamed Sami Agli, président de la confédération algérienne du patronat citoyen (CAPC) a déclaré : «le partenariat avec l'UE pour l'Algérie a été, quand on fait le bilan, plus ou moins inéquitable (...) Le niveau du commerce européen vers l'Algérie était très important, alors que les volumes algériens vers l'Europe, hors hydrocarbures bien entendu, étaient complètement inéquitables (...) Quel partenariat voulons-nous avec l'Algérie et avec l'Afrique? La question doit être posée sur la table (...) On doit être certains que ces accords ne déboucheront pas sur des désaccords. Un accord doit être basé sur un principe gagnant-gagnant. On ne peut pas voir l'Afrique juste comme un fournisseur de matières premières ou un grand bazar où on viendra vendre toutes sortes de produits».
Il en est de même pour le reste du continent.
Ce discours a énervé le politicien madré qu’est M. Léon Delvaux qui a rétorqué : «Je trouve un peu gênant ce qu'a dit Monsieur Agli. L'UE a, par le passé, et continue à le faire aujourd'hui, des propositions d'accords. Ce ne sont pas des ultimatums (...) Effectivement, on peut constater que certains développements ne sont pas aussi favorables aux deux parties qu'on aurait pu l'espérer au départ, mais notre approche a été, demeure et sera celle d'une approche où les deux parties se retrouvent.»
Words, words, words disait Shakespeare.
«La politique, le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré.» (Paul Valéry)
Mohamed Larbi Bouguerra
* Une récente recherche a montré que la protection individuelle lors de l’épandage des pesticides n’est pas efficace.
** Une étude publiée le 20 octobre 2022 par la grande revue scientifique Nature (Londres) prouve que l’herbicide propyzamide provoque une maladie inflammatoire de l’intestin. Le propyzamide figure sur la liste officielle des pesticides autorisés dans notre pays. Le ministère de l’Agriculture se décidera-t-il à interdire ce poison de notre milieu ?
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