Mohamed Kerrou : Où en est la Tunisie ? Trois propositions pour un débat réflexif
Deux écueils majeurs se dressent face à la compréhension de l’actualité tunisienne : d’un côté, l’absence de débats d’idées au sein de la scène politique nationale qui est l’objet d’une bipolarisation accentuée entre les partisans et les adversaires du Président Kais Saied. De l’autre, les analyses surréalistes diffusées par les experts et les médias internationaux qui s’informent dans les salons et les réseaux sociaux, sans connaissance fouillée du terrain, de la tradition historique et des enjeux politiques et symboliques.
Afin de sortir de cette double logique passionnelle et désincarnée de la politique, trois propositions sont avancées ici en vue de contribuer au débat réflexif :
1. Vers une nouvelle classe dirigeante
Le « coup de force » du 25 juillet 2021 constitue un tournant historique dans la mesure où il a permis d’évincer l’islamisme des sphères du pouvoir, sans effusion de sang. Depuis cette date, des mesures exceptionnelles ont conduit à une concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la république. Perçues comme étant arbitraires par les partis politiques et les associations des droits de l’homme, ces mesures sont cependant soutenues par la majorité de l’opinion publique. La popularité du président Kais Saied est à la mesure de la faillite de la classe politique et de sa doctrine du « Tawafik » - le « consensus » scellé entre Ennahdha et Nida Tounes (https://nawaat.org/2014/11/06/compromis-historique-en-tunisie-mode-demploi/). Pour ce qui est de « la feuille de route » présidentielle, l’épisode controversé de la nouvelle Constitution, adoptée en juillet 2022, sera bientôt complété par les élections législatives du 17 décembre qui se dérouleront selon un mode de scrutin uninominal à deux tours, avec un nouveau découpage électoral (161 sièges à pourvoir) et un programme de proximité... Cette réforme électorale (https://inkyfada.com/fr/2022/09/29/nouvelle-loi-electorale-kais-said/) ne favorise guère les partis politiques déjà en chute libre, en raison du désaveu de la démocratie représentative telle que pratiquée depuis 2011. En prévision de l’élection d’une seconde chambre dénommée « Conseil des régions et des districts » et conçue jusqu’ici sans débat, dans le cadre du projet de « démocratie locale et participative », il est attendu que l’on s’achemine vers l’émergence d’une nouvelle classe politique, issue plus des marges que du centre. D’où le rejet manifesté par les médias et les partis politiques dont l’écho critique est le pendant des prises de position unilatérales des gouvernants qui demeurent sourds à toute demande de publicisation et de concertation. La naissance d’une nouvelle classe dirigeante consacre le renforcement du pouvoir actuel et le déclin inexorable de l’ancienne classe politique et intellectuelle qui a failli dans sa mission de conduite de la transition.
Reste à savoir si le nouveau régime politique réussira à relever le défi de satisfaction des demandes de « liberté, travail et dignité ». Le moins que l’on puisse dire est que le doute est permis, en raison de la nature du pouvoir en place et de la crise sans précédent que traverse le pays.
2. Un pouvoir sans autorité
La concentration des pouvoirs entre les mains du président de la république est essentiellement juridique de même que la nouvelle Constitution s’est avérée, selon l’adage arabe, « de l’encre sur du papier ». Elle rejoint en cela les Constitutions de 1861, 1959 et 2014. Ces textes sont en rupture avec le vécu des gens et ne changent l’ordre des choses, comme l’enseigne l’expérience, que s’ils correspondent à une évolution interne adossée à une volonté politique, comme ce fut le cas du Code de statut personnel (1956). Telle n’est pas la vocation des lois et des pratiques du nouveau pouvoir incarné par Kais Saied, souverainiste et non pas nationaliste arabe, populiste à défaut d’être destourien ou islamiste salafiste, en dépit de son conservatisme.
Sans manquer de popularité et de charisme, le Président semble dépourvu d’autorité, cet ascendant détenu par le « Chef » entraînant, au niveau de l’imagination en quête d’une solidité, l’obéissance consentante en vue d’accomplir des actions publiques. Or, les décisions prises sont, pour l’instant, sans effet réel sur l’économie et les structures sociales et mentales qui échappent à la volonté politique du nouveau maître de Carthage dont le discours tient plutôt de la rhétorique velléitaire. Tant rêvé par les « masses », « l’homme fort » manque au modèle de régime présidentiel remplaçant le défunt « régime parlementaire ». C’est pour cela que la Tunisie actuelle ne constitue ni une dictature, ni une démocratie, mais un régime mixte et inaccompli. En dépit des abus des détenteurs du pouvoir, la nature du régime politique n’a pas changé depuis 2011, dans sa gouvernance balbutiante d’une société gangrénée par la corruption. À cela s’ajoute une culture de la passivité dénoncée verbalement par une opposition faible et isolée. Des esprits chagrins cherchent le salut dans un sursaut de l’armée nationale ou dans un retour de « l’ancien régime », sans tenir compte de la vocation républicaine de la première et de l’anachronisme du second.
3. Une crise sans précédent
La crise que traverse la Tunisie est à la fois globale et profonde. Sa solution n’est pas aisée car elle affecte, déjà depuis des décennies, tous les secteurs de la société. Elle s’est aggravée ces dernières années en touchant de plein fouet l’économie, la politique, la culture et la morale. Personne n’y échappe, gouvernants et gouvernés, individus, familles et communautés urbaines et rurales. En témoignent la cherté de la vie, la pénurie des produits alimentaires, des carburants et des médicaments, l’absence de confiance dans l’administration et la justice ainsi que la quête effrénée d’émigration, régulière et clandestine, sous le regard passif des gouvernants qui n’ont pas de solutions pour le grand nombre de citoyens menacés de précarité. La montée des mouvements sociaux est traitée uniquement sous l’angle de la sécurité et du supposé « complot », sans égard aux conditions objectives de la paupérisation. C’est à ce niveau qu’intervient la Centrale syndicale, en tant que contre-pouvoir, pour ralentir un tant soit peu les dérives néolibérales du gouvernement soutenu par le Fonds monétaire international.
Jusqu’où l’arrangement fragile entre les partenaires sociaux empêchera l’émeute d’exploser en détruisant ce qui reste des acquis de la Tunisie ? Nul ne saura le dire même si le « syndrome khaldounien » consistant à recommencer à chaque fois de zéro en balayant d’un revers de main l’héritage du passé pointe de nouveau son nez et défie le génie de la Tunisie, ce petit pays qui a été souvent capable de résorber les crises.
Mohamed Kerrou