Nejib Ayachi: Pour un développement économique inclusif en Tunisie
Au lendemain des évènements de 2011 en Tunisie, le pouvoir en place a privilégié les réformes politiques, alors que celles relatives à l’économie, non moins importantes, ont été remises à plus tard. Pourtant, les pressions des bailleurs de fonds (FMI et Banque Mondiale), se sont faites plus pressantes au fil des années, afin que des réformes économiques fondamentales soient entreprises, s’appuyant sur « les faiblesses structurelles persistantes du modèle économique Tunisien », auquel il fallait remédier. En effet, pour ces organisations financières internationales, la masse salariale du secteur public reste l’une des plus élevée au monde, ce qui contribue à l’augmentation du déficit budgétaire; alors que l’inflation n’a pas arrêté d’augmenter, ainsi que le taux de chômage, notamment parmi les jeunes diplômés; tandis que la corruption est toujours présente.
En Avril 2016, la Tunisie avait passé un accord avec le FMI pour un montage de financements de $2,8 milliards de dollars Américains, tributaire d’un programme qui comprenait la réduction de la masse salariale du secteur public, le contrôle du budget des subventions et une réforme fiscale(2). Ainsi, les autorités Tunisiennes se sont engagées à adopter un plan de réforme du secteur public qui réduirait la masse salariale publique de 13,5% du PIB en 2015, à 11% à la fin du programme. En 2022, faisant face à des déficits budgétaires la Tunisie a de nouveau fait appel au FMI et a reçu un accord préliminaire sous la forme d’un "accord technique", pour un prêt de 1,9 milliard de dollars sur quatre ans. Cet accord préliminaire devrait être entériné par le Conseil d’Administration du Fonds lorsqu’il l’examinera au cours de sa réunion de Décembre 2022, comme c’est généralement le cas. En attendant, tout comme en 2016, le FMI a demandé à la Tunisie de « remédier rapidement aux déséquilibres de ses finances publiques en améliorant l’équité fiscale; en limitant la croissance de la masse salariale dans la fonction publique; tout en prenant des mesures pour intégrer graduellement le secteur informel dans le système fiscal; et en remplaçant les subventions généralisées par des transferts ciblés à destination des plus pauvres».(3)
Afin de satisfaire aux demandes du FMI et obtenir cet appui financier si nécessaire, c’est à présent au gouvernement Tunisien d’agir. Il devra susciter un consensus autour d’un programme de réformes, bâtir des coalitions politiques et communiquer de manière constante avec les acteurs économiques, ainsi que le grand public, d’une part. D’autre part, il faut souligner que cet accord avec le FMI incitera les partenaires occidentaux de la Tunisie, dont la France, l’Union Européenne et les Etats-Unis à la soutenir dans ses efforts de construction d’une démocratie moderne et stable, avec une économie performante et inclusive, pour assurer la stabilité sociale et politique. Il est en effet de leur intérêt que la Tunisie réussisse dans ses efforts de forger une démocratie et une économie inclusives, non seulement pour des raisons de voisinage (Europe), mais aussi pour servir d’exemple à d’autres pays de la région et au-delà.
D’après des universitaires spécialistes des transitions et consolidations démocratiques, Juan Linz (Université de Yale) et Alfred Stépan (Université de Columbia), dont les travaux conjoints sur ces thèmes font autorité(4), il existerait cinq « domaines » importants dont dépendrait le succès des consolidations démocratiques. Pour eux, la démocratie est consolidée lorsqu’elle devient la seule option possible, c'est-à-dire sans retour concevable à un régime autoritaire. Les autres composantes étant les institutions politiques; l’économie; l’État de droit; une société civile active; ainsi qu’une administration publique pouvant mettre en œuvre des réformes et des politiques spécifiques; ainsi qu’une « économie institutionnalisée », qui tienne compte des facteurs non marchands tels que les institutions sociales qui ont une grande influence sur ce que Linz et Stépan, dans la tradition comportementaliste en sciences sociales, américaine, appellent les « comportements » économiques. Ainsi, « l’analyse économique doit être subordonnée aux considérations sociologiques, qu’il faut donc prendre en compte, ainsi que l’histoire et le développement institutionnel... ».
Le développement inclusif
Dans le cas de la Tunisie post-2011, malgré les progrès réalisés quant au processus de consolidation démocratique sur les plans politique et institutionnel, les aspects économiques sont restés peu traités. Alors que, selon l’Institut National de la Statistique (INS), la croissance économique restait anémique étant donne la situation, de 3,1% en 2021, après une chute de 8,7% en 2020; et un chômage à des taux élevés, se stabilisant au 2eme semestre de 2022 autour de 16,1% contre 16,2% au quatrième trimestre de 2021, toujours selon l’INS.
Pour absorber le chômage et permettre aux citoyens de générer des revenus, le FMI et la Banque Mondiale considèrent qu’il faut relancer la croissance économique, comme étant l'aspect le plus important pour atteindre cet objectif. Mais cela suppose que cette croissance se répercutera sur toutes les catégories sociales et permettra d’accroitre le bien-être de la majeure partie de la population.
Cependant, l’expérience internationale a montré que si la croissance économique est nécessaire, elle n’est pas suffisante à elle seule pour permettre d’améliorer le bien-être d'une population, garantir une répartition équitable des richesses d’un pays, et éviter le creusement des inégalités qui finit par affecter le niveau et la durabilité de ladite croissance. Ainsi, il est essentiel d’adopter une approche du développement qui permette d’assurer que les bénéfices de ladite croissance soient répartis aussi équitablement que possible entre toutes les composantes de la société, y compris les populations pauvres et vulnérables. C’est ainsi qu’on parle de développement « inclusif ».
L’inclusion sociale est un concept multidimensionnel qui comprend des dimensions sociales, politiques, culturelles et économiques et opère à plusieurs niveaux sociaux. L’inclusion est importante car, souvent, croissance et développement ne sont pas distribués équitablement selon les secteurs, les catégories sociales ainsi que les régions d’un même pays. Ainsi, insister uniquement sur la nécessaire croissance du PNB, lequel en tant qu’indicateur économique permet certes de mesurer la production de richesses d’un pays, ne peut fournir d’indications sur la manière dont la richesse est distribuée.
C’est ainsi qu’on a plutôt recours au concept de « croissance inclusive » qui peut être définie comme une croissance à large assise intersectorielle bénéficiant à une aussi grande partie de la population active que possible. L’objectif principal du développement inclusif est de réaliser une société capable de s’adapter aux différences et valoriser la diversité, afin que tous ses membres participent de manière significative aux processus et politiques de développement, y compris les pauvres et les laissés pour compte. Ces groupes sociaux doivent être reconnus comme membres à part entière et égale de la société, et parties prenantes du processus de développement. Dans cette perspective, le développement inclusif consiste à « s’assurer que toutes les phases du cycle de développement (élaboration, mise en œuvre, suivi et évaluation) incluent les groupes de population habituellement marginalisés, y compris les très pauvres, les femmes; ainsi que les personnes handicapées(5). Ceci, afin que tous puissent participer effectivement aux processus et politiques de développement, qui implique par la même « une approche visant la promotion et la protection des droits humains ».
Les tenants du développement inclusif considèrent d'une part, qu’il faut que ces groupes mentionnes ci-dessus puissent bénéficier d’une certaine protection sociale; avoir accès aux services financiers, sans que ce soit à des taux d'intérêt prohibitifs ; ainsi qu’aux infrastructures numériques (c’est à dire l'ensemble des ressources logicielles publiques qui peuvent être utilisées pour créer des logiciels destinés à un usage personnel ou commercial), et, pour les agriculteurs, qu’ils aient la possibilité de s’adapter aux effets du changement climatique. Les promoteurs du développement inclusif ajoutent d’autre part que celui-ci ne pourra véritablement permettre de réduire la pauvreté, que si tous ces groupes sociaux en partagent les bénéfices et participent à la prise de décision. Le but du développement étant de réaliser une société inclusive, célébrant les différences et valorisant la diversité.
Pour ce faire, le développement inclusif implique l’adoption d’une approche du développement économique qui s’efforce de garantir la cohésion sociale, par le recours à des initiatives qui permettent d’aller au-delà de la croissance et la génération de revenus, nécessaires pour s'assurer que les bénéfices de ladite croissance soient partagés équitablement entre toutes les composantes de la société, particulièrement les populations pauvres, vulnérables et marginalisées, et en incluant les travailleurs informels.
Signalons que le développement inclusif est une préoccupation de la communauté internationale. Ainsi, pour le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD), le développement inclusif doit : « Renforcer la cohésion et l'inclusion sociales, par un accès inclusif et équitable aux services sociaux, de santé et d'éducation de qualité; permettre une plus grande participation civique; faciliter la négociation sur le lieu de travail [dans les cas de conflits du travail]; promouvoir des lois sensibles au genre; investir dans les services de soins de santé; ainsi que garantir l'inclusion des groupes marginalisés et vulnérables, en particulier les femmes, les migrants, les réfugiés et les personnes vivant avec un handicap ». L’inclusion sociale consiste donc en « un processus d’amélioration des termes selon lesquels les individus et les groupes sociaux participent socialement et économiquement à la société».
D’autre part, s’inspirant de la Déclaration des Nations Unies sur le développement inclusif, la Banque Mondiale(6) quant à elle, considère qu’il doit impliquer:
• Le développement de la petite enfance [Pour que les enfants puissent se développer sur le plan physique, cognitif, linguistique et socio-affectif, et atteindre leur plein potentiel];
• Un programme d'aide sociale conditionnel, sous forme de versements en espèces;
• L’accès universel à un enseignement de qualité;
• Un système universel de soins de santé;
• L’amélioration des infrastructures pour connecter les régions pauvres ainsi que celles considérées à la traine, au reste du pays; et
• La création d’opportunités permettant aux pauvres de générer des revenus, notamment en leur facilitant l’accès aux financements.
A la lumière de ce qui a été développé, la question qui reste posée est celle de savoir si le gouvernement Tunisien actuel est en train d’œuvrer vers la mise en œuvre d’un développement inclusif ou pas. Et au cas où la réponse serait négative, que devrait-il faire afin de rectifier le tir et placer le train de la croissance économique sur la voie du développement inclusif?
Nejib Ayachi
2) VOIR: PROBLEMS OF DEMOCRATIC TRANSITION AND CONSOLIDATION, SOUTHERN EUROPE, SOUTH AMERICA, AND POST-COMMUNIST EUROPE JUAN J. LINZ AND ALFRED STEPAN, AUGUST 16, 1996, JOHNS HOPKINS UNIVERSITY PRESS
6) HTTPS://DOCUMENTS1.WORLDBANK.ORG/CURATED/EN/771771468180864543/PDF/WPS4851.PDF
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