L’École Normale Supérieure de Tunis: Heurs et malheurs de ses 66 ans d’existence*
Par Professeur Houcine Jaïdi - Vers le milieu du mois de juillet dernier, puis à la fin du mois d’août, deux communiqués émanant de la Présidence de la République ont replacé, dans le champ médiatique, les établissements dédiés à la formation des formateurs de l’École de Base et de l’Enseignement Secondaire. Avant de revenir sur ces communiqués passés presque inaperçus dans une actualité saturée par les informations relatives à la vie politique et à la situation économique et sociale, il ne serait peut-être pas inutile de rappeler l’histoire et l’actualité de l’École Normale Supérieure (ENS) de Tunis, si représentative de l’École républicaine avant la lettre, puisqu’elle a été créée avant même la proclamation de la République tunisienne. L’actualité de l’ENS, marquée, ces dernières semaines, par un évènement de taille et de multiples prises de position nous semble justifier davantage le rappel.
L’ambition des Pères fondateurs et les années d’indépendance complète (1956- 1959)
En ouvrant ses portes au mois d’octobre 1956, soit quelques mois seulement après l’indépendance du pays et deux ans avant la mise en place du premier système scolaire de la Tunisie indépendante, l’ENS a marqué un tournant majeur dans l’histoire de l’enseignement en Tunisie. Avant cet évènement, le pays comptait deux établissements d’Enseignement Supérieur : d’une part, l’Université séculaire de la Zitouna, traditionnelle et dédiée à une formation centrée sur les études littéraires et religieuses et d’autre part, l’Institut des Hautes Études de Tunis (IHET), établissement colonial, créé en 1945 et placé, depuis 1956, sous la tutelle du jeune Secrétariat d’État à l’Éducation Nationale mais resté, aux plans pédagogique et scientifique, rattaché à l’Université de Paris. L’lHET, qui était fréquenté surtout par des jeunes issus de la communauté européenne vivant en Tunisie, a contribué à la formation d’un petit nombre de Tunisiens (musulmans et juifs) dont une infime minorité a choisi d’exercer dans l’Enseignement Secondaire ou Supérieur (à l’IHET et à l’ENS), avec l’obligation, au départ, de continuer les études de Licence et post-Licence en France.
Avec l’ENS, l’État tunisien, démuni sur le plan matériel, a lancé le pari d’une Grande École qui assurait des études complètes en Tunisie pour une demi-douzaine de disciplines jugées, alors, prioritaires (Lettres arabes, Histoire, Géographie, Mathématiques et Physique-Chimie). L’établissement a ouvert la porte de l’Enseignement Supérieur aux diplômés des Écoles Normales d’Instituteurs ainsi qu’aux diplômés du Collège Sadiki, qui n’étaient pas titulaires du Baccalauréat et qui, de ce fait, ne pouvaient pas accéder à l’IHET. Les bourses d’études, instituées dès le départ de manière généralisée et augmentées sensiblement dans les années 1970 et 1980 pour les études du 2è et du 3èCycle, étaient de nature à motiver les étudiants appartenant aux familles défavorisées.
La plus grande rigueur était appliquée lors du recrutement des élèves de l’École. Pour toutes les sections, un concours d’admission très sélectif comprenait des épreuves écrites et orales garantissant le bon niveau des recrutés et les admis s’engageaient à accepter les poste d’emploi offerts après la formation. Dans les formations faisant partie des études en lettres et sciences humaines (Lettres arabes, Histoire et Géographie), le bilinguisme qui a constitué un choix fondamental était contrôlé aussi bien au niveau du concours d’admission à l’École que tout le long des études. Les rares enseignants tunisiens méritants des premières années de l’École côtoyaient de nombreux coopérants français, généralement jeunes et brillants, qui enseignaient les matières scientifiques, l’Histoire et la Géographie et dont plusieurs sont devenus, plus tard, de grands noms dans leurs domaines de spécialité. Les présidents des jurys d’examen de fin d’année venaient de l’Université de Paris. Aux mois de juin et juillet 1957, Taha Hussein a présidé le jury d’examen de la première année de la Section d’arabe.
Le premier texte législatif portant organisation de l’ENS (avril 1959) a chargé l’Établissement de la formation « des jeunes gens principalement pour l’enseignement supérieur et la recherche scientifique ». Il y avait en cela la volonté de faire de l’École une pépinière d’enseignants-chercheurs pour alimenter l’Université dont les portes allaient s’ouvrir au mois d’octobre de la même année. Dans une déclaration à la presse, en date du 29 juillet 1957, soit peu de temps après la proclamation des résultats obtenus par les étudiants de l’École, inscrits en première année, le Professeur Ahmed Abdessalem, premier directeur de l’Établissement, résumait l’ambition et la tunisianité de l’École dans les termes suivants : « Le principe directeur [des] programmes sera une équivalence de fait entre les examens et titres de l’École Normale Supérieure de Tunis et ceux des meilleures Universités du monde et particulièrement de l’Université française. Spécifions cependant que ces programmes seront originaux et adaptés à la réalité tunisienne ».
Un quart de siècle de restrictions et de remises en cause (1959-1982)
La création effective de l’Université tunisienne en octobre 1959 a été accompagnée de la première mesure restrictive subie par l’ENS, trois ans après sa naissance. A cette date, l’ENS a perdu son autonomie : elle a été placée sous l’autorité de l’Université et ses étudiants ont dû rejoindre les classes de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines pour les uns et celles de la Faculté des Sciences pour les autres. Les seules particularités qu’elle a pu garder étaient l’obligation du concours d’admission et quelques cours spécifiques dont ceux relatifs à la pédagogie. S’y ajoutaient naturellement la bourse d’études préférentielle et la garantie de l’emploi. Ces particularités ont, malgré la perte irrémédiable de l’autonomie académique, contribué à préserver, pour un temps, la bonne réputation de l’Établissement qui a pu disposer, à partir de 1973, de ses propres locaux dans le quartier Bouchoucha. La dynamique générée par cette autonomie spatiale a, entre autres, permis d’augmenter sensiblement les effectifs des étudiants et de multiplier les recrutements des enseignants au sein de l’Établissement, aussi bien des Tunisiens que des coopérants français généralement très compétents et bien motivés.
Mais l’envol était plombé par plusieurs contraintes : l’instabilité à la tête de l’établissement (quatre directeurs s’y sont succédé de 1971 à 1982), le recours fréquent, pour de nombreuses matières, à des enseignants souvent très compétents mais qui restaient rattachés aux facultés où ils avaient été nommés, le développement limité de la bibliothèque et des laboratoires malgré le grand dévouement de ceux qui en avaient la responsabilité, l’absence d’un enseignement de 3è Cycle, l’inexistence de publications propres à l’École et, surtout, une méfiance grandissante de la part du pouvoir comme nous le verrons plus loin. En chargeant l’ENS, à partir de 1972, de former les enseignants du Cycle Secondaire et des Écoles Normales d’Instituteurs ainsi que les inspecteurs et les animateurs pédagogiques des cycles primaire et secondaire, le législateur a élargi les prérogatives de l’établissement tout en préservant son caractère élitiste.
Après ce tournant, les entraves subies par l’ENS et la déviation par rapport à ses objectifs premiers n’ont pas empêché de nombreux élèves de l’École de se distinguer dans leurs études au niveau de la Licence ou au niveau de l’Agrégation ou du Doctorat de 3e Cycle, préparés en Tunisie ou en France. De grands conférenciers, français surtout, mais parfois aussi originaires d’autres pays européens créaient l’évènement à l’École qui drainait, à ces occasions, la crème des universitaires du pays et, pour certains sujets, de grandes personnalités politiques.
La deuxième restriction subie par l’ENS fut le renoncement, en 1976, au concours d’admission, faisant de ses élèves, des étudiants ordinaires qui lui étaient adressés par la toute-puissante Orientation universitaire. Décidée pernicieusement ou prise sous la pression des flux estudiantins, cette mesure enlevait, objectivement, à l’École toute prétention au statut de Grande École et justifiait potentiellement la remise en cause de ses privilèges et de son existence même, ce qui n’allait pas tarder à arriver.
C’est en 1980 qu’eut lieu le coup de grâce lorsqu’il a été décidé de fermer l’ENS de Tunis et de créer deux nouvelles Écoles Normales Supérieures, à Bizerte et à Sousse. Le principe de la décision remontait à plusieurs années auparavant. Il avait été annoncé, au printemps 1974, au Professeur Mohamed Abdessalem qui, au retour d’une mission en Suède, destinée à finaliser l’accord relatif au financement d’un nouveau siège de l’ENS à Ksar Saïd, s’est vu annoncer par le ministre de l’Éducation (Driss Guiga, qui était à la tête du Département depuis près d’un an) que l’aide suédoise allait être utilisée pour la construction d’un siège de l’Établissement à Bizerte.
Le déracinement brutal de l’ENS était scandaleux à plus d’un titre : il bafouait l’accord conclu avec un donateur étranger, méprisait l’histoire de l’Établissement et hypothéquait son avenir en le déportant dans un environnement démuni pour les études universitaires et en le coupant de la Faculté des Lettres et de la Faculté des Sciences de Tunis avec lesquelles il vivait en symbiose depuis 1959. L’annonce de la décision a été à l’origine de la démission immédiate du Directeur de l’École, et suivie, quand la mesure a été mise en exécution à la rentrée 1980, par le refus de plusieurs enseignants d’être affectés à la nouvelle ENS de Bizerte. De la rentré 1980 à celle de 1982, l’ENS de Tunis n’a été fréquentée que par les étudiants du 2è Cycle qui y ont achevé leurs études.
Les vraies motivations de l’éloignement de l’ENS de Tunis allaient être réaffirmées par les représentants du pouvoir après la démission du Professeur Mohamed Abdessalem. Le Professeur Ammar Mahjoubi, qui a été le dernier Directeur de l’ENS de l’époque (de janvier 1976 à septembre 1982), nous a confié, tout dernièrement, que lors d’une audience qui lui avait été accordée par Driss Guiga, vers la fin de l’année universitaire 1975-1976, le ministre de l’Éducation s’était élevé contre le coût exorbitant de la formation à l’École. Mohamed Mzali qui lui a succédé (de mai 1976 à avril 1980) a déploré, devant le même responsable universitaire, le fait que l’Établissement n’ait eu, jusque-là, à s’occuper que de la formation de l’élite sans considération pour les griefs formulés par de nombreux syndicalistes. En substance, le Gouvernement voyait en l’École un établissement trop coûteux qui, plus est, constituait un dangereux foyer d’opposition estudiantine. La partie avouable de l’argumentation n’était pas dénuée de populisme. Elle osait afficher plus d’attachement à la formation continue qu’à la bonne formation initiale.
Devenu Premier ministre en avril 1980, Mzali a, peu de temps après, présidé un Conseil ministériel restreint consacré à la formation des enseignants et auquel il a invité le Professeur Ammar Mahjoubi (qui nous a rapporté l’information) en tant que Directeur de l’ENS et le Professeur Mohamed Abdessalem en tant que Doyen de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Tunis. Les deux universitaires ont insisté sur le fait que tous les enseignants du Secondaire, non titulaires de la Maîtrise, devaient achever leurs études par correspondance et ont demandé que la promotion au grade de Professeur de l’Enseignement Secondaire (PES), suite à une simple inspection pédagogique, soit arrêtée sans délai. Si la seconde recommandation n’a pas eu de suite, la première a été retenue.
L’acharnement du pouvoir contre l’ENS s’est aussi manifesté par la séparation (dès le départ, à Sousse, et au bout de trois années, à Bizerte) des sections littéraires et des sections scientifiques dont la coexistence vertueuse avait fait en Tunisie, comme dans plusieurs autres pays, une caractéristique majeure de la formation des élèves.
La dissolution, la résurrection et la gouvernance chaotique (1991-1997-2022)
La suppression de l’ENS en 1991, justifiée de nouveau par la faiblesse du rendement, a eu lieu presque dans l’indifférence générale. Elle n’a été déplorée que par l’Association des anciens élèves de l’ENS et quelques figures de proue de l’Université qui se sont relayées pour intervenir discrètement mais avec ténacité, en haut lieu, pour faire revenir le pouvoir sur sa décision absurde.
C’est en 1997 qu’a eu lieu la résurrection de l’Établissement, définie par la loi, qui faisait fi d’une histoire vieille de 40 ans, comme une « création ». La formule inventée par les ressusciteurs consistait à recruter les élèves de l’École (pour les disciplines littéraires, de sciences humaines et scientifiques), par voie de concours, parmi les étudiants ayant été admis aux examens de fin de deuxième année des Facultés et des Instituts Préparatoires aux Études d’Ingéniorat (IPEI). A ces recrues, se sont ajoutés, à partir de 2002, les étudiants provenant de l’Institut Préparatoire aux Études Littéraires et en Sciences Humaines (IPELSHT). Cette réouverture de l’ENS, accompagnée du report de son concours d’admission du Baccalauréat à la fin des études du Premier Cycle de l’Enseignement supérieur, a eu lieu dans un contexte où il a été jugé qu’un enseignement de haut niveau devait être dispensé aux méritants parmi ceux qui se préparaient au métier d’enseignant dans un ensemble de disciplines considérées comme fondamentales. Les leçons du passé ont-elles servi à mettre l’École ressuscitée sur les bons rails ? Loin s’en faut malgré le dévouement de nombreux enseignants et responsables qui ont rendu de bons et loyaux services à l’Établissement et qui n’ont eu de cesse de proposer aux décideurs des solutions pour les problèmes qui s’accumulaient.
Après une dizaine d’années, pendant lesquelles les étudiants de l’Établissement ont été placés dans les facultés et où les décideurs ont fait exclusivement appel aux enseignants vacataires, le ministère de tutelle a consenti, en 2005, à la formation sur place des étudiants et au détachement, à l’ENS, des Professeurs et des Maîtres de conférences, pour une période de cinq ans renouvelables deux fois. Cette solution partielle ne s’est pas souciée du statut des nombreux enseignants du collège B (Maîtres-Assistants et Assistants), qui ont rendu et rendent encore à l’ENS des services éminents sans contrepartie équitable. Par ailleurs, une homogénéisation automatique des parcours a versé la préparation au concours de l’Agrégation dans le moule broyeur du système Licence-Master-Doctorat (LMD) en lui dédiant, de manière très discutable, deux années d’études (A1 et A2) qui ne sont, souvent, couronnées d’aucun succès.
La préparation des élèves de l’École au concours de l’Agrégation a toujours été semée d’embûches et de retournements de tous genres. Dans le nombre fluctuant et globalement dérisoire de postes ouverts au concours, les admis parmi les normaliens n’ont jamais été majoritaires malgré les conditions favorables qui leurs sont offertes, pendant leur formation, en comparaison avec celles des candidats venant d’autres horizons. L’École, vieille de deux générations, n’a toujours pas les moyens d’avoir son propre cycle préparatoire aux Agrégations de Mathématiques et de Sciences Physiques, ce qui l’accule à s’en remettre à la grâce de l’IPEST, qui a un statut équivalent à celui de l’IPELSHT où l’ENS recrute une partie de ses élèves.
Une disposition, qui fait que les élèves de l’École sont prioritaires en matière de recrutement pour les postes d’enseignants dans le Secondaire, même lorsqu’ils n’ont pas été admis au concours de l’Agrégation, mine la motivation de nombreux apprenants. Pourquoi, se disent-ils, nous investir considérablement dans la préparation d’un concours qui n’a plus l’aura d’antan alors que notre recrutement est garanti ?! Mais ce petit calcul n’a pas tardé à être faussé par l’incurie qui fait des ravages au ministère de l’Éducation : il y a plusieurs années, l’arrêt subit du recrutement des normaliens non agrégés a défrayé la chronique et paralysé l’École. La résolution provisoire du problème n’a pas dissipé toutes les inquiétudes, ce qui explique l’exigence récemment formulée par les étudiants : ils demandent qu’on leur délivre le diplôme de la Licence après avoir bénéficié du statut privilégié du ’’Normalien’’ pendant plusieurs années. Bricoleuse, l’autorité de tutelle cède et promet la satisfaction de la revendication, aidée en cela par l’instabilité à la tête de l’Établissement et la méconnaissance, par de nombreux décideurs, de la spécificité de la formation.
Au vu de ses crises à répétition et de sa minorisation systématique par les pouvoirs publics, depuis une quarantaine d’années, qui viendrait demander à l’École de créer des structures de recherche de renom, d’avoir ses propres publications et d’organiser des rencontres scientifiques de haut niveau, tâches pour lesquelles elle avait été pourtant préparée et encouragée, au départ ? En lieu et place de ces nobles missions, les nouvelles de l’École font état de grèves répétitives, d’évacuation des étudiants, de l’absence de directeur, de la pénurie d’enseignants, de la raréfaction des bons candidats au concours …
L’histoire ancienne qui éclaire l’actualité
Au final, l’École, qui a été le premier établissement universitaire de la Tunisie indépendante, a eu une évolution erratique marquée, en 66 ans, par des réussites certaines mais aussi par des revers non moins certains dont le premier responsable est l’autorité de tutelle qui était censée veiller à sa promotion. En témoignent, entre autres, la mise rapide de l’École sous la coupe de l’Université tunisienne trois ans après la naissance de cette dernière, le nomadisme incessant des locaux qui ont été promenés dans des ’’déserts académiques’’ avant de se retrouver de nouveau dans la capitale, la cadence effrénée du changement des directeurs, la visibilité de moins en moins évidente de ses promus dans l’Enseignement Secondaire. Pour atteindre ses buts politiques avant tout, l’État n’a pas hésité à minoriser un établissement parti pour être le fleuron et la locomotive du système universitaire tunisien. Ce faisant, il a gaspillé beaucoup de deniers publics dans des déménagements successifs puis dans des formations débouchant très rarement sur l’Agrégation. Il a aussi dilapidé les efforts fournis par plusieurs générations de formateurs qui ont cru en l’École et lui ont donné sans compter.
Le ’’gel’’ de la Section de Philosophie au début de l’actuelle année universitaire et le mode opératoire de l’initiative ont suscité de nombreuses réactions focalisées, pour l’essentiel, sur les menaces qui pèseraient sur la discipline, et accompagnées, parfois, de considérations relatives aux vicissitudes vécues par l’École particulièrement après le 14 janvier 2011. Cet émoi et ces inquiétudes face à la énième crise par laquelle l’École défraye, à nouveau, la chronique sont évidemment légitimes, tant les sciences humaines subissent les assauts du pouvoir depuis la fin des années 1970 particulièrement dans l’Enseignement Secondaire (marginalisation au niveau des programmes et des coefficients, arabisation précipitée de l’enseignement de la philosophie, tentative de regrouper certaines matières dans un enseignement commun …). Ils sont d’autant plus légitimes que l’État tunisien a curieusement multiplié, ces derniers temps, les annonces relatives à son grand attachement aux humanités, manifesté, entres autres, par la mise en place (sous l’égide du ministère des Affaires culturelles), du « Collège tunisien de Philosophie ». Mais ils ne doivent pas occulter le cœur du problème : le parcours erratique de l’École dès sa fondation et son délaissement croissant par le pouvoir, surtout depuis le milieu des années 1970. Cette politique indigne d’un Établissement encore classé officiellement comme étant une ’’Grande École’’, et seulement elle, explique un mode de gestion qui tolère, entre autres, des effectifs estudiantins minimalistes qui peuvent constituer le prélude à une nouvelle mise à mort. L’argument des effectifs réduits et du coût exorbitant n’a-t-il pas été avancé pour justifier la fermeture de l’ENS de Tunis en 1982 puis sa dissolution en 1991 ?
A y regarder de près, l’histoire tourmentée de l’ENS est, mis à part quelques acquis indéniables, une suite de gâchis dont la grande victime est le système éducatif tunisien. De ce point de vue, cette microhistoire est un condensé affligeant de l’évolution de l’Université tunisienne dont les premiers développements ont eu lieu sous le signe de la grande méfiance du pouvoir. Ce dernier, qui semble l’avoir gérée plutôt comme un mal nécessaire - qu’il aurait aimé voir comme un simple ’’Centre de formation de cadres’’- n’a jamais accepté de lui accorder l’autonomie académique et les moyens de la mettre en œuvre. N’a-t-il pas osé sa suppression en 1968, soit neuf ans après sa création, laissant ses différents établissements à vau l’eau et sans poids face aux décideurs ? N’a-t-il pas entamé la répression brutale de toute réflexion libre des enseignants-chercheurs, dès 1963 (date de l’interdiction de la publication de la revue Attajdid animée par de jeunes universitaires) et de toute contestation des choix du pouvoir de la part des étudiants (dès décembre 1966) et des enseignants (dès mars 1968). Mal aimée et perçue par le pouvoir comme un danger, l’Université tunisienne a, au fil des années, tout en engrangeant des succès indéniables, accumulé des problèmes non moins évidents (baisse vertigineuse du niveau des étudiants, absence, sauf à de très rares exceptions, de véritables campus universitaires, de bibliothèques centrales, de politique en matière d’édition et de relations internationales, d’animation culturelle et d’une véritable ouverture sur l’environnement économique et social…)
Pour l’ENS, comme pour l’ensemble des établissements universitaires qui sont nés après elle, les acquis indéniables (qui ont surtout marqué la période qui s’étend de 1956 à 1982) sont redevables beaucoup plus aux mérites et aux sacrifices de nombreux étudiants, enseignants et responsables pédagogiques et administratifs qu’à une politique cohérente, suivie et soucieuse des valeurs académiques et de la primauté de l’intérêt général, entre autres, dans le domaine de la formation des formateurs.
Compte tenu de ces considérations, quel avenir pour l’ENS qui, après avoir été le vaisseau amiral de l’Université tunisienne, est plus que jamais à la peine, dans un environnement universitaire chaotique, lui-même inscrit dans un contexte général dont la toxicité a atteint des sommets vertigineux ? Nous y reviendrons prochainement.
Professeur Houcine Jaïdi
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Tunis et ancien enseignant-chercheur aux ENS de Tunis, Bizerte et Sousse
* Outre nos souvenirs et réflexions personnelles, ce texte doit beaucoup au témoignage du regretté Professeur Abdelkader Mehiri (consigné dans son ouvrage intitulé ’’L’enseignement supérieur dans la Tunisie indépendante’’ Publications universitaires de La Manouba, 2015, [en arabe]), au témoignage du Professeur Ammar Mahjoubi que nous avons recueilli le 9 septembre dernier, aux recherches du Professeur Noureddine Dougui résumées dans deux Power Points qu’il a présentés à l’ENS de Tunis en 2014 et 2017 ainsi qu’à des précisions chronologiques apportées par le Professeur Hichem Rifi. De plus amples informations concernant l’histoire de l’ENS figurent dans la contribution du Professeur Noureddine Dougui et dans celle de l’auteur de ces lignes à l’ouvrage collectif dirigé par le Professeur Hichem Rifi et intitulé ’’ Mémoire reconstituée. Pour une histoire des humanités à l’Université tunisienne’’ (à paraître dans les Publications de l’Université de La Manouba). Voir aussi, pour certains aspects, nos articles publiés, ces dernières années, par Leaders :
• https://www.leaders.com.tn/article/18152-l-orientation-universitaire-mine-dangereusement-l-enseignement-tunisien