Francophonie - Bourguiba: Une double ouverture au monde
«Vous avez un grand rôle à jouer dans cet empire de l’esprit et de l’intelligence sur lequel le soleil ne se couche jamais : l’univers francophone.» C’est par ces propos que le président Habib Bourguiba avait conclu la conférence qu’il avait donnée le 11 mai 1968 à l’Université de Montréal qui lui décernait ce jour-là le doctorat honoris causa. Bourguiba avait choisi de traiter de la francophonie, concept alors à peine évoqué. Il avait commencé à le mentionner, le 24 novembre 1965, à l’Université de Dakar. Il le développera davantage à Montréal, dans ce Québec où la sensibilité francophone et le bilinguisme sont en plein débat. Son discours, visionnaire, fera date. Extraits.
Il est même de mon devoir d’évoquer, à ce propos, le souvenir de notre grand Premier ministre Kheireddine. C’est lui, en effet, dont le turc était la langue maternelle, qui, le premier, a ouvert à des jeunes de chez nous le chemin des universités de France ; c’est lui qui, le premier, a introduit le français dans l’établissement secondaire qu’il a créé, ce Collège Sadiki auquel tant de mes compagnons de lutte, comme moi-même, après bien d’autres devanciers, sont en grande partie redevables de ce qu’ils sont devenus et de ce qu’ils ont accompli pour le salut politique et le devenir culturel de la Tunisie. Kheireddine, ce fut l’une des lumières offertes à la Tunisie deux décennies avant l’établissement du protectorat. Je peux bien dire que, dès cette époque et en dépit du jeu d’influences diverses qui s’exerçaient alors sur notre pays, l’intelligentsia tunisienne avait déjà opté pour la langue française et pour une culture ouverte sur le monde moderne.
Cela n’empêche pas le protectorat français de s’établir en Tunisie dès 1881. Il ne me semble pas, tout au long des soixante-quinze ans qu’il a duré, que la langue française soit apparue comme l’instrument de la domination qu’il nous fallait subir. Pourquoi ? Sans doute parce que c’est une des langues du monde par laquelle s’enseignent le mieux les philosophies de la liberté. Je me souviens qu’en 1924 déjà, lorsqu’à l’oral du baccalauréat on me donna à choisir les deux philosophes sur lesquels je souhaitais être interrogé, je nommais ces deux grands philosophes de la liberté que sont J.-J. Rousseau pour son «Contrat Social» et Claude Bernard pour son «Introduction à l’étude de la médecine expérimentale».
Langue des philosophies de la liberté, le français allait constituer en outre pour nous un puissant moyen de contestation et de rencontre.
Au défi de la sujétion, doublé de toutes sortes de prétentions à l’annexion ou à la co-souveraineté, grâce à la langue française tout autant que grâce à l’arabe, par la parole et par les écrits, par la presse même, lorsque la fortune le permettait, toujours, d’ailleurs de façon hasardeuse, nous pouvions opposer à l’oppression notre contestation fondamentale et notre revendication de la liberté, de la dignité, de l’identité nationales.
Et c’est par la langue française que nous avons pu forger une nouvelle représentation de notre volonté nationale, que nous avons pu la communiquer, la propager, la faire entendre, la faire comprendre. Dans le monde francophone, bien sûr, mais au-delà même des frontières de cet univers linguistique, c’est à travers l’usage de la langue française que nous avons pu faire entendre la voix de la Tunisie dans le concert des nations. Ainsi, avons-nous pu puiser partout dans le monde, sur le continent américain et jusqu’aux Nations unies, non seulement le réconfort mais le soutien dont nous avions besoin pour mener jusqu’à la victoire notre lutte pour la reconnaissance de notre identité et de notre dignité nationales, en bref pour l’indépendance.
Jamais nous n’avons ressenti dans l’emprunt d’une langue étrangère –mais j’ai dit que c’était un choix– une diminution de notre Être national, alors même que notre existence nationale était contrariée. Jamais nous n’avons éprouvé de ce fait une quelconque « déculturation ». C’est sans doute que nous avons su parallèlement préserver l’héritage de notre propre culture et l’intégrité de notre propre langue, elle est aussi langue de culture et ample véhicule de communication avec le monde arabe dont nous sommes partie intégrante et vivante. C’est sans doute aussi parce que, en raison de notre double enracinement dans une culture ancienne mais toujours vivante et dans une culture adoptée mais fortement intégrée, rien ne permettait au colonisateur, comme il a pu le tenter d’ailleurs, de faire table rase de notre culture nationale et de dénationaliser notre Être collectif. Nous avons au contraire conscience, non seulement d’avoir enrichi notre culture nationale, mais de l’avoir orientée, de lui avoir conféré une marque spécifique que rien ne pourra plus effacer. Nous avons aussi conscience d’avoir pu forger une mentalité tunisienne qui est une mentalité moderne, et d’avoir insufflé au peuple tunisien, en tout premier lieu à son élite, la capacité nécessaire pour assimiler les techniques du monde d’aujourd’hui.
(...) Le français n’a peut-être plus le caractère éminemment universel qui fut le sien, mais peut-être est-ce une chance pour lui et pour les peuples qui lui ont accordé leur fidélité. Maintenu, entretenu, développé et enrichi dans les communautés de souches diverses dispersées à travers le monde au gré des abandons et des dominations, source naturelle dans un pays comme le mien, le français représente, je le répète, un étonnant moyen de communication et de rencontre.
Il est à ce point générateur d’une mentalité commune, que tous ceux qui le parlent habituellement se reconnaissent une communauté d’esprit. Comment, dès lors, la langue française, dont je soulignais le caractère « structuralisant » à l’échelle d’une communauté nationale, ne l’aurait-elle pas été à une échelle plus vaste : à l’échelle de toutes les communautés qui la parlent, l’utilisent dans la vie quotidienne, au niveau du travail, et plus encore au niveau des relations internationales ? Surtout lorsque la langue a été pour elles, à des titres divers, un instrument à la fois de contestation et d’affirmation. Surtout, lorsque, par surcroît, parallèlement mais à travers ce vecteur, ces communautés, ces pays, ces nations, ces États dans lesquels elles s’inscrivent, se reconnaissent tant d’aspirations, de perspectives, de besoins communs.
Tel me paraît être le sens de la francophonie. Le 24 novembre 1965, ayant le privilège d’être reçu par l’Université de Dakar, université sœur, elle aussi, de votre Université de Montréal comme de notre Université de Tunis, j’ai déjà parlé de la « francophonie ». L’idée que j’ai énoncée alors ne m’appartient pas en propre. Sous d’autres formes et avec le talent que vous lui connaissez, mon ami Léopold Sédar Senghor, président de la République du Sénégal, l’a formulée lui aussi. Et depuis 1965, j’ai pu constater que cette idée éveillait sur notre continent africain une profonde résonance puisque l’Organisation commune africaine et malgache l’a pratiquement adoptée, au point que son président en exercice, M. Diori Hamani, président de la République du Niger, s’en est fait le zélateur et l’infatigable pèlerin.
Habib Bourguiba
Montréal, 11 mai 1968
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