Ibrahim Ben Mrad: par l’étoile qui tombe !*
La chambre est calme, immobile. Sa porte donne sur le sud. Le centre est entouré de deux coins, à l’est et à l’ouest. Chaque coin se cache derrière deux grosses jarres. Dans deux jarres parmi les quatre, on bourre les dattes en hiver, dans les autres, en réserve, du blé et de l’orge, par les saisons où la terre est fertile. De petites lucarnes, par-devant. La pièce était calme, immobile car le froid n’a cessé d’y souffler et de tomber sur ce qu’il y avait comme affaires. Aussi, y avait-il au milieu, un brasero allumé. Cinq personnes se sont mises autour, sur une natte dont le brasero a noirci quelques parties. Les cinq personnes sont encore immobiles, comme les affaires. Le feu n’a pas dissipé le souffle du froid ni n’a fait remuer les langues des assis. Dix mains de tailles différentes, étaient tendues vers le brasero. Des ombres diverses dansaient sur les visages aux âges variés. La pièce, avec les affaires et les personnes, se réchauffaient, jusqu’à la réduction des flammes. La chambre commence à s’attendre au mouvement, à la disparition des ombres dansantes sur les cinq visages et à l’organisation des souffles dans la pièce.
A ce moment-là, Taïeb ouvrit les yeux pour les remplir des quatre autres membres qui composaient sa famille. Il toucha de la tête l’une des deux jarres, à l’ouest, contre laquelle il s’appuyait. Une tranquillité profonde gagna son cœur. Toutes les jarres sont pleines. Un remerciement à Dieu se posa sur ses lèvres. Il essaya de se souvenir de ses jours, avant d’obtenir tout ce bien. Mais ils commençaient à s’isoler dans un coin négligé de sa mémoire, hormis quelques images feutrées marquées par l’oubli, comme celles d’Ifriga, au nord-ouest du pays, quand il était jeune hattay, moissonneur saisonnier avec les siens, les images de Gafsa où il vendait le legmi, le jus de palmier, celles de Gabès, où il était portefaix. Ces souvenirs disparurent. Son visage est devenu poupin et charnu, après une pâleur qui était la risée des villageois. Son corps s’est rempli après avoir été chétif et objet de moquerie, il est même devenu craignant l’obésité…
Taïeb tapa sur son ventre en remerciant Dieu, pleinement, disant clairement les lettres, les articulant, avec un timbre clair. Un sourire enraciné profondément en lui, apparut sur son visage. Un sourire, ni jaune ni faux-semblant. Un sourire d’une âme apaisée, satisfaite parmi les êtres que Dieu mène vers le paradis. Son sourire s’élargit dans ses yeux quand il vit que son épouse jouissait du bien-être qui paraissait sur son visage tendre et sa poitrine ferme, ornée d’or. Khadija ressentit les yeux de son époux posés sur son visage, laissa échapper un sourire ne souffrant ni d’indignité ni de moral bas. Elle leva les yeux vers son mari, lesquels laissaient paraître trente-sept ans, passés, pour la plupart, dans la pauvreté. Sa taille a longtemps connu la sècheresse, son corps a enduré l‘aridité, la disette et le froid cinglant quand il souffrait du dénuement et du manque. Puis elle regarda le brasero dont les braises voltigeaient. Leva ses yeux de nouveau vers Taïeb, attendant de lui un signe. Elle vit dans son sourire un acquiescement, tendit sa main droite vers la bouilloire de thé, y mit de l’eau, puis la posa sur le feu en attendant qu’elle bouille, pour y ajouter du thé vert. La soirée pourra ensuite commencer.
Ses yeux se déplacèrent sur trois visages aux volumes différents, le visage de son aîné, celui de sa fille cadette et celui de la benjamine. Elle se souvint des ombres des flammes qui dansaient sur leurs visages et qui laissaient paraître d’autres visages aux traits différents, disparus, à tout jamais. Ceux de trois autres enfants que la terre a retenus. Sa poitrine s’entremêla de sourire et de tristesse, se rappela que son mari n’a cessé de remercier l’ange de la mort d’avoir organisé cette famille, sans qu’elle le veuille ou qu’elle en soit consciente. Un remerciement total à Dieu lui vint aux lèvres, avec lettres, accents et timbres, bien appuyés. Elle regarda les yeux de son fils et de ses deux filles, satisfaits, ils étaient, sauf ceux du fils qui deviennent un peu vagues, à ce moment de la soirée, par les nuits d’hiver. Une brillance jaillit des yeux des filles, une envie que le froid cachait. Leurs yeux se levèrent vers le père, sollicitant une chaleur que le brasero ne pouvait fournir. La mère dit à ce moment-là: «Elles attendent.».
Le père savait ce qu’elles attendaient de lui. Mais il s’enfonça dans son silence. Les filles étaient impatientes d’attendre, désirant ardemment courir par les chemins, devenus clairs, dans des virages et des tournants désertiques ou dans la montagne, sur des pentes et des montées, dans des jungles et des grottes, des broussailles et des caches, des cols et des voies qui serpentent, des pistes inaccessibles, où se trouvaient beaucoup d’ogres, de l’obscurité épaisse, le froid glacial, la soif et la faim, la sècheresse, la poussière en vol, les gravats parsemés, le vent qui siffle dans les oreilles de la nuit. Leur désir se dressa dans leurs yeux jusqu’à ce que les traces de leur sourire en aient disparues. Leur envie faillit devenir larmes.
La mère refit sa remarque et dit : « Tu es la fierté de tes enfants. Pourquoi ne veux-tu pas leur reprendre les récits de ton héroïsme ? ». Taïeb regarda en lui, le voilà qui attend ces moments, comme les autres. Son passé, est un trésor précieux. Dès lors que la partie noire s’en est cachée dans un coin négligé de sa mémoire et celle du temps. La partie rayonnante en est restée. Se rappeler cette partie de son passé lui procurait un plaisir extrême.
Il avait été un héros, en témoigne le nom de la rue qui porte son nom dans le village. Aussi, l’appellation de leader que lui donnaient les villageois, la distinction à l’école, que faisaient les instituteurs entre ses enfants et ceux du village, les fermes qui lui ont été offertes, la médaille avec laquelle il a été décoré et qui orne sa poitrine dans les grandes occasions, surtout quand l’un des hauts responsables était en visite au village, la soif de ses enfants et de son épouse qui augmente pour écouter ses exploits quand il était combattant, de même, en témoignent les grosses jarres remplies de biens.
Son visage s’éclaircit, ses yeux se fixèrent sur les visages des assis. Il fit l’introduction habituelle, apprise dès son enfance, par sa mère, de sa grand-mère, quand elle récitait les contes des anciens : « Bonnes gens qui aimez la prière et la vénération… ». Il s’arrêta un peu, puis se racla la gorge. Se mit en pose tailleur, prit le verre de thé que lui présenta son épouse, sirota une gorgée et dit : « Par une nuit de printemps, je dormais dans le coin ouest de cette chambre, quand j’ai entendu quelqu’un frapper à la porte, au début, c’était doucement, puis, plus fort… ».
L’imagination de son épouse et de ses deux filles démarra. Elles connaissent le début de l’histoire. Elles connaissent ses détails excitants et merveilleux. Leur imagination s’évada. La voix du père, dans leurs oreilles, avait une musique qui les accompagnait, leur permettant de revoir les images, les ombres et les silhouettes qui procréaient dans leurs cœurs une joie sans pareille...
C’était une nuit printanière, le vent était fort, en émanait dans les lucarnes un sifflement lugubre, il cognait contre la porte et la secouait, avec une force inégale, aussi dans le cœur. Jusqu’à ce que l’on frappât à la porte, des coups différents de ceux du vent, faibles d’abord, puis plus forts. Taïeb se leva, ne se dirigea pas vers la porte car il s’attendait à cela, à ce moment de la nuit. Il dormait avec ses vêtements, en se préparant. Il s’enveloppa avec son burnous et sortit.
Le vent était fort. Le printemps au village est la saison des bourrasques et des tempêtes de sable. Taïeb se faufila de son foyer. La poussière, qui s’envolait dans les passages du village, l’accueillait. Les tourbillons de paille, de gravier, de terre, l’indisposaient. Il les repoussait avec son burnous qu’il a bien réajusté autour de lui. Il avait un bâton. L’obscurité régnante. Un fusil contre son côté droit, caché sous le burnous. Il marchait, s’attendant à quelque chose, le soupçonnant. Il se retrouva sur le sommet de la plus haute colline de sable, parmi celles qui entourent le village, vers le sud. Il ressentit de la grandeur, de l’orgueil et de la fierté, qu’il était quelqu’un, qu’il se rapprochait du ciel. Il descendit la pente dans l’obscurité, le vent, la poussière, le gravier, la paille et les pierres éparpillées, jusqu’à se retrouver loin du village, entouré de palmiers chétifs, de petits oliviers dans le vent, dans tous les sens. Il se trouva seul dans un désert gris. Il ressentit que le burnous le serrait. Il regarda ce qui l’entourait et vit un tourbillon de sable, comme s’il le couvrait, il dit c’est le soin de Dieu qui me protège. Il se dit c’est un nuage de lumière qui m’accueille. Il leva les yeux vers le ciel demandant de l’aider et le soutenir.
Un petit bruit parvint à ses oreilles, il s’enfonça en avant, jusqu’à parvenir à une cabane en palmes. Dans la cabane, il y a quatre hommes, chacun d’eux était assis derrière un petit trou percé dans le mur de palmes à l’arrière, dans lequel il a introduit le canon de son fusil en attente et expectative, centrant son regard sur trois tas de pierres, alignées sur la largeur de la route principale qui liait le village au monde extérieur, qui serpentait entre les collines de sable. Les oreilles étaient toutes ouïes, en l’air, attendaient.
Taïeb se rassura sur la cabane et ceux qui s’y trouvaient et dit « Paix sur vous » puis il s’assit devant le trou au milieu du mur de palmes, à l’arrière, pointa son fusil. Il était trois heures du matin. Les tic-tacs de la montre s’entendaient, malgré le bruit fort du vent qui soufflait. Les minutes n’étaient pas rapides à s’écouler. L’aventure était belle. Les fusils prêts, les oreilles, à l’écoute attentive, les yeux alertes, jusqu’à entendre au loin, un bruit retentissant. Les tic-tacs de la montre se sont éteints, le bruit du vent, l’obscurité aussi. La nuit et l’obscurité furent envahies par une lumière éblouissante, un bruit aigu et une voiture militaire, de petite taille, qui se déplaçait sur la route comme un diable ou un ange de la mort. La voiture sillonnait comme une personne tranquille une région de la zone militaire, transportait le commandant Philippi avec deux chefs de l’armée française, au sud-ouest de la zone. La nouvelle de leur voyage cette nuit était parvenue à Taïeb, la veille. Quand la voiture arriva aux virages parmi les collines de sable, elle ralentit, jusqu’à se retrouver soudainement devant un premier tas de pierres. Brouillée, elle fut surprise puis secouée, se trouva devant un deuxième tas de pierres, plus haut que le premier.
Un homme descendit de la voiture, sa tête et son corps apparurent en train de grimper la colline, à droite, vers le vide. Dans la cabane, l’attente et l’expectative s’achevèrent. Taïeb chargea son fusil puis tira la première cartouche qui atteignit le dos du fuyard, avant qu’il ne parvienne au sommet de la colline, il tomba dégringolant sur le sable. Une personne s’est éteinte. Mais pas le projecteur de la voiture. De nouveau, le silence, l’attente et l’expectative regagnèrent la cabane. Le bruit de la voiture ne s’est pas tu. Elle était couverte de tôle en fer. Les personnes dans la cabane savaient que l’ange de la mort est arrivé à l’endroit et que sous le blindage qui couvrait la voiture, il y avait une arme qui s’apprêtait à tirer sur eux mais le vrombissement et la lumière, l’arrêt et le silence se poursuivirent, puis s’allongèrent jusqu’au départ à l’horizon d’une étoile, puis d’une autre, puis d’une troisième. La première étoile était un déluge de balles vers la voiture en arrêt. La seconde, une grenade partie de la voiture vers la cabane, la troisième, tombée du ciel, a couvert entièrement l’endroit de sa lumière éblouissante. La voiture prit feu avec les personnes avant que n’arrivent les secours, la cabane aussi, avec les trois amis de Taïeb, la grenade y a creusé un grand trou qui fit s’envoler en l’air Taïeb et un camarade. Ils tombèrent loin de la cabane en feu. Taïeb, en volant en l’air, vit une étoile qui tombait, lapidant les diables. Il tomba ainsi que son camarade par terre, mais ce dernier resta inerte, sans souffle. Puis on s’est aperçu qu’il était sauvé.
A ce moment-là, la mère emmena ses deux filles à leurs lits, un remerciement à Dieu se posa sur les lèvres de Taïeb, il s’enveloppa de son burnous, entouré d’un halo de lumière.
Ibrahim Ben Mrad
Tunis, février, 1976
© Traduit de l’arabe par Tahar Bekri
* Lughzu al-Madina al-Khadra (L’énigme de la Cité verte), Ed. Arabesques, 2019.