Derrière la lutte contre le changement climatique, Il y a d’abord, un enjeu de justice sociale et un enjeu de répartition de l’effort
Par Professeur Samir Allal. Université de Versailles/Paris-Saclay
Les organisations nationales et la société civile peuvent aider à mieux cibler la transition et à la réussir
1- La lutte contre le réchauffement et la lutte contre les inégalités doivent aller de pair: 1% des plus riches émettent autant de gaz à effet de serre que les 50 % les plus pauvres de la planète
Cette donnée, tirée du dernier « Rapport sur les inégalités mondiales », conduit à s’interroger sur le ciblage de la transition, afin qu’elle ne génère pas plus d’inégalités qu’il n’en existe déjà et que les efforts portent bien sur ceux qui ont le plus mauvais bilan carbone.
Ce contât plaide pour que la lutte contre le changement climatique soit pensée pour faire diminuer massivement les inégalités, au niveau mondial comme dans chaque pays. Derrière la lutte contre le changement climatique, Il y a d’abord, un enjeu de justice sociale et un enjeu de répartition de l’effort.
L’empreinte carbone annuelle moyenne masquent de fortes inégalités que nous n’avons pas forcément en tête : les classes populaires consomment moins, donc, elles émettent moins de gaz à effet de serre…Le débat politique doit permettre de décider du chemin à prendre pour parvenir à la neutralité carbone.
Tout le monde doit tendre vers cette neutralité carbone mais la question c’est où mettre le curseur et à qui on demande davantage d’efforts. Les organisations professionnelles et la société civile peuvent aider à mieux cibler la transition et la réussir.
2- Pourquoi la cause climatique n'est-elle pas embrassée par les classes populaires, alors qu’elles sont infiniment plus victimes des dégradations environnementales que les catégories aisées ?
Parce que la question est mal posée. Face aux partisans du capitalisme vert, qui nous promettent que nous pourrons continuer à jouir sans entraves, grâce aux technologies et au marché, les progressistes semblent désarmées. La fin du monde et la fin de mois sont les deux faces d'un même combat.
Pour y parvenir, il faut donc prendre le mal à la racine : S'attaquer frontalement aux inégalités et à l'hyper-concentration des richesses, qui sont le moteur de la hausse continue des émissions de gaz à effet de serre et de la perte de biodiversité. Dénoncer les mythologies libérales de la « croissance verte » et du « découplage ». Faire de la justice climatique une authentique lutte sociale, fédérant les nouveaux damnés de la terre.
Soustraire la définition de nos modes de production et de consommation aux forces du marché, pour les soumettre à la délibération démocratique. Développer massivement les services collectifs essentiels, pour mettre fin à l'insécurité de l'existence et réparer la planète. Bref, faire que le bonheur ne soit plus le privilège de quelques-uns, mais la réalité de tous.
En traçant une voie à la fois désirable et praticable sans escamoter les difficultés de la transition, ce manifeste donne au combat pour la justice climatique une réelle puissance mobilisatrice.
3- Nous sommes à l’orée d’une transformation profonde de notre économie : renouveler la démocratie, repenser la liberté
La transformation fondamentale du système économique qu’appellent les grands enjeux contemporains nécessite un changement drastique de nos modes de vie et de consommations. La transition bas carbone, par nature, n’est pas un consensus, parce qu’elle mobilise des intérêts divers et contradictoires. Elle va tout chambouler. Le monde est en total transformation.
Nous ne sommes pas condamnés à l’impuissance. Mais il faut reconnaître l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. Il importe donc de nous interroger sur les raisons pour lesquelles nous échouons.
Le système économique change. Nous allons regarder de plus près comment les entreprises produisent, comment on achemine les biens vers les consommateurs et comment ces derniers s’emparent de ces produits. Il y aura des gagnants et des perdants.
Cette transition, on peut l’orienter et l’aiguiller, plutôt que de la subir. Aujourd’hui, on peut en partie éviter le chaos social. Je pense sincèrement qu’on peut encore regarder les choses positivement plutôt que négativement. C’est-à-dire qu’on a encore, la possibilité d’opérer cette transition de différentes manières.
On peut décider de régler le problème climatique en donnant les clés de la transformation à « la main invisible du marché », qui va nous aider à décarboner en mettant des technologies vertes partout… une vision ultra technologique et néolibérale pour sauver le pays et sauver la planète.
Mais il y a d’autres manières de procéder. C’est d’investir massivement dans la dé carbonisation pour créer une richesse publique partagée. Dans ce modèle, la nouvelle technologie est détenue collectivement. C’est un bien public. On a donc deux options différentes pour aller vers la transition.
4- Il ne faut pas opposer écologie et social : le changement climatique aura un coût, mais le coût de la non-transition est encore plus important
La transition écologique oblige à se reposer la question de l’avenir (désirable). Et c’est le moment d’y réfléchir, parce que, aujourd’hui, on doit tout transformer sans opposer écologie et social. Sinon, on n’arrivera pas à embarquer toute la population dans la transition.
Le changement climatique aura un coût. Il y aura des perdants et des gagnants. Mais il faut bien comprendre que le coût de la non-transition est encore plus important. Donc cela justifie de mettre les moyens sur la compensation de ces pertes et sur l’aide aux personnes travaillant dans des secteurs qui doivent aujourd’hui être réduits jusqu’à zéro : le gaz, le pétrole et les activités polluantes etc.
Les mécanismes à mettre en œuvre sont bien connus. Dans ce cas, on peut actionner un mécanisme de soutien financier et de soutien à la reconversion. On ne le fait pas très bien en Tunisie, certes, mais il faudra, quand même, se demander comment réformer, aider à former les gens, pour passer d’une activité à une autre et y mettre les moyens.
Je pense que l’élément central, c’est effectivement celui de l’emploi des secteurs touchés. Cela dit, l’essentiel des études sur le bilan total de la transition en matière d’emploi montre que, au final, on y gagne.
On y gagne parce que la transition écologique nous oblige à relocaliser une partie des emplois. Typiquement, c’est plus d’emplois locaux de gérer une éolienne, de gérer du solaire, d’avoir une filière de production locale que d’importer le pétrole ou le gaz. Mais cette activité, ces emplois sont à créer, ils n’existent pas aujourd’hui. Donc il faut pouvoir les générer. Et, pour cela, il faut de l’argent, de la volonté politique et un cadre qui permet de le faire…
Une bonne partie de cet argent qu’on ne dépense plus à acheter du pétrole venant de l’étranger, pourra servir. Donc, une partie de la transition s’autofinance même si c’est quelque chose qui coûte à court terme.
Aujourd’hui, on y consacre très peu de moyens, Il va donc falloir augmenter le volume de ces investissements. L’État peut dans ce cas, s’endetter puisqu’on est sur une logique d’investissement. J’emprunte aujourd’hui, j’investis ; et demain, j’aurai une forme de retour sur investissement parce que j’économise tout le pétrole que je n’aurai plus à acheter. Mais ça ne peut pas suffire.
Et c’est là qu’on arrive sur la question fiscale. Il y a des besoins budgétaires. Il faut dépenser de l’argent là aujourd’hui et, pour ça, on a un outil qui s’appelle l’État social et l’État fiscal. Dans ce contexte de « guerre climatique », il faut réfléchir et bien cibler à qui demander une contribution pour commencer la transition…Des recettes fiscales pour que l’État puisse accompagner les précaires, accompagner les processus de formation et d’emploi et financer les services publics en général.
5- la fin du mois (ET) la fin du monde : une panoplie de mesures à mettre en œuvre
En plus de la mesure qui va permettre de financer l’accompagnement des « perdants ». Il y a d’autres mesures nécessaires pour empêcher ceux qui polluent beaucoup de continuer. Il faut faire payer plus cher ceux qui polluent le plus pour dissuader les comportements les plus néfastes.
Sur cet autre axe, il y a une question de régulation toute simple. Et donc, du coup, on est là dans le domaine de la réglementation, et c’est ce que fait le droit de l’environnement : il y a certaines activités qui sont polluantes, et elles ne sont tout simplement pas autorisées ! Le droit de l’environnement sait très bien faire ça.
Ensuite, sur d’autres types d’activités moins extrêmes, une taxation carbone, une taxation environnementale peut être utile, mais pour compléter cette approche préférée par les économistes orthodoxes, je dirais qu’il faut une taxe carbone qui prenne un peu mieux en compte le niveau de revenus, de patrimoine, de contraintes ou de possibilités qu’ont les pollueurs.
Si vous mettez une taxe carbone, les hauts revenus vont peut-être pouvoir la payer. Ils auront peut-être un peu moins d’épargne à la fin du mois, mais ça ne va pas les heurter autant que quelqu’un qui peine à joindre les deux bouts.
On retrouve là la fameuse équation entre la « fin du monde » et la « fin du mois ». Et donc l’approche d’une taxe carbone un peu standard que les économistes de l’environnement proposent depuis des décennies se heurte encore une fois à la question sociale.
Ce que d’autres économistes proposent, c’est un mécanisme qui n’est pas aveugle à cette dimension. Il va faire peser un effort plus important sur ceux qui polluent plus. Une taxe carbone un peu classique a des limites parce qu’elle fait peser des niveaux de contrainte très forts sur des gens modestes et finalement très peu de contrainte pour des gens qui sont très riches.
Il faut donc compléter ça avec des interdictions et d’autres outils fiscaux qui permettent vraiment de faire sentir un niveau de contrainte important associé à un niveau de pollution et de revenus importants.
6- Baisser massivement et rapidement les émissions de gaz à effet de serre tout en réduisant les inégalités est un défi colossal pour la Tunisie
Les obstacles que je décris sont difficiles à surmonter : baisser massivement et rapidement les émissions de gaz à effet de serre tout en réduisant les inégalités est un défi colossal. Est-ce que je reste optimiste, malgré tout ? Oui.
La bonne nouvelle, c’est que nous disposons déjà d’une bonne partie des solutions, à la fois techniques, mais aussi sociales, fiscales et politiques. Elles n’existent pas dans le cadre d’un paquet complet, mais on les observe mises en œuvre ici et là dans d’autres pays voisins. Ces exemples nous montrent qu’on peut avancer.
L’enjeu actuel est de rassembler toutes ces expériences positives à l’œuvre dans différents pays du monde. D’ailleurs, il ne faut pas regarder que du côté des pays du Nord. Certains pays émergents, des pays en développement nous montrent différents stades d’avancement.
Par exemple, en Indonésie, l’État a décidé de réutiliser l’argent d’une taxe carbone sur le kérosène pour financer la mise en place d’une sécurité sociale, qui auparavant n’existait pas.
C’est bien la preuve qu’il peut y avoir des alliances entre le climat et la question sociale, et c’est ce qui me rend optimiste.
On est encore loin d’avoir tout essayé en Tunisie, l’UGTT, l’UTICA,… peuvent aider à mieux cibler et réussir la transition.
Professeur Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay