Tunisie : Binationaux, un amour contrarié !
Par Dr Mohamed Salah Ben Ammar. Apprenant qu’une douzaine de joueurs tunisiens de l’équipe nationale de football étaient binationaux, une vieille connaissance qui ne connait rien au football s’est exclamée, mais ce n’est donc pas la Tunisie qui a battu la France !!! Vaste débat.
Qui n’a pas encore entendu ces jours ci sur les ondes des médias ces noms ? Mouez Hassen, Wajdi Kechrida, Nader Ghandri, Dylan Bronn, Montassar Talbi, Ellyes Skhiri, Aissa Laidouni, Hannibal Mejbri, Naïm Sliti et Whabi Khazri. Ils nous ont fait vibrer, rêver, ils se sont donnés comme des gladiateurs sur le terrain et…en dehors du terrain pour promouvoir l’image de la Tunisie lors de la coupe du monde 2022. Jamais le soft power dont le pays à tant besoin n’a été porté si haut. Qu’ont-ils de particulier ces joueurs ? Ils sont tous binationaux.
Ils sont des centaines de milliers d’enfants d’immigrés à être dans ce cas. Tout petits, ils ont passé chaque année les vacances estivales en Tunisie. Leurs efforts pour parler en tunisiens ont été moqués par leurs cousins et amis. Leurs façons d’être, leurs goûts alimentaires, leurs tenues vestimentaires ont été à l’origine de vexations, les enfants ne sont pas tendres entre eux. Perçus comme des privilégiés, ils sont jalousés, agressés parfois pour des bricoles, des tennis ou un ballon, un vélo…Ces épisodes douloureux sont souvent refoulés mais jamais oubliés.
Et pourtant, à chaque occasion l’attachement au pays de ces centaines de milliers de binationaux, chercheurs, avocats, chauffeurs de bus, enseignants, médecins, infirmiers, journalistes, commerçants… n’a jamais été démenti. Leurs yeux s’allument rien qu’à l’évocation de ce petit pays qui est le leur.
Certes, devenus adolescents, ils rechignent à passer leurs vacances en Tunisie, ils ne supportent plus les attitudes discriminantes qui généralement commencent dès l’arrivée au port.
Devenus adultes, ils réalisent que la Tunisie est leur jardin secret, leur refuge affectif. Ils ne se livrent pas facilement à vous, surtout quand ils ont réussi, mais mis en confiance ils vous racontent leurs blessures, les vexations, le racket, leur déception, les échecs qu’ils ont vécus à chaque fois qu’ils ont eu à faire aux autorités du pays. Certains ont tout abandonné pour revenir vivre au pays, au bout de quelques temps l’immense majorité est repartie, amère, parfois ruinée…Leur méconnaissance des codes (souvent inadmissibles sous d’autres cieux) dans tous les domaines (famille, administration, société…) a été un obstacle insurmontable.
Pour eux c’est la double peine. S’appeler Aissa ou Montassar ou Mohamed est un handicap à l’étranger. Il n’est pas question ici de recenser tous les à priori stigmatisant que subissent les enfants d’immigrés, ce n’est pas le sujet. Un déterminisme social bien étudié chiffres à l’appui les met dans une case d’où ils peuvent difficilement sortir et ce dès la maternelle. Discrimination, échecs scolaires, chômage, délinquance de banlieue…des clichés qui ont la vie dure. Les partis de droite et d’extrême droite ont le vent en poupe grâce à ces clichés. Pire, les brillantes réussites de ces enfants de la 3eme ou même 4eme génération d’immigrés sont souvent mises sous silence. Seuls les échecs, la soi-disant incapacité d’intégration de ces petits enfants ou arrière-petits-enfants d’immigrés maghrébins sont exploités par les partis nationalistes. Évidemment la religion n’est jamais bien loin et les partis nationalistes ne se privent plus d’évoquer ce sujet quand il s’agit d’Islam.
Malheureusement, comme une image en miroir, les nationalistes de l’autre rive remettent en permanence leur loyauté, la nature de leurs engagements vis-à-vis de la Tunisie. A travers un mépris à peine dissimulé. Ils instaurent un climat de suspicion délétère. Le but ultime non déclaré est de freiner leur participation à la vie économique, sociale, culturelle et même sportive du pays. Ils pourraient priver un local d’une opportunité disent-ils !
A la lecture de ces lignes certains auront à l’esprit des success stories. Elles existent évidemment mais elles sont loin d’être la norme.
La double culture n’est pas une menace mais une opportunité. Ne soyons aveuglés par nos phobies. Qu’il soit né en Tunisie ou à l’étranger, chacun, quel que soit sa nationalité, sa religion, sa couleur de peau, ses choix de vie pourrait, s’il le souhaite, jouer un rôle dans l’édification de la société dont nous rêvons, à commencer évidemment par les descendants des tunisiens, nés à l’étranger. Ils sont une réelle chance pour le pays dans tous les domaines.
Pour les esprits étroits il est encore difficile d’admettre que l’on peut être loyal à deux pays. Leur conception simpliste, rigide, du patriotisme les empêche de regarder autour d’eux. La complexité de la question de l’identité leur échappe ou alors plus grave, l’exclusion de l’autre, de celui qui est différent, les arrange bien dans leurs efforts de façonner les esprits. Un moule bien commode pour diriger.
Malheureusement pour le moment nous ne prenons pas le chemin d’une ouverture vers tous ceux qui peuvent nous aider à nous développer, dans la nouvelle constitution, ils sont considérés comme des citoyens de seconde zone puisqu’ils ne jouissent pas des mêmes droits que les autres tunisiens.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar