Un impôt sur la fortune en Tunisie : Est-ce opportun ?
Par Mahmoud Mtir - Dans le cadre de la préparation du budget de l’Etat Tunisien pour l’exercice 2023, il semble qu’un impôt sur la fortune, ou plus précisément un impôt sur la fortune immobilière, va être institué en Tunisie pour la première fois.
Qu’est-ce que l’impôt sur la fortune, qu’est-ce que la fortune, comment cet impôt va être collecté et à quel taux, quelles sont les incidences budgétaires, enfin de cet impôt ? Est-il opportun dans les conditions actuelles du pays ? Autant de questions qui se posent et qui restent pour le moment sans réponse.
C’est pour cela qu’après avoir donné une idée générale sur cet impôt, nous allons essayer de déterminer les probables contours du dit impôt en Tunisie.
I- Comprendre l’impôt sur la fortune
1- L’impôt sur la fortune est défini comme un impôt individuel sur le capital ou sur le patrimoine, par opposition aux impôts sur le revenu des personnes physiques (IRPP) ou l’impôt sur les sociétés (IS) et aux impôts et taxes sur la consommation, tels que la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou le droit de consommation (DC)…
L’assiette de cet impôt est la valeur de tout ou partie des biens possédés par une personne physique.
Historiquement, un impôt sur la fortune foncière et immobilière a existé au dix septième siècle en Angleterre.
Les colonies Américaines du nord ont instauré une taxe sur le patrimoine immobilier et toute autre forme de richesse: actifs financier (actions, obligations…), bestiaux, navires, bijoux… Les biens sont évalués à leur valeur de marché et la taxe était progressive.
Dans le monde, aujourd’hui, les pays qui ont instauré et conservé cet impôt ne sont pas nombreux, et sa rentabilité est très limitée. Ceux qui défendent cet impôt considèrent qu’il permet la redistribution des richesses.
La France a également instauré en 1945 l’impôt de solidarité nationale, puis en 1982 l’impôt sur les grandes fortunes, en 1989 l’impôt de solidarité sur la fortune, remplacé enfin par l’impôt sur la fortune immobilière en 2017. On impose la valeur nette des biens taxables à 0,5 et 1,5 % par tranche et ce à partir d’une valeur égale à 1.300.000 euros.
Aux Pays Bas, on perçoit un impôt sur la fortune des ménages de 1,2% qui remplace l’impôt sur le revenu des capitaux mobiliers et celui des plus-values immobilières tels qu’il est perçu dans les autres pays.
L’institut Allemand pour la recherche économique (DIW) estime dans une étude parue en 2020 que l’impôt sur la fortune n’est pas la solution au sujet » des différences de patrimoine au sein de la société.
En effet, plusieurs Etats dans le monde ont instauré cet impôt et l’ont supprimé par la suite : Etats unis, Japon, Italie, Autriche, Irlande, Danemark, Allemagne, Finlande, Luxembourg, Suède, Espagne, Grèce, Hongrie.
2- En quoi consiste la fortune d’après les pays qui ont instauré un impôt sur la fortune, quelle est l’assiette et le taux de l’impôt ?
En France, la fortune immobilière est constituée des biens immobiliers bâtis (à usage personnel ou mis en location) tels que maisons et appartements et leurs dépendances, les bâtiments classés monuments historiques, les biens immobiliers non bâtis (terrains à bâtir, terres agricoles…), biens immobiliers ou fractions de biens immobiliers représentés par des parts de sociétés immobilières et les droits immobiliers (usufruit, droit d’usage ou d’habitation…).
La résidence principale fait l’objet d’un abattement de 30%. Des exonérations partielles ou totales sont prévues et concernent les biens immobiliers utilisés pour l’activité professionnelle du contribuable, les bois et forêts sous engagement d’exploitation ou usage professionnel, biens ruraux loués à long terme ou à usage professionnel (terrains agricoles, bâtiments et matériel d’exploitation), logements loués meublés sous le régime fiscal de loueur en meublé professionnel.
L’impôt est calculé sur la valeur nette du patrimoine imposable au premier janvier après déduction des dettes justifiées existant à cette date (emprunts immobiliers), ainsi que différentes dépenses tels que travaux d’amélioration, de construction ou de reconstruction ou d’agrandissement, travaux d’amélioration…Sont également déductibles les impôts en rapport avec les biens imposables.
Une étude publiée par le site SINAT(France) sur l’impôt sur la fortune dans quatre pays d’Europe (Allemagne, Espagne, Pays bas, Luxembourg et Suisse) a tiré les conclusions suivantes:
• La législation Luxembourgeoise actuelle et la législation en vigueur en Allemagne au 1er janvier 1997 sont les seules à imposer non seulement le patrimoine des personnes physiques mais aussi celui des personnes morales.
• L’Allemagne, l’Espagne, et les Pays bas ont adopté au milieu des années 90 sous forme d'exonérations, de réductions d'assiette ou de diminutions de taux, des dispositions spécifiques en faveur des biens professionnels;
• Dans tous les pays sauf en Suisse, les œuvres d'art font l'objet de dispositions spécifiques qui ont pour effet de les exonérer, totalement ou partiellement ;
• L'Espagne et les Pays-Bas, ainsi que cinq des vingt-six cantons suisses, ont introduit un mécanisme de plafonnement.
La cour des comptes en France, a estimé que les dépenses générées par l’impôt sur la fortune sont supérieures aux recettes.
Aux Etats unis, les démocrates ont proposé en 2021, d’instaurer une nouvelle version de l’impôt sur la fortune, en effet, à la recherche de fonds pour financer les réformes prévues, ils ont envisagé de taxer les plus aisés sur leurs plus values non encore réalisées.
Le mécanisme proposé ne taxe pas « le stock » de patrimoine mais son augmentation, y compris lorsque les plus-values restent latentes, c'est-à-dire virtuelles. Ce mécanisme ciblerait une infime fraction de très fortunés, ceux disposant d’un patrimoine dépassant le milliard de dollars ou affichant des revenus supérieurs à 100 millions de dollars par an.
Après, ce bref exposé sur l’impôt sur la fortune dans le monde, la question suivante se pose : Comment cet impôt va être conçu en Tunisie ?
II- Le projet d’impôt sur la fortune ou impôt immobilier en Tunisie
Les autorités tunisiennes prévoient d’introduire à partir de 2023 un impôt sur la fortune, mais les contours de cet impôt ne sont pas clairs. D’après certaines sources, ce choix est imposé par le fonds monétaire international (FMI) en vue d’améliorer les recettes fiscales tout simplement Des questions multiples, sans réponse, se posent.
1- Quelle définition donner à la fortune d’après le projet?
Il a été précisé que la fortune imposable consistera dans les biens immobiliers. Il s’agira donc d’un impôt sur la fortune immobilière.
Quels sont les biens immobiliers concernés ? Y’a t-il des exonérations ? Y’a t-il des abattements ?
Pour le moment, il n’y a pas de réponse à ces questions, on sait seulement que la valeur imposable des biens immobiliers est égale ou supérieure à trois millions de dinars.
Par ailleurs, les difficultés de déterminer le patrimoine imposable en Tunisie sont énormes.
En effet, personne en Tunisie, et en premier lieu, les responsables du Ministère des finances, ne peut ignorer les difficultés pour déterminer le patrimoine imposable sans commettre de graves injustices.
Jusqu’à ce jour, les transactions immobilières ne bénéficient pas toutes de l’enregistrement aux recettes des finances, première source d’information.
Plus grave encore, l’inscription des biens immobiliers au registre de la propriété foncière n’est pas toujours assurée.
En France, par exemple, ils ont une institution appelée « cadastre », aucun bien quel qu’il soit n’échappe à l’inscription dans ce fichier immobilier, ce qui permet de déterminer de manière facile, juste et exacte les biens immobiliers possédés par une personne au moment « T », ce n’est pas le cas en Tunisie.
2- L’imposition des biens immobiliers à un impôt sur la fortune ne constitue-t-elle pas une double imposition?
En effet, les biens en question, ceux qui seront soumis à l’impôt sur la fortune immobilière, ont été préalablement, soumis lors de l’acquisition à un droit d’enregistrement et sont soumis lors de la cession à un impôt sur la plus-value immobilière, et entre temps ils peuvent générer des revenus qui sont soumis à l’impôt sur les revenus des personnes physiques.
Va-t-on faire comme en France, c'est-à-dire exonérer les biens générant des revenus ,ou , faire comme aux pays bas, soumettre ces biens à l’impôt sur la fortune au lieu de les soumettre à l’impôt sur le revenu et les exonérer de l’impôt sur la plus-value en cas de cession ? Toujours, pas de réponse.
Enfin, qu’en est-il des biens objet d’exploitation ? Les biens immobiliers en exploitation dans l’industrie, le commerce, les services ou l’agriculture peuvent-ils être soumis à l’impôt sur la fortune ?
La logique des choses veut que les biens en exploitation, donc objet de production économique ne peuvent pas être soumis audit impôt, sinon se serait une sanction à l’activité économique et à l’investissement, or, la philosophie générale de l’impôt sur la fortune, outre la juste répartition de la charge fiscale, c’est la sanction du placement des fonds dans des biens non productifs (maisons de vacances, yachts…)
Actuellement, le projet Tunisien, non encore divulgué, nous laisse dans le flou complet.
3- Incidence budgétaire/rendement
Les autorités Tunisiennes, en instaurant un impôt sur la fortune, incités par le FMI, ne cherchent pas la justice fiscale, mais simplement l’efficacité et le rendement fiscal, or il aurait été plus efficace de réviser le barème de l’impôt sur le revenu des personnes physiques d’une part et les taux de l’impôt sur les sociétés d’autre part, pour améliorer les recettes fiscales.
En effet, les dernières modifications qui ont touché le barème de l’IRPP l’ont rendu inefficace et notamment injuste, or, une révision de ce barème dans l’objectif de multiplier les tranches avec plus de proportionnalité et en augmentant le taux pour les tranches supérieures réaliserait plus d’efficacité et de justice. Cette option est défendue par des associations et notamment par l’UGTT (union générale des travailleurs Tunisiens).
Par ailleurs, ces dernières années, les autorités tunisiennes ont opté à des réductions de l’IS jusqu’à le rendre ridicule et injuste. En effet, les taux de l’IS sont devenus très faibles par rapport à nos voisins et concurrents sans être incitatifs à l’investissement, ils sont également injustes, dans la mesure où l’imposition d’une personne physique et l’imposition d’une société exerçant la même activité ne bénéficient pas du même sort fiscal. La personne physique paierait le double de ce que paierait la société.
Enfin, la question cruciale qui se pose, en tenant compte du climat politique, économique et social, actuellement en Tunisie, est relative à l’instauration d’un impôt sur la fortune dans les conditions actuelles du pays.
Dans le marasme économique actuel, en principe, on cherche à encourager l’investissement, à attire les investisseurs en leur offrant la stabilité juridique et fiscale et en créant un climat de confiance.
A notre avis, l’instauration d’un impôt sur la fortune dans les conditions actuelles du pays, sans discussion préalable dans un cadre approprié (assemblée, organisations nationales et associations…, et dans l’ignorance totale de ses contours, rapporterait certes quelques miettes au budget de l’Etat, mais est inopportun et n’aiderait pas à résoudre les problèmes du pays, n’encourage pas l’investissement…
Mahmoud Mtir
Avocat à la cour de cassation/Conseil fiscal
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Premièrement, pour avoir suivi pendant une certaine période les relations Tunisie-FMI, je redoute que ce dernier ait imposé une telle mesure. De plus, tout est sujet à négociations. Au pays demandeurs de fonds de présenter et les arguments et les solutions de rechange. Secondo, renforcer les fonds de recettes pour l'Etat ne peut et ne doit être perçu que par le taux fiscal. Certes, l'assiette fiscale est un facteur déterminant, mais sommes-nous dans une économie qui intègre dans son système fiscal l'ensemble des activités économiques ? La réponse est non puisque l'économie parallèle avoisine les 50%. C'est plutot vers ces acteurs que l'effort et la mesure doivent s'orienter. Tout d'abord en les attirant de différentes façons à s'insérer dans le système, ensuite en proposant des thérapie attirantes et non répulsives. Que le décideur sache que les taux tuent les totaux et qu'un renfort des flux ne pourrait provenir que d'une croissance forte. Relever à tour de bras les taux étouffera l'élan d'investissement qui lui-même renforcera le chomage et fera encore emballer l'inflation. Nous partirons, de la sorte, vers de nouveaux records d'impasses budgétaires. Un dernier mot, si telle est l'idée et la proposition du FMI, nous pourrions lui proposer de lancer une étude sur l'éfficience d'un impot sur la fortune. Les conclusions pourront alors nous édifier sur l'opportunité de la mesure, son efficacité et son impact sur l'investissement et la croissance.