Nouvelle de Leila Ben Mami: Il n’écrit pas
Parmi mes plus mauvaises habitudes, est que, souvent, j’oublie mes affaires…partout où je vais…j’oublie tout endroit, qui deviendrait la destination de mon oubli...j’oublie chaque jour mes affaires…surtout mes stylos !
…Je suis une cliente fidèle de la librairie « An-Najah »…Il me faut y passer chaque jour…pour y acheter un stylo...plutôt, des stylos, de peur de les perdre, par négligence. A un certain endroit, au soir du 31 janvier…j’ai laissé mon stylo. Mais cette fois-ci, moi qui suis habituée à cette maudite manie de perdre chaque chose - je ne sais où - surtout mes stylos, moi qui ne peux quitter mon stylo de ma main, en vérité, je ne le pose quelque part, que pour l’oublier définitivement… Je ne quitte le stylo de ma main que pour le quitter et partir sans...Cette fois-ci, donc je me suis dépêchée dès que j’ai acheté mon nouveau stylo d’y graver le numéro de mon téléphone ...personnel...de mon domicile !
Le soir, au retour chez moi, naturellement, à vingt heures piles, le téléphone sonne, mon téléphone personnel, dans ma chambre à coucher ! J’étais à ce moment-là allongée sur le lit... je lisais un numéro de la revue Qiças et profitais d’un paysage magnifique dans la nouvelle « Tes yeux et le fleuve ».
• « On dit que le soleil chez vous est beau ?
• Le soleil dans mon pays ne se fatigue jamais, les gens là-bas sont écrasés par la chaleur, sur leur front une couleur halée permanente… »
J’ai dit, le téléphone a sonné, j’ai eu un moment de paresse, ressentis un désir fort de ne pas répondre, de me laisser aller avec le paysage. Je me le représentais, une Parisienne qui interroge un Tunisien sur le soleil de la Tunisie, sur le hale de la Tunisie ! Mais la sonnerie du téléphone insistait et me dérangeait, m’empêchait de revenir à la nouvelle et de la poursuivre. J’ai pris le combiné et crié en colère :
• Allo ? Allo ? Qui est-ce ?
Une belle voix masculine parvint à mon oreille, calme, posée, qui apaise les nerfs, une voix masculine...en langue française.
• Est-ce vous, mes respects, Mademoiselle qui avez laissé au Bureau de poste central un stylo sur lequel est gravé votre numéro de téléphone ?
• J’ai regardé autour de moi comme si je cherchais mon nouveau stylo que je venais d’acheter - cet après-midi - et comme je ne l’ai pas trouvé, j’ai répondu rapidement :
• Oui. Oui. C’est mon stylo ! Vous voulez vraiment me le rendre ?
• Il répondit sèchement :
• Qui vous a dit ça ?
Je dis :
• C’est étonnant ! Pourquoi donc me téléphoner ? Si vous ne voulez pas me le rendre ?
Il dit :
• J’ai juste voulu savoir pourquoi il n’écrit pas.
Ma colère augmenta et ne pus m’empêcher de dire un mot méprisant… Jai posé le combiné, le remis à sa place et me suis retournée à la nouvelle. .. Dès que j’ai fini la lecture, quelques minutes après, je me suis dirigée vers la salle de bain, détendre mes nerfs de la fatigue de la journée.et de la communication entêtée de mon interlocuteur…Un instant après, quand je me suis mise à me laisser aller dans mon imagination, dans de mondes lointains, profitant de la chaleur dans mes articulations, le téléphone sonna…J’ai hésité longtemps. Avant de quitter la salle de bain et m’en aller répondre de nouveau…Je me suis débarrassée du reste de savon, mis mon peignoir, me suis dirigée vers le téléphone, pris le combiné :
• Allo ? Allo ? Qui est-ce ?
La même voix me parvint. La belle voix masculine…Pourquoi le stylo ne veut pas écrire ? Pourquoi refuse-t-il d’écrire ? Pourquoi s’est-il arrêté d’écrire ? Pourquoi ?
J’ai remis le combiné et me suis apprêtée à sortir quand le téléphone sonna de nouveau.
• Peut-être n’a-t-il plus d’encre
Dis-je pour échapper à son harcèlement. Quelques instants après, j’étais retournée à la salle de bain, le téléphone sonna de nouveau…Cette fois-ci, j’étais excédée du téléphone et de mon interlocuteur !
La même voix…La belle voix masculine…
• J’ai démonté le stylo, il contient de l’encre et il y a de quoi écrire…mais il n’écrit pas…votre stylo n’écrit pas. Il faut que vous soyez, vous au courant, au moins, de la raison… !
Je lui dis calmement, peut-être retrouvera-t-il ses esprits :
• Nettoyez la plume et ne recommencez pas à me téléphoner...Je sors !
J’ai posé le combiné et l’ai remis à sa place. Un instant après, je me préparais à dormir, de nouveau, la sonnerie effrayante ! La voix me parvint, la même belle voix masculine…
• J’ai nettoyé la plume jusqu’à ce qu’elle soit devenue brillante, mais malgré cela, votre stylo n’écrit pas. Pourquoi ? Pourquoi ? Dites-moi alors pourquoi ? …
Je répondis en colère :
• Je ne sais pas !
Il cria en colère lui aussi :
• Comment osez-vous ? Vous jetez aux gens des stylos qui n’écrivent pas ? Et en plus, vous vous moquez d’eux ! Quel mauvais goût, quel manque de politesse !
J’ai ri fort dans le combiné avant de le remettre à sa place… Pauvre de cet étranger poli ! Il ne sait pas que j’oublie tout, à chaque endroit, que mes stylos sont la première chose que je perde et la dernière chose dont je me souvienne ! J’ai posé le combiné, l’ai remis à sa place, pensant que, cette fois-ci, il ne recommencerait pas, après avoir ri très fort, méprisant ses propos ! Mais le téléphone continuait à sonner sans interruption toute la nuit, je ne répondais pas…Je pensais aux défauts des stylos, je me remémorais tous les défauts des stylos ! Enfin, j’ai soulevé le combiné, demandai avec délicatesse et gentillesse d’attendre le matin pour qu’il m’interpelle de nouveau ! Il acquiesça, c’était minuit ! Je me suis endormie, la sonnerie du téléphone se calma… Mais le son se poursuivait dans mon oreille, m’incitant à chercher une solution à ce problème… Le matin arriva, je me suis dirigée vers mon bureau et me mis à me préparer à sortir tôt pour m’échapper et fuir la communication de mon interlocuteur ! Dès que je fus dans mon bureau, j’ai retrouvé mon nouveau stylo sur mon bureau, celui que j’ai acheté la veille. Je l’ai essayé, il écrivait, il écrivait bien, je me suis dépêchée à chercher mon numéro de téléphone, le numéro que j’ai inscrit dessus hier et ne l’ai pas trouvé… J’appris et compris à cet instant que je l’avais mis dans mon sac à main et avant de l’y mettre j’ai inscrit mon numéro de téléphone sur mon vieux stylo, celui qui est épuisé, avant de le perdre cette fois-ci…Mon vieux stylo que j’ai oublié au Bureau de poste, le nouveau, est avec moi, je l’ai utilisé et l’ai laissé ensuite sur mon bureau !
Là, j’ai compris la colère de mon interlocuteur, il ne l’a pas ouvert, ne l’a pas démonté, il ne savait pas s’il y avait dedans de l’encre ou pas, il a voulu juste me connaître, connaître la propriétaire du stylo égaré qui n’écrivait pas mais qui avait un numéro de téléphone. Il a su qu’elle était une femme dès qu’il lui a parlée au téléphone, il comprit qu’elle cherchait une aventure mais elle ne s’empêchait de minauder, il a compris, plutôt, il a cru qu’elle cherchait un homme et qu’elle a laissé exprès son stylo, celui qui n’écrivait pas mais avec son numéro de téléphone, une manière pour chasser les hommes, pour expérimenter des aventures nouvelles.
Mais dès que le soir est venu, au retour à la maison, voilà que le téléphone sonne, je lui ai dit en toute simplicité :
• Détrompez-vous, le stylo que j’ai égaré, n’av ait pas d’encre, vous pouvez le vérifier maintenant, j’ai retrouvé celui rempli d’encre, mon nouveau stylo, le stylo que vous avez, je l’ai effectivement, oublié, il est épuisé et j’ai inscrit mon numéro dessus par erreur, je le croyais le nouveau, peut-être quand j’ai essayé d’écrire mon numéro avec, il rechigna et n’a pas écrit, j’ai dû inverser l’opération sans me rendre compte ! J’avais oublié, que parmi mes plus mauvaises habitudes, était d’oublier mes affaires et surtout mes stylos. Mes excuses, Monsieur, je ne cherche pas une aventure, comme vous l’avez cru !
Il sourit, puis dit : Peut-être êtes-vous sincère, le soleil dans votre pays est très beau, il ensorcèle les gens et fait qu’ils oublient tout, mon Dieu !
Sawma’a tahtareq (Un minaret brûle), Tunis, 1968.
© Trad. de l’arabe par Tahar Bekri