Tunisie: Savoir lire entre les lignes
Par Dr Mohamed Salah Ben Ammar - Récemment le secrétaire général de l’UGTT Monsieur Noureddine Taboubi a affirmé sur une chaîne radio privée que Madame Sihem Boughdiri Nemsia (ministre des finances) l’aurait assuré que la cession d’une partie ou totalité de la RNTA (Régie Nationale du Tabac et des Allumettes) seul distributeur officiel de tabac en Tunisie était une ligne rouge. Nous avons tous compris entre les lignes que le SG de l’UGTT était loin d’être rassuré par les propos de la ministre ! Madame Boughdiri aurait-elle raté une occasion de se taire ?
Mais alors si la privatisation de la RNTA est une ligne rouge, que dire des 110 entreprises publiques (EP) qui croulent sous une dette colossale (les 30 plus grandes EP affichaient une dette globale supérieure à 40 % du PIB national) : COCEBLE, SNCFT, Tunis Air, ETAP, STIR, SNTRI, STAM… ?
Permettez-moi de préciser que de principe je suis contre toute cession d’entreprise publique mais les faits sont têtus. Des compétences nationales respectées, à l’instar du PDG de la CAP Bank, Monsieur Habib Karaouli, soulignent depuis des années la nécessité restructurer ces entreprises et de décider d’y intégrer des partenaires stratégiques ou alors les céder après l’établissement d’un audit. L’inaction due à l’absence de courage politique de ces dernières années n’a fait qu’alourdir leurs dettes. De fait, une bonne partie est théoriquement en faillite depuis des années et rien n’a été entrepris pour les sauver.
La prolifération des corporatismes, les propos régionalistes ne choquent plus.
Un constat partagé, chacun bombe le torse et s’autorise de fixer des lignes rouges quand il s’agit de ses intérêts mais chacun se retranche derrière sa corporation pour défendre ses avantages. L’affaiblissement de l’Etat l’a permis. C’est toujours à l’autre de faire des sacrifices. La catastrophe que nous voyons pointer est la faute de l’autre. Chacun voit bien la paille qui est dans l’œil de l’autre mais refuse que des avantages, parfois acquis indument mais toujours au détriment de l’intérêt commun, soient remis en cause. Les débats actuels sur l’imposition en sont l’illustration. Les personnes qui gagnent plusieurs dizaines de millions par mois et qui ne payent que quelques centaines de dinars d’impôt sont les premières à crier au loup.
Non pas que je conteste l’établissement de règles communes bien au contraire, il en faut dans une communauté et elles doivent être respectées. Les lois du pays sont les seules lignes rouges acceptables, elles peuvent être sujettes à des interprétations divergentes, mais c’est une nécessité pour un vivre ensemble apaisé. Ces lois ne doivent être modifiées que dans un cadre légal bien précis. Notons au passage que les démagogues et autres populistes exploitent cette lourdeur pour dénigrer les institutions chargées d’écriture des lois.
En revanche, il est inadmissible de fixer des lignes rouges aux débats d’idées. Cela s’apparente au terrorisme intellectuel. Cela l’est d’autant plus que tenter d’imposer un périmètre au dialogue n’est jamais dénué d’arrières pensées. Il installe d’emblée un rapport de force avant même que l’autre ait émis son avis. Fixer à l'interlocuteur une limite de réflexion, lui refuser le droit d’exprimer son opinion est une violence.
La ligne rouge est une intimidation qui sous-entend une possibilité d’escalade, une arme de dissuasion en quelque sorte. Si vous vous permettez de franchir cette ligne vous vous exposez à de graves conséquences. Ces menaces qu’elles échouent ou réussissent à dissuader n'est pas le sujet, le plus important est ailleurs. Elles permettent de faire reluire l’image auprès de ses troupes à celui qui les profère, en même temps l’autre, celui qui subit cette menace passe pour un pleutre.
Savoir franchir les lignes nous a terriblement manqué ces dernières années. Nous avons cru que nous pouvions faire l’économie de débats douloureux, pour préserver la paix sociale. Nous avons obtenu exactement le résultat inverse. Esquiver le débat sociétal sur les sujets qui fâchent, les orientations économiques, la santé, l’éducation, le sport…nous a fait beaucoup mal. Malheureusement c'est devenu une seconde nature dans la vie politique nationale. Notre société, notre économie croulent sous les sujets tabous et nous en sommes tous plus ou moins conscients.
Alors, et bien que cela soit difficile à admettre, la privatisation de la RNTA n'est pas opportune, mais de là à ce qu'elle soit présentée comme une ligne rouge, cela témoigne d'un état d'esprit qui a fait beaucoup de mal au pays. Libre à chacun de tracer ses lignes rouges, mais elles n’engagent que lui, car il est pure folie de penser détenir la vérité.
C’est seulement en osant poser ouvertement les problèmes, en acceptant de prendre le temps nécessaire pour un affrontement pacifique des idées qu’on sortira notre pays du marasme actuel.
Dr Mohamed Salah Ben Ammar