News - 26.12.2022

Abderrazak Zouari présente le nouveau livre de Mustapha Kamel Nabli et Jeffery Nugent sur le développement économique de la Tunisie (Album photos)

Dédicace livre Mustapha Kamel Nabli

Par Abderrazak Zouari - Mustapha Kamel Nabli, économiste reconnu sur la scène tant nationale qu’internationale, ancien Ministre du plan et de la coopération internationale, ancien Economiste en chef à la Banque Mondiale et ancien Gouverneur de la Banque Centrale de Tunisie vient de publier, en collaboration avec l’économiste américain Jeffery Nugent, un livre qui fera date intitulé «Tunisia’s Economic Development, Why better than most of the middle East but not East Asia». Abderrazak Zouari a présenté cet ouvrage lors d’une séance récemment tenue à la Librairie Al-Kitab de Mutuelleville qui vient d’ouvrir ses portes.

Ce livre représente une contribution majeure dans le domaine de la recherche centrée sur les déterminants du développement économique. La Tunisie est choisie comme un cas d’école de ce qu’il faut faire ou ne pas faire en matière de conduite des politiques de développement. 

 

 

Le livre commence par une constatation amère: les gouvernements du monde arabe et plus largement de la région (MENA) ont été largement critiqués pour leur incapacité à réaliser non seulement des réformes politiques, mais aussi des réformes économiques qui permettraient à leurs citoyens de prospérer et d'offrir des possibilités d'emploi adéquates.

Le livre compare la Tunisie et d'autres pays de la région MENA avec un échantillon de six Pays d'Asie de l'Est (Chine, Indonésie, Corée, Malaisie, Philippines et Thaïlande). Il apparait qu’avant 2011, la Tunisie a fait mieux que certains de ces pays mais a depuis pris du retard non seulement sur ses progrès antérieurs, mais aussi sur un bon nombre des pays MENA et sur tous les pays d'Asie de l'Est de l'échantillon».

En effet, la Tunisie avait bénéficié (1) des conditions initiales favorables et (2) du succès relatif des différentes stratégies et politiques adoptées par ceux qui élaborent la politique du pays à différentes époques depuis l'indépendance. Les stratégies adoptées à différentes périodes se sont avérées bénéfiques. Le pays a suivi les mêmes grandes orientations politiques que nous observons en Asie de l'Est, telles que l'accent mis sur le capital humain, le pragmatisme et l'adaptabilité des politiques, l'orientation vers le marché, le rôle du secteur privé et une forte ouverture vers l'extérieur dans ses politiques commerciales et d'investissement.

Cependant, on constate des divergences très considérables entre la Tunisie et les pays de l’Asie de l’Est en termes d'étendue de la mise en œuvre des politiques et de leur adaptation aux circonstances changeantes. Ces différences sont liées aux caractéristiques/faiblesses de la Tunisie vis-à-vis des pays d'Asie de l'Est. Les auteurs soutiennent que les facteurs les plus profonds derrière ces faiblesses sont la lourdeur continue de l'État, l'utilisation insuffisante des marchés et des distorsions persistantes de différents types, et le succès limité à faire du secteur privé le moteur de l'investissement et de la croissance de la productivité.

Contrairement aux pays prospères d'Asie de l'Est, la Tunisie a limité la portée du développement des marchés et du secteur privé qui, autrement, aurait permis une plus grande efficacité, une plus grande innovation et un investissement plus important. Au cours de la dernière décennie presque pleine de transition politique, la Tunisie a en effet réalisé des gains substantiels en termes d'indice de démocratie.

Pourtant, les principaux résultats de ce gain démocratique jusqu'à présent ont été à la fois l'effondrement économique et l'incapacité du gouvernement à améliorer les institutions du pays afin de permettre à l'économie de croître plus rapidement et plus régulièrement.

Des considérations d'économie politique sous-tendent ces différences.  Comme des progrès excessivement lents.  

A partir de ces constations, l'objectif de ce livre est de découvrir aussi clairement que possible les facteurs à l'origine du succès de la Tunisie par rapport à de nombreux autres pays de la région MENA, mais également les facteurs à l'origine de son échec relatif par rapport aux pays d'Asie de l'Est.

Quelles sont donc les différences politiques et institutionnelles avec celles des pays de l'Asie de l’Est qui ont conduit à des résultats divergents en termes   de croissance de la productivité, de croissance de l'emploi, de niveau de vie, de progrès technologique et de transformation structurelle?

L’originalité de ce livre a été non seulement de mener une analyse économique  très fouillée sur l’évolution de long terme de l’économie tunisienne mais aussi de mener une analyse en terme d’«économie politique».

Le terme «économie politique» peut être défini comme l’étude d’objets économiques en relation avec d’autres disciplines dont essentiellement la Science Politique. L’analyse en termes d’économie politique  incorpore des sujets allant des relations entre élections, incitations des dirigeants politiques et politiques économiques à la prise en considération des institutions et du jeu des acteurs.

S’inscrivant dans la logique de l’économie politique, les institutions politiques et économiques, avec l’action collective et les rivalités pour la recherche de rente sont au centre des explications positives des politiques économiques retenues, Ces facteurs sont au cœur de ce qui convenu d’appeler la «nouvelle économie institutionnelle». Une application de cette analyse en termes d’économie politique à la Tunisie a déjà été fait, en 1989, dans l’ouvrage collectif sous la direction de nos deux auteurs, ouvrage intitulé «The New Institutional Economics and Development. Theory and Applications to Tunisia».

Le livre est organisé en 8 chapitres:

1- Un chapitre introductif qui porte sur les principales avancées économiques et sociales de la Tunisie et ce, dans une perspective comparative

2- Transformations structurelles et croissance à long terme en Tunisie et dans les pays de l’échantillon

3- Une perspective historique du développement en Tunisie: conditions initiales, stratégies et politiques

4- Pourquoi la Tunisie a connu un meilleur succès en termes de croissance et de développement que les autres pays de la région MENA

5- Pourquoi la Tunisie n’a pas fait aussi bien que les pays de l’Asie de l’Est en termes de croissance et de développement économiques

6- L’analyse en termes d’économie politique sur l’équilibre entre le rôle de l’Etat, des marchés et du secteur privé

7- Soulèvements, démocratie et transition

8- Conclusions

Le livre est très riche en analyses économiques non seulement d’ordre empirique concernant l’économie tunisienne et les autres pays de l’échantillon mais aussi des apports de la théorie économique centrée sur les politiques de développement. Je me limiterai à vous présenter les implications des différentes analyses et les leçons que l’on peut en tirer. Pour ce faire, disent les auteurs, il est nécessaire de comprendre le passé avant d’analyses les implications et de tirer les leçons adéquates.

I- Comprendre le passé

Même s’il est à noter que la Tunisie a traversé 3 crises politiques majeures depuis son indépendance à savoir: au milieu et à la fin des années 1960, au milieu des années 1980 et surtout après les soulèvements de 2010/2011,le succès relatif de l’expérience tunisienne par rapport aux autres pays de la région MENA peut s’expliquer par le fait que ce pays soit caractérisé par peu de fragmentation et d'hétérogénéité sociales et politiques, et par la quasi-absence de troubles civils et de conflits, peu d'interventions militaires dans ses luttes de pouvoir, et d'un voisinage régional relativement paisible. Il est à noter que les crises politiques  ont été associées à des crises macroéconomiques.

Durant les périodes stables, la Tunisie a réalisé entre 1970 et 1985, un taux de croissance de type Est asiatique (7%/an); pendant la période 90-2010, la croissance n’a pas dépassé 5% et a même eu une tendance baissière à la fin de cette période.

Par conséquent, le grand défaut économique de la Tunisie est qu'elle n'a pas été en mesure de maintenir des taux de croissance élevés sur des périodes suffisamment longues comme les pays d'Asie de l'Est ont réussi à le faire.

Mais alors une question demeure : pourquoi la Tunisie n'a-t-elle pas réussi à réaliser une performance économique de type est-asiatique ? Il existe un certain nombre de différences importantes entre les 2 expériences:

Un ensemble de symptômes ou de facteurs contributifs, tels que la transformation structurelle limitée de la Tunisie par rapport à l'Asie de l'Est, ses taux d'épargne et d'accumulation de capital physique plus faibles, sa croissance plus lente de la productivité, des taux de chômage plus élevés, son très faible taux de participation des femmes au marché du travail et l'omniprésence de ces inefficacités.

La poigne de fer de l'État tunisien qui a continué d'entraver le développement du secteur privé. Alors que l'État a continué tout au long des décennies à jouer activement et positivement son rôle dans la fourniture de biens publics, tels que les infrastructures, l'éducation, la santé et d'autres services, il n'a pas réussi à créer l'environnement approprié pour un secteur privé prospère.

AU-DELA de ces explications, les auteurs ont identifié 3 hypothèses qui constituent une explication plus fondamentale de l’échec relatif de la Tunisie à égaler la performance des pays de l’Asie de l’Est.

Hypothèse 1: Disparition du leadership capable de piloter la croissance macroéconomique 

Les dirigeants politiques tunisiens ont échoué à créer un environnement capable de fournir une quelconque perspective optimiste pour l'avenir! En effet, les tensions politiques et sociales sous-jacentes du pays ont plutôt augmenté au fil du temps, sapant ainsi considérablement la confiance et la crédibilité des réformes politiques. Le manque de leadership axé sur le développement économique à long terme se traduit également par l'exagération des dépenses de consommation du gouvernement et l'incapacité de maintenir l'équilibre budgétaire.

Un exemple de cet échec de son leadership à fournir de meilleures perspectives d'avenir se manifeste dans plusieurs domaines dont on peut citer le capital humain. Il est tout à fait clair que, malgré ses dépenses publiques plus importantes pour l'éducation, les avantages sociaux de ces dépenses ont été considérablement compromis par chacun des éléments suivants:

(a) sa qualité apparemment inférieure (reflétée par les scores bien inférieurs de la Tunisie à ceux de l'Asie de l'Est sur les résultats aux tests internationaux comparables du PISA),

(b) le fait que les taux de chômage des personnes ayant à la fois des niveaux d'éducation intermédiaires et supérieurs ont été systématiquement beaucoup plus élevés (et ont même augmenté au fil du temps) en Tunisie par rapport à l'Asie de l'Est, et

(c) les taux de participation au marché du travail des femmes (dont les niveaux d'éducation ont récemment dépassé ceux des hommes) ont été, chaque décennie, inférieurs de moitié à ceux de l'Asie de l'Est.

Ces trois résultats suggèrent qu'une grande partie des investissements de la Tunisie dans le capital humain ont été gaspillés.

Alors que le leadership réussi en Asie de l’Est a été en mesure de coordonner et de projeter le succès en termes de jumelage des compétences éducatives avec l’emploi, de réduction des taux de chômage et de la pauvreté ; le leadership de la Tunisie s’est retrouvé avec des échecs accumulés en termes de hausse des taux de chômage pour les jeunes instruits, de faibles taux et de taux décroissants de retour à l’éducation et de réduction de la pauvreté.

Un autre exemple du retard pris par la Tunisie réside dans l’évolution de ce que les économistes appellent la Productivité Globale des facteurs (PGF). En effet, bien que la croissance de la Productivité globale des facteurs ait été supérieure à celle des pays de l’Asie de l’Est dans les années 1960 et 1970, les taux de croissance de la PGF en Tunisie sont, depuis 2000, nettement inférieurs à ces pays.

Par conséquent, même après des débuts plutôt favorables sur tous les ingrédients importants de la croissance globale, le leadership de la Tunisie n’a jamais été en mesure de permettre à la Tunisie d’égaler les pays d’Asie de l’Est dans aucun d’entre eux, c’est-à-dire l’épargne et la formation de capital, le capital humain (en particulier l’éducation et son utilisation), l’efficacité technique et la croissance de la Productivité globale des facteurs.

Hypothèse 2: Adaptation limitée, résistance au changement et piège du revenu intermédiaire

Une deuxième hypothèse est qu’en Tunisie, la force des intérêts particuliers et l’inertie politique ont entraîné une résistance au changement dans le domaine des politiques économiques et sociales. Deux facteurs largement reconnus, et peut-être étroitement liés, qui contribuent à la résistance à un tel changement et à l’absence ou l’adoption insuffisante de politiques économiques et sociales pour modifier les conditions internes et externes sont (1) le blocage du processus schumpetérien de destruction créatrice et (2) le piège du revenu intermédiaire. Plusieurs études citées dans le livre se sont accordées sur le fait que la Tunisie est devenue coincée dans ce qui est convenu d’appeler le piège du revenu intermédiaire.

Le piège du revenu intermédiaire a été désigné comme un ensemble de phénomènes qui se sont conjugués dans des pays qui ont atteint le statut de revenu intermédiaire à un moment donné mais qui, après un ralentissement de la croissance ou d'autres phénomènes, même 20 ou 30 ans plus tard, n'ont pas pu converger vers les pays à revenu élevé. En d'autres termes, ils se sont fait prendre dans ce piège.

Parmi les facteurs jugés les plus susceptibles de conduire aux ralentissements de la croissance et au piège figuraient les mesures que les auteurs ont qualifié de « main lourde de l’Etat ». Cette main lourde de l'État a continué à dominer en Tunisie, restreignant la concurrence, contrôlant l'entrée et limitant le commerce et les flux de capitaux.

Ainsi, différents types de réglementations rigides sont restées très contraignantes pour différents types d’entreprises. Par conséquent, la recherche de rente a continué à être omniprésente et le secteur public est resté présent partout et en particulier dans la finance, où la majorité des banques dont les plus grandes sont des banques du secteur public.

Les pays sont plus susceptibles de rester coincés dans un le piège lorsqu'ils ne parviennent pas à adapter leurs institutions de manière à passer d'un modèle de croissance de rattrapage à un modèle basé sur l'innovation. La stratégie basée sur l'innovation pour sortir du piège nécessite plus de concurrence, plus d'IDE et un meilleur accès aux marchés de capitaux. Ces facteurs sont de nature à favoriser un processus schumpétérien de destruction créatrice.

En résumé, les élites politiques n’ont pas été en mesure de gérer le type de transition efficace vers les institutions et les politiques nécessaires pour orienter l'économie dans des directions saines. Ces orientations incluraient la modernisation des systèmes d'enseignement secondaire et supérieur afin de fournir à la main-d'œuvre les compétences et les capacités technologiques supérieures nécessaires pour augmenter la Productivité globale des facteurs de manière durable.

Le fait qu'au cours de la dernière décennie, la Tunisie ait perdu de nombreux aspects d'un gouvernement fonctionnel qui pourrait mettre en œuvre des politiques visant à moderniser la technologie et à mieux aligner sa main-d'œuvre instruite sur les emplois pertinents peut aider à expliquer pourquoi la Tunisie semble servir d'exemple type des difficultés du piège des pays à revenu intermédiaire. Il est à noter que cet état de fait date depuis le milieu des années 80.

Hypothèse 3: L'effet de voisinage

Une troisième hypothèse concerne le voisinage dans lequel la Tunisie a opéré. On pourrait faire valoir que, si la Tunisie se trouvait dans un voisinage géographique comme celui de l'Asie de l'Est, elle aurait pu réaliser des performances de croissance économique et une modernisation technologique beaucoup plus fortes. La Tunisie n'avait pas les opportunités offertes dans la région de l'Asie de l'Est d'être intégrée dans des réseaux régionaux et des chaînes d'approvisionnement beaucoup plus intégrés.

Les deux régions étaient donc très différentes. La Tunisie et ses voisins ont toujours été à des niveaux de développement assez similaires et ont affiché des avantages comparatifs assez similaires.

Une autre différence clé entre les deux voisinages, c'est-à-dire la Tunisie et les pays qui la bordent, l'Algérie et la Libye, et les pays d'Asie de l’Est, vient de l’importance des subventions sur les principaux produits échangés dans la région MENA, mais aussi de l’absence générale de subventions sur les biens échangés en Asie de l’Est.

Au-delà de ces 3 hypothèses, cela nous laisse avec 2 questions encore plus difficiles.

1- Pourquoi, malgré son succès relatif, la Tunisie est-elle devenue le premier pays de la région MENA à connaître les bouleversements politiques et les soulèvements du début des années 2010 qui ont conduit à l'effondrement de son régime politique?

2- Ensuite, comment et pourquoi l'engagement de la Tunisie dans une transition politique lente et difficile vers la démocratie a-t-il conduit à un effondrement économique majeur?

D'une certaine manière, on pourrait faire valoir que c'est l'incapacité à obtenir une performance comparable à celle des pays d'Asie de l'Est qui ont adopté une nouvelle voie de croissance basée sur l'innovation qui a été un facteur majeur dans l'apparition des soulèvements.

La croissance économique modérée au cours des années 1990, son ralentissement au cours des années 2000 et son nouveau déclin à la suite de la grande récession ont entraîné non seulement une hausse du chômage et des pressions sur les marchés du travail, mais également à des taux plus élevés d'informalité parmi les entreprises privées.

La transformation structurelle limitée et la faible demande de compétences, malgré une main-d'œuvre jeune de plus en plus instruite et le besoin exprimé des entreprises d'employer des travailleurs plus qualifiés n'ont pas abouti au type de transition vers une économie axée sur l'innovation qui aurait été souhaitable mais seulement à des taux de chômage encore plus élevés pour les diplômés de l'enseignement supérieur, incitant une plus grande partie de la main-d'œuvre à accepter les seuls emplois disponibles dans le secteur informel.

La faible croissance a réduit la capacité du gouvernement à poursuivre des politiques de redistribution plus fortes visant à aider les laissés pour compte, y compris ceux des régions défavorisées du pays. Ceux-ci ont été les déclencheurs immédiats des soulèvements et qui ont abouti à l'effondrement du régime politique.

Alors, qu'est-ce qui n'allait pas en Tunisie ? En un mot, ce que nous avons vu, c'est que les perceptions de la population sur le bien-être se sont dégradées en Tunisie au moment des soulèvements, et elles n'ont fait qu'empirer depuis. Le manque de confiance dans les institutions politiques et étatiques, en particulier la confiance dans les tribunaux, dans les services gouvernementaux et privés résultant d'une augmentation alarmante de la corruption, a encore aggravé l'instabilité et par conséquent les troubles et l’émergence du populisme.

II. Perspectives d'avenir, leçons et implications

Cette tournure des événements a mis en péril toute affirmation selon laquelle la Tunisie est toujours sur la voie d'une transition démocratique. Le pays continue d'être embourbé dans une crise politique, économique et sociale globale. Les tendances populistes et autocratiques entraînent le pays sur une voie incertaine.

Le pays est maintenant loin de sa recherche d'un miracle économique de type est-asiatique. La Tunisie a perdu la plupart des conditions favorables qui ont aidé le pays à obtenir au cours de la période 1960-2010 de meilleurs résultats que la plupart des pays de la région MENA et ont même tenté d'égaler certains des pays d'Asie de l'Est qui ont réussi.

L'instabilité politique et l'incertitude ont été la norme au cours de la dernière décennie. La capacité de l'État est plus faible qu'auparavant, la plupart des institutions ont été sapées et son tissu social est sous tension. Son environnement macroéconomique est dans un état critique avec d'importants déficits budgétaires récurrents et des indicateurs de dette publique intérieure et extérieure très élevés.

Le pays est en pleine crise des finances publiques. Bon nombre de ses succès passés, au cœur de ses réalisations en matière de développement humain, tels que les systèmes d'éducation, de santé ou de protection sociale, sont également mis à rude épreuve.

D'une part, l'avantage de la Tunisie de son intégration à l'UE a considérablement diminué au cours des 15 dernières années puisque les réductions tarifaires sur la Tunisie et d'autres pays du sud de la Méditerranée avaient toutes eu lieu en 2006, alors que depuis, l'UE a abaissé ses tarifs sur de nombreux autres pays. En outre, entre 2000 et 2020, les mesures non tarifaires, y compris les réglementations spéciales sur les produits alimentaires et autres produits agricoles pertinents pour la Tunisie, ont triplé et les obstacles techniques, y compris les inspections avant expédition concernant les produits manufacturés, ont doublé.

Les faiblesses identifiées par rapport à l'Asie de l'Est se sont accentuées. La croissance économique est anémique, la croissance de la productivité est plus faible et les taux d'épargne et d'investissement sont à un niveau historiquement bas.

Les inefficacités, les distorsions et la recherche de rente continuent de prévaloir. La transformation structurelle et la modernisation industrielle sont au point mort. Les niveaux de chômage sont extrêmement élevés, en particulier pour les jeunes et les femmes, et les niveaux régionaux et des inégalités sociales se creusent. La main lourde de l'État, avec ses inefficacités accrues, et la faiblesse du secteur privé sont devenues encore plus flagrantes.

On ne peut que faire l'hypothèse que les mêmes faiblesses fondamentales identifiées comme sources de l'échec des décennies précédentes (depuis les années 1980), et qui ont conduit à l'effondrement du régime politique en 2011, continuent à prévaloir. La période récente a également manqué de leadership fort et visionnaire. La politique à court terme, axée sur la conquête et la conservation du pouvoir, est devenue la règle, la loyauté étant la principale incitation.

Les nouveaux défis et l'évolution de la situation politique intérieure sont tels que les tâches qui attendent la Tunisie sont immenses. Il n'y a pas de réponses faciles et directes. Il y a cependant quelques leçons fondamentales qui peuvent être tirées de l’analyse comparative de l'expérience de la Tunisie avec d'autres pays de la région MENA et avec les pays  l'Asie de l'Est et qui restent utiles pour l'avenir.

En supposant que le pays réussisse à retrouver des institutions politiques stables et efficaces et à surmonter la crise budgétaire actuelle, voici quelques-unes des leçons qui peuvent être avancées.

1- Premièrement, le pays doit s'assurer qu'il a une vision à long terme qui guide ses politiques et son programme de réforme. Cela nécessite de responsabiliser un leadership visionnaire, et de faire face activement aux défis majeurs de la digitalisation, et plus généralement de l'évolution technologique rapide, face aux nouveaux défis de la mondialisation et du changement climatique.

2- Deuxièmement, la Tunisie doit préserver ou retrouver les principaux atouts fondamentaux qu'elle a acquis avec tant de succès dans le passé. Ceux-ci comprennent trois grands piliers:

Mettre l'accent sur l'accumulation de capital humain, ainsi que sur une mise à niveau et des réformes suffisantes des institutions,

Mettre l'accent sur les politiques sociales inclusives et la réduction des inégalités (y compris régionales), et

Maintenir la stabilité macroéconomique.

3- Troisièmement, le pays doit développer et renforcer les institutions qui le rendent agile pour s'adapter à temps aux circonstances changeantes et pour s'assurer qu'il ne reste pas coincé avec les anciens choix et institutions. Trop souvent, les institutions tunisiennes n'ont pas réussi à changer ou à s'adapter aux conditions changeantes.

4- Quatrièmement, le pays doit s'assurer qu'il existe toujours un équilibre permanent entre les rôles de l'État et des marchés, et ne pas laisser une dimension dominer l'autre. Le pays a encore besoin, même plus qu’avant, d’un état fort et très actif. Le pays doit reconstruire sa capacité d'État, la rendre plus forte et plus efficace, mais il doit devenir moins autoritaire. Il devra également accorder un plus grand rôle aux marchés et au secteur privé afin de pouvoir s'adapter et tirer parti de l'évolution rapide du contexte mondial du changement technologique et des chaines des valeurs mondiales.

5- Cinquièmement, le pays a besoin d'une politique industrielle forte et dynamique qui combinerait la force de l'État et du secteur privé et se concentrerait sur des objectifs fondamentaux plutôt que sur des instruments politiques particuliers. Une telle stratégie se concentrerait sur la transformation structurelle, l'innovation et la « création de bons emplois ».

Abderrazak Zouari

Tunisia's Economic Development
Why Better than Most of the Middle East but Not East Asia
Mustapha K. Nabli and Jeffrey B. Nugent
Series: Routledge Political Economy of the Middle East and North Africa

https://www.routledge.com/Tunisias-Economic-Development-Why-Better-than-Most-of-the-Middle-East/Nabli-Nugent/p/book/9781032313993