Tahar Bekri: De la vérité en écriture
En poésie, j’essaie de traduire mon être, l’écriture faite quête, profonde plongée dans le labyrinthe des vérités. Je ne sais toujours d’où naissent les conflits intérieurs, la poursuite du temps, le tiraillement de l’espace, l’explosion du chaos. J’écris du désir de dissiper l’opacité du monde, de la lumière envahie par l’obscurité, de la vérité inquiète, du rejet de la surface des choses et de la redondance des instants.
La poésie n’a pas toujours de havre de paix, elle voyage, va au bout d’elle-même, portée par la houle, l’ébranlement et les secousses, parfois, jusqu’au fracas de la barque, contre bien des rochers, jusqu’au déchirement de la voile en mille lambeaux: exil, mélancolie, doute, déroute, désespérance, étrange odyssée, dans l’inlassable mouvement vers les vertigineux questionnements. A vau-l’eau, le poème ne s’écrit pas toujours paisible, guidé par un gouvernail, maître de l’astrolabe. Chaque vers est une aventure, une lutte pour déjouer les eaux profondes, les gouffres qui nous submergent, une lutte éprouvante pour échapper au naufrage. Il en est de la destinée humaine. Mais tout effort dans la navigation est nécessaire. Avec ou sans rames. Car il est mouvement, refus de l’immobilisme, de la fixité immuable, de la mort lente, identitaire ou autre. Vigilance contre l’encerclement de la vision du monde. Exigence aux aguets des voleurs d’éveil.
Je ne suis pas certain que la sédentarité intellectuelle, soit bénéfique à la vérité littéraire, bien au contraire. Car si le confort est rassurant et plus facile, il est menace qui plane sur la vérité et participe de l’artifice et du simplisme. Du mensonge, même. Combien d’écrivains - l’histoire littéraire en témoigne chaque jour -, ont-ils participé à la confusion, à la déformation, à la désinformation, transformés, à l’occasion, en haut-parleurs ou en courroies de transmission de la vérité faite propagande, voix de son Maître, de toutes sortes. Par confort. Par opportunisme. Par conviction idéologique. Or la poésie, comme la littérature, en général, a balayé avec le temps tant d’œuvres qui ont vendu leur âme. De la poésie arabe classique avec ses éloges et ses panégyries, en passant par les grands auteurs du réalisme didactique moderne. La liste est interminable d’auteurs devenus les chantres des dictatures et des systèmes autoritaires à travers le monde, la vérité dans l’aveuglement, rendue servile, contre-vérité au service du prince, coquille vide. Et ils sont nombreux les poètes dont l’Histoire ne retiendra pas le nom!
Pour autant, je ne conçois pas la poésie comme un miroir au reflet fidèle. Non plus, un projet littéraire qui s’emploie à glorifier la réalité considérée comme suprême ou la célébrer comme sa propre finalité, sûre d’elle-même et sans ambiguïtés. La lucidité tire sa mesure de la cécité ambiante. L’affirmation retenue par le doute, la réponse saisie de tant de trébuchements.
Le poème tend vers une vérité qui n’est jamais absolue, fût-elle, mystique, il est œuvre esthétique, d’écriture, œuvre de langue et de langage, art, qui porte en lui sa propre création.
Sans l’imagination poétique, je relèverai de la platitude. Mon poème serait la paraphrase elle-même, rhétorique creuse et ennuyeuse. Il n’est ni automatisme gratuit ni jeu langagier, ni corbeille de jeux de mots ou de calembours.
Le hasard mallarméen est propice à la création quand il profite des illuminations rimbaldiennes. Cela réside encore plus dans l’imagination poétique à laquelle a appelé Aboulkacem Chebbi (1909-1934), dans sa fameuse conférence-essai «L’imagination poétique chez les Arabes». Quand Chebbi écrit dans Les Chants de la vie, «La philosophie du dragon sacré» ou «Le dit du cimetière», il développe les thèmes de la vie, de la mort, de l’éternité, il élève son art, au-delà de la vérité politique qu’il dénonce, au rang des vérités humaines, sans craindre d’être attaqué pour hérésie ou blasphème. Je veux dire par là, que l’imagination poétique, permet la métaphore, le dépassement du réel, la transgression de l’interdit. Elle est avant tout, un acte de liberté, d’affranchissement, vis-à-vis de la vérité apparente et manichéenne. La liberté de l’art ne peut souffrir les aboiements de la meute ni la laisse du Maître. Parce que sa finalité n’est pas d’être soumise au discours collectif ou à l’embrigadement idéologique. Sa liberté est dans sa singularité, son indépendance, peut-être même, sa solitude, celle-là dont parle Rainer Maria Rilke. Et si l’œuvre du poète palestinien Mahmoud Darwich nous bouleverse, nous émeut, c’est parce que sa vérité, qui est bien sûr, l’âme de son peuple, est aussi l’expression du chaos de son être, de sa souffrance au monde, jamais avec la concession sur l’écriture de son œuvre, portée à la vérité universelle. Ce n’est pas le discours politique qui la porte mais le poids de la vie humaine et sa contrariété, écrit dans la beauté de l’art et de la création.
Tant d’autres poètes palestiniens nous laissent comme nous sommes!
Au Tibet, il y a un arbre à prières d’où émane l’harmonie entre les éléments, entre la matière et le temps. Heureux les poètes qui réussissent cet équilibre quand le poète, plus que jamais, est pris dans la tourmente de la laideur : guerre, violence, fanatisme, intolérance religieuse et arrogance politique de tous bords.
Mon devoir est de résister à la volonté de mort, à la vérité facile et mécaniste, idéologique de toutes sortes, à la menace sur sa liberté, à l’aveuglement.
Tahar Bekri