Mohamed Kerrou - Tunisie: Le populisme à l’épreuve du pouvoir
Au lendemain des élections législatives, le détenteur du nouveau pouvoir tunisien n’a pas manqué de se révéler au grand jour: solitaire, obstiné et néanmoins irrésolu et velléitaire. Est-il pour autant isolé et condamné en raison du faible taux de participation (11,4% des voix, soit 895.002 votants sur 7.853.447 d’électeurs) avec ce que cela implique comme désaveu politique ?
Rien n’est plus sûr dans la mesure où la masse des votants n’est ni identique, ni similaire à la masse des soutiens réels et potentiels au Chef de l’État; soutiens qui se mesurent à l’aune du capital de confiance populaire certes usé mais encore effectif et également à la force des concurrents au sein de l’opposition politique qui demeure faible et divisée.
L’abstention massive – à ne pas confondre avec le boycott qui est minoritaire – de près de 89% du corps électoral, soit environ 9 Tunisiens sur 10 s’explique, selon le Président de la République, par le rejet de l’institution parlementaire suite à l’expérience malheureuse de l’Assemblée précédente – gelée puis dissoute à l’issue du «coup de force» du 25 juillet 2021.
Une telle interprétation à chaud, sans réflexion préalable et sans étude approfondie, est le propre du populisme qui réduit, par une logique simple voire simpliste, la complexité de la situation à un seul facteur issu du sens commun. Or, l’abstention massive lors des législatives organisée en deux tours (17 décembre 2022 et 29 janvier 2023) dénote d’un refus de la politique officielle ainsi que d’une fatigue citoyenne résultant d’un nombre excessif de consultations électorales alors que la crise économique et sociale générant une détérioration du pouvoir d’achat et une pénurie des produits de première nécessité est la préoccupation majeure des Tunisiens. De tout cela, le Président n’en a cure et ne les évoque jamais, sauf pour en rendre responsable des forces monopolistiques obscures, renouant ainsi avec la théorie de la conspiration, l’autre ingrédient idéologique du populisme.
Contrairement à l’image diffusée par les médias internationaux, le nouveau pouvoir tunisien n’est pas, malgré la personnalisation et l’absence de concertation avec les corps intermédiaires, de type dictatorial. L’un de ses paradoxes est justement d’être «un pouvoir sans pouvoir» et sans autorité dans la mesure où des pans entiers de l’économie, de la société et de la culture lui échappent totalement. Qui plus est, la rhétorique politique se substitue à l’action publique de sorte que le Président parle et accuse sans agir et sans modeler le cours de l’histoire, d’où le caractère velléitaire du pouvoir sans prise sur le présent et le quotidien. Du coup, les citoyens sont démoralisés par l’absence de solution à la crise que traverse le pays, une crise sans précédent dans l’histoire de la Tunisie indépendante.
S’il est vrai que cette crise résulte pour l’essentiel d’une gouvernance chaotique durant la dernière décennie, il n’en est pas moins vrai que le Président qui a concentré tous les pouvoirs entre ses mains sans s’entourer de conseillers compétents et sans engager un dialogue inclusif est responsable du marasme actuel. Cette situation est d’autant plus regrettable qu’au lendemain du tournant historique du 25 juillet soutenu par la majorité écrasante des Tunisiens, la chance s’est présentée de construire un consensus politique et de renforcer le pouvoir par une ouverture sur les forces politiques et les organisations de la société civile. Rien de cela ne fut effectué car le Président qui se veut un «homme propre», «sans ambition de pouvoir» et sans stratégie de communication a préféré faire cavalier seul, mû qu’il est par la doctrine messianique selon laquelle tous les politiques sont corrompus et doivent, en conséquence, être écartés de la scène. Cette conception puritaine est la cause de son isolement puisque dans sa prétendue guerre contre « l’ennemi imaginaire », il a perdu progressivement la plupart de ceux qui l’ont soutenu de près, sans pouvoir écarter ses adversaires. En ce sens, il est peu politique car il ignore la logique des alliances et des mobilisations des «amis». Pour lui, «l’ennemi» est partout et cette obsession pathologique risque de l’isoler à jamais de la société politique et civile. Du coup, l’identification à Bourguiba et au général De Gaulle paraît non seulement anachronique mais caricaturale. Rien que pour l’exemple, Bourguiba s’est toujours entouré d’hommes imposants qu’il savait choisir parmi les meilleurs tout en nouant des alliances pour construire sa « politique des étapes », en recourant à une communication sans fioriture, ni démagogie, afin d’agir effectivement sur la réalité et de moderniser la société de fond en comble.
En revanche, l’actuel refus de dialogue avec la Centrale syndicale, au moment où le pays risque la faillite économique, paraît insensé et irresponsable dans la mesure où il risque de conduire à une guerre perdue d’avance du pouvoir contre l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) qui est le pivot de la société civile. Celle-ci demeure, malgré ses limites, agissante en tant que force de mobilisation collective et d’équilibre avec le pouvoir en place.
En vérité, c’est tout le processus politique officiel engagé depuis 18 mois qui pêche par excès de confiance et de personnalisation, sans tenir compte de la séparation des pouvoirs. Ainsi, la consultation nationale qui n’a recueilli qu’un demi-million de voix, l’élaboration personnelle d’une constitution dont le texte initial élaboré par des collègues de renom – le Doyen Sadok Belaïd et le Professeur Amin Mahfoudh –, fut abandonné au profit d’une version rédigée au petit bonheur, le choix d’un mode de scrutin uninominal, exclusif des partis politiques et de la parité hommes-femmes, sans parler des textes liberticides comme le décret-loi 54-2022 (https://www.cartooningforpeace.org/alerte-tunisie-un-decret-loi-qui-menace-la-liberte-dexpression/), prouvent que la nouvelle politique n’est pas favorable à la continuité de la transition démocratique.
Le choix initial d’engager le pays dans un processus constitutionnel et électoral financièrement coûteux au détriment d’une réforme politique à fondements économiques et sociaux s’est avéré absurde, stérile et sans perspective.
Quant à l’idéal d’une démocratie participative et locale, pour faire pendant à la démocratie représentative en crise, c’est tout simplement une utopie qui ne correspond à aucune demande de la société en quête de satisfaction pressante des exigences de travail, de la liberté et de la dignité.
Pour mener à bien cette triple tâche, il importait de mettre en œuvre des politiques publiques décentralisées afin d’attirer les investissements et de résorber progressivement le chômage et les inégalités sociales et régionales. Un climat de confiance et non pas de défiance, comme c’est le cas actuellement envers les patrons et les ouvriers, s’imposait à tous les acteurs.
En l’absence d’une Realpolitik sur le double plan interne et externe, la Tunisie qui régresse depuis plus d’une décennie est en train de s’enfoncer davantage sous le poids croulant de la bureaucratie, de la corruption et de médiocratie imposée par l’islamisme et le populisme, ces deux grands «amateurs» de la politique.
Au final, le scénario catastrophique pour la Tunisie serait un affrontement entre le pouvoir politique et le pouvoir syndical dont les leaders se regardent depuis des mois en chiens de faïence, sans oser encore franchir le seuil de l’irréparable dans un contexte de crise globale incluant l’érosion de la légitimité électorale et politique.
Mohamed Kerrou