Chokri Belaïd, ce baliseur de la démocratie
Signification d’une commémoration
A l’image de la commémoration, par l’UGTT, les 4 et 5 décembre de chaque année de l’assassinat de Farhat Hached , leader syndicaliste et chef de file du mouvement de libération nationale au moment de la déportation de Bourguiba en 1952, immolé à l’autel des intérêts coloniaux, sous les balles du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage ( SDECE) français, c’est au nom du « devoir de mémoire » et « du devoir de vérité » que l’abject assassinat du leader des Patriotes démocrates est commémoré par l’ensemble du camp démocrate et moderniste.
L’obligation du rituel commémoratif
L’invocation du « devoir de mémoire », l’obligation morale ou l’injonction à se soumettre au rituel commémoratif sont l’expression légitime de la peur de voir le martyr oublié et, l’événement horrible vécu par la Nation traumatisée par sa mort, effacé de la mémoire collective. Le travail de la mémoire, grâce à la commémoration, a une fonction thérapeutique d’apaisement mais il est aussi l’expression d’une gratitude infinie qui se transforme en la glorification d’un martyr qui a bravé la mort et consenti l’ultime sacrifice pour réaliser le rêve de tout un peuple.
Chokri Belaïd était indomptable en dépit des menaces et des appels au meurtre qui le ciblaient et qui étaient lancés à partir de certaines mosquées. II était invincible au cours des joutes oratoires télévisées à l’occasion desquelles il vilipendait la dictature théocratique en gestation, la violence politique et le feu de la haine et de la discorde attisés par Ennadha et son Conseil de la choura. Ne les a-t-ils pas accusés, lors d’un débat diffusé sur Nessma TV la veille de son assassinat et où certaines de ses réflexions prennent aujourd’hui avec le recul un caractère étrangement et terriblement prémonitoire, d’avoir donné le feu vert aux agressions et à la violence pour avoir revendiqué la libération des meurtriers de Lotfi Nagdh, membres de la section de Tataouine de la défunte Ligue de protection de la révolution ? Il a payé de sa vie le courage de dire la vérité et d’exprimer ses opinions quoiqu’il en coûte. C’est pourquoi il est devenu, n’en déplaise à ses détracteurs nahdhaouis ou salafistes qui n’ont pas cessé de le calomnier et de souiller sa mémoire, une icône dont le précieux legs est digne d’être transmis aux générations futures et de devenir, de leur point de vue une source d’inspiration. La belle formule qui sert de slogan à la commémoration: « Chokri est vivant. Il était avec nous. Il est aujourd’hui en nous » illustre à merveille ce souci de fidélité à la mémoire du martyr. Hantés au sens étymologique du terme par le martyr, ses fidèles promettent de diffuser et de mettre en œuvre le projet civilisationnel et politique dont il était le porteur.
Le legs civilisationnel et politique de Chokri Belaïd
Son testament politique, expression de son idéal politique, sociétal et social, surtout à travers les débats télévisés auxquelles le tribun hors pair participait et dont certains constituent des morceaux d’anthologie, révèle un legs humaniste, moderniste et progressiste. Il s’est attelé, depuis ses années de jeune étudiant activiste dans la mouvance des Patriotes démocrates à l’université tunisienne, à la défense des valeurs modernistes et des institutions modernes de notre société.
Objets d’un consensus national, fruit d’une longue maturation qui remonte au XIXème siècle avec le courant réformiste et constitutionnaliste tunisien et qui s’est poursuivie au XXème avec les apports du mouvement syndical et du mouvement féministe et ceux du marxisme léninisme au laboratoire tunisien des idées politiques et sociales, ces idéaux modernistes et particulièrement leur dimension sociale fascinaient le jeune Chokri Belaïd très sensible aux inégalités sociales, à l’image d’une frange non négligeable de l’intelligentsia tunisienne qui pensait et qui a continué à penser, même après la chute du mur de Berlin, que le marxisme -léninisme était la panacée pour la solution de la question économique et sociale en Tunisie.
Ce parti pris moderniste et progressiste se double chez ce grand lecteur, doté d’une culture immense, d’un parti pris du legs progressiste de la civilisation arabo-musulmane. Lui, qui connaissait sur le bout des doigts le legs civilisationnel arabo-musulman, s’est souvent permis d’être un grand contradicteur des islamistes qui n’ont jamais connu, ou occultent, pour les besoins de leur lecture rétrograde de l’islam, cet héritage auquel il s’est constamment référé. Moderniste défendant avec une grande passion le caractère civil de l’état, socialiste, lecteur progressiste de l’islam, il était considéré comme triplement hérétique. Ceux qui rêvent du califat et de l’avènement d’un régime théocratique et pour qui fondamentalisme religieux, fondamentalisme marchand et néo-libéralisme riment ensemble, ne pouvaient qu’appeler à verser son sang.
Il était humaniste au sens large du terme et altruiste jusqu’à la moelle des os. Il a toute sa vie incarné, mieux que quiconque, et il continue à le faire après sa mort l'espoir des masses laborieuses en des lendemains qui chantent. Il était la voix des sans voix qu’il a constamment défendus en tant qu’homme politique et en tant qu’avocat pour qui ce noble métier est un sacerdoce. Le martyr était humain, profondément humain, résolument humain. Sa vie, dans toutes ses péripéties et particulièrement son parcours professionnel et son itinéraire politique pourraient se résumer sans risque de gauchissement ou de réduction dans une formule comme « La résolution humaniste » tant le souci de l’épanouissement de l’homme y est constamment présent.
Le devoir de vérité
L’injonction au « devoir de vérité » liée au devoir de mémoire constitue aussi une autre motivation de la commémoration. Tout le monde se souvient de l’acharnement mis par Noureddine Hached et tous les dirigeants de l’UGTT, pendant des décennies, à connaître la vérité sur la mort du leader syndicaliste. Nous savons aujourd’hui grâce à cette détermination qu’il s’agit d’un crime d’état français longtemps attribuée à la Main rouge.
Nous assistons depuis deux ans à une mobilisation sans merci, particulièrement à l’occasion des rassemblements hebdomadaires du mercredi, de la famille de Chokri Belaïd, de Basma Khalfaoui, sa veuve et des militants patriotes démocrates pour la découverte de la vérité sur ses assassins, les commanditaires de son meurtre, ceux qui l’ont planifié, leurs complices au sein de l’appareil sécuritaire, le réseau sécuritaire parallèle qui entrave les investigations pour la recherche de la vérité et qui a dissimulé à la justice le rapport balistique néerlandais relatif à l’assassinat . La commémoration constituera pour le parti, pour la famille et les proches une nouvelle occasion, au moment où le Président du premier gouvernement de la deuxième république vient après le Président de la République de promettre qu’il fera tout son possible pour la découverte de la vérité , pour exprimer leur détermination à lever le voile sur ce crime en dépit des aléas de la politique politicienne et des tentations ou tentatives des fossoyeurs de la vérité. L’IRVA (Instance de recherche de la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd) organisera, d’ailleurs, à l’occasion de cette commémoration, à la maison de l’avocat, une rencontre sur l’assassinat du martyr, animée par plusieurs de ses membres.
Le baliseur de la démocratie
Comme la vérité sur la mort de Hached, la vérité sur la mort de Belaïd sera connue. Notre propos n’est pas d’énumérer les ressemblances entre les deux héros nationaux et les similitudes entre les deux assassinats mais il est impératif de relever que les deux martyrs occuperont dans notre histoire, en dépit du contexte différent de leur assassinat, la place enviable de baliseurs. Le sang de Hached a balisé le chemin de l’indépendance. Chokri Belaïd a été, grâce à son sacrifie, le baliseur de la République civile et démocratique dont il a tant rêvé.