Lutter contre le changement climatique sans escamoter les difficultés de la transition : une voie désirable et praticable
Pr Samir Allal. Université de Versailles/Paris-Saclay
1- S'attaquer aux inégalités moteur de la hausse continue des émissions de gaz à effet de serre et de la perte de biodiversité: prendre le mal à la racine
Pourquoi la cause climatique n'est-elle pas embrassée par les classes populaires, alors qu'elles sont infiniment moins responsables et infiniment plus victimes des dégradations environnementales que les catégories aisées? Parce que la question est mal posée.
Face aux partisans du capitalisme vert, qui nous promettent que nous pourrons continuer à jouir sans entraves, grâce aux technologies et au marché, les scientifiques, les économistes, les progressistes semblent désarmées. Ils ont beau clamer que fin du monde et fins de mois sont les deux faces d'un même combat, ils laissent s'installer l'idée que l'écologie (la transition énergétique, la biodiversité, …) est un nouvel ascétisme.
Or nous voulons un développement pour tous qui intègre défis écologique et enjeux sociaux: un développe qui place au centre la crise des inégalités sociales plutôt que l’obsession de la croissance.
Pour atteindre cet objectif, Il nous faut donc prendre le mal à la racine: s'attaquer frontalement aux inégalités et à l'hyper-concentration des richesses, qui sont le moteur de la hausse continue des émissions de gaz à effet de serre et de la perte de biodiversité.
Les plus démunis, dans les pays pauvres mais aussi dans les pays riches, subissent une triple peine: ils sont moins responsables du dérèglement climatique, mais pâtissent infiniment plus de ses conséquences et bénéficient infiniment moins des avantages d'un environnement sain.
Le rapport de force qui permettrait de renverser ces hiérarchies reste à construire. Car, aujourd'hui, le système capitaliste et ses laudateurs parviennent à ralentir ou empêcher les réformes qui menacent l'accumulation sans fin des profits, et même à faire de l'enjeu climatique un nouveau levier de marchandisation des rapports humains et de la nature.
Dans son ouvrage, «Mémo sur la nouvelle classe écologique» (Ed Les empêcheurs de penser en rond, janvier 2022), Bruno Latour, décrit l’émergence d’une conscience de classe climatique chez les élites économiques. Selon lui, les ultrariches sont devenus des acteurs clés du débat climatique pour mieux promouvoir le capitalisme vert, et garantir leurs intérêts financiers.
«Loin d'être des observateurs passifs et détachés ou des preppers haut de gamme, les élites économiques sont des acteurs clés du débat climatique international. Elles sont les promoteurs acharnés du capitalisme vert, un projet politique taillé sur mesure et qui garantit leurs intérêts de classe dans un monde en surchauffe».
Édouard Morena, chercheur en sciences politiques, dévoile dans un livre récent, publié le 9 février 2023, (Ed La Découverte), comment les ultra riches ont structuré des réseaux de fondations philanthropiques, d’ONG et de cabinets de conseil qui imposent l’idée que les entreprises et les investisseurs privés sont les seuls tenants légitimes de la transition face au chaos climatique. Leur projet a pour but de perpétuer un capitalisme en crise et de taire toute idée d’une transition écologique socialement juste.
Dénoncer ces mythologies libérales de la «croissance verte» et du «découplage»; faire de la justice climatique une authentique lutte sociale, fédérant les nouveaux damnés de la terre; soustraire la définition de nos modes de production et de consommation aux forces du marché, pour les soumettre à la délibération démocratique;
Développer massivement les services collectifs essentiels, pour mettre fin à l’insécurité de l’existence et réparer la planète; faire que la vie «meilleure» ne soit plus le privilège de quelques-uns, mais la réalité de tous, en traçant une voie à la fois désirable et praticable sans escamoter les difficultés de la transition, toutes ces engagements donnent au combat pour la justice climatique une réelle puissance mobilisatrice.
2- La transition climatique n'est pas un problème de connaissance scientifique ou de capacité technique, pas un problème économique ou financier, mais une question de justice
Si depuis un demi-siècle, et malgré les avertissements des savants et les mobilisations civiques, nous n'avons toujours pas pris le cap d'une transition résolue vers un monde sans carbone, c'est parce que ce choix suppose, comme une condition sine qua non, un combat acharné contre les inégalités et les hiérarchies, entre les nations et en leur sein.
La transition climatique n'est pas un problème de connaissance scientifique ou de capacité technique, pas un problème économique ou financier, mais une question de justice. C’est combat qui, très logiquement, se heurte aux résistances de tous ceux qui profitent de l'ordre actuel, et feront tout pour que rien ne change.
À Paris, New York, Montréal, Doubaï, Davos ou Shanghai, on nous sert inlassablement le même discours, savant mélange de constat d'urgence, critique du manque d'ambition des États, célébration des forces de marché et d'auto satisfecit quant à leur propre rôle de «champions» de la cause climatique.
À l'époque des 400 ppm, des événements climatiques extrêmes à répétition et des rapports du GIEC plus alarmants les uns que les autres, ils incarnent une nouvelle conscience climatique de classe fondée sur l'idée que leur propre salut en tant que riches et la préservation de leurs privilèges passeront par la substitution d'une variété de capitalisme - le capitalisme fossile - par une autre – le capitalisme vert -, qui mêle atténuation des risques pesant sur le capitalisme du fait du dérèglement climatique et création de nouvelles opportunités d'enrichissement en lien avec la décarbonation.
La «jet-set climatique» ne se réduit pas aux seules têtes d'affiche de Davos. Gore, Goodall et consorts sont la pointe émergée d'un iceberg regroupant experts, consultants en tout genre, représentants d'ONG, célébrités, fondations et think-tanks, hauts-fonctionnaires, bureaucrates onusiens, communicants et scientifiques, qui agissent de concert pour orienter l'agenda climatique et «naturaliser» le capitalisme vert.
Comme l'explique Anderson, ce sont eux, qui «fixent l'ordre du jour à travers lequel nous autres travaillons. Tant qu'ils serviront de lien entre la mentalité Davos et le milieu de la recherche, le changement climatique continuera à être réduit à un enjeu techno-économique fallacieux».
Le cadrage dominant à base de marchandisation de la nature, de technologies et d'innovations, d'injonctions à l'action et de mises en scène des élites est le fait d'un écosystème relativement restreint et autosuffisant d'individus interdépendants qui, au fil des ans, naviguent allègrement d'une initiative et organisation à l'autre sans jamais sortir du cadre général.
Il en découle un entre-soi qui participe au «schisme de réalité» décrit par Amy Dahan et Stefan Aykut dans Gouverner le climat (2015)? Vingt ans de négociations internationales, Presses de Sciences Po.
Pour la quasi-totalité de la population mondiale, un monde neutre en carbone serait un monde meilleur que celui d'aujourd'hui. Seule une «oligarchie climatique», dont le mode de vie est largement responsable du désastre actuel, et qui a le privilège de ne pas être exposée à ses conséquences, a intérêt au statu quo.
Même dans les pays en développement, une très large majorité de la population gagnerait à voir advenir un monde sans carbone, c'est-à-dire un monde où chacun aurait accès à des jouissances dont beaucoup sont encore privés : un environnement naturel de qualité, un logement bien isolé, des transports publics efficaces, un air pur, une alimentation saine... Une vie « meilleure », en somme, est une vie qui met chacun à l'abri de l'insécurité d'existence, qui offre à toutes et tous la possibilité réelle de développer leurs facultés et leur sensibilité.
Mais l'oligarchie climatique est puissante. Son pouvoir lui a longtemps permis d'acheter des gouvernements, des médias et même des savants. Elle joue sans vergogne de toutes les peurs pour freiner les changements.
Peur des pays pauvres de ne pas pouvoir se développer librement. Peur des travailleurs des pays les plus industrialisés de perdre leur emploi. Peur des «classes moyennes» de devoir renoncer à un bien-être matériel acquis de haute lutte.
Elle active tous les doutes et toutes les divisions. Et elle ne concède de faibles limitations à sa puissance que lorsqu'elle se convainc qu'il faut que quelque chose change pour que tout reste comme avant.
Dans un tel contexte, comment convaincre que nos souffrances ne sont pas une fatalité mais qu'elles trouvent leur source dans un mode de développement et un régime institutionnel particuliers, ce que l'on appelle le capitalisme? Comment persuader des groupes sociaux disparates qu'un autre monde est possible et que, en conjuguant leurs efforts, ils y vivront mieux qu’aujourd’hui? Comment inscrire les luttes ponctuelles qui se multiplient dans un horizon partagé pour en multiplier la force?
Il s'agit d'établir que le mal que les humains s'infligent les uns aux autres et celui qu'ils infligent à la nature ne sont pas deux combats entre lesquels nous devrions choisir, mais l'avers et le revers d'une même pièce. De démontrer que le mode de production capitaliste ignore les limites physiologiques humaines et celles de notre environnement terrestre. De convaincre qu'un autre style de vie est possible, et qu'il est désirable pour la quasi-totalité du genre humain.
Il s'agit également, d'identifier les forces qui font obstacle à la transition vers cette autre façon de vivre et les moyens de les contrer. De raviver l'instinct de solidarité et de coopération qui vit au tréfonds de l'âme humaine, de nourrir nos désirs d'autonomie, et d'entretenir la flamme. Jusqu'à ce que le monde ait basculé.
3- Sortir des énergies fossiles, mettre fin à la déforestation, aux pollutions et au saccage du vivant: je pompe donc je suis
Nous savons à quels périls l'humanité est confrontée en raison du dérèglement climatique et de la destruction du vivant. Mais nous savons aussi, avec précision, ce que nous devons, faire pour les éviter. Sortir des énergies fossiles, mettre fin à la déforestation, aux pollutions et au saccage du vivant, voilà l'enjeu, simple et clair.
Il implique de revoir en profondeur notre manière d'habiter la Terre, de nous nourrir, de nous déplacer et de nous divertir. Mais cet impératif ne devrait pas nous effrayer. Nous savons exactement comment construire des villes durables, transformer l'agriculture et l'industrie, réduire et modifier nos déplacements...
Les technologies nécessaires sont toutes connues, le coût des investissements indispensables est chiffré et les moyens financiers disponibles. Alors pourquoi la grande transformation ne s'accomplit-elle pas? Tout simplement parce qu'elle est impensable et impossible «toutes choses étant égales par ailleurs».
Le mode de développement et le style de vie contemporains sont inséparables des rapports de domination et des inégalités qui structurent le monde dans sa globalité, et nos sociétés prospères en particulier.
Si les obstacles à la transition résident dans la confrontation d'intérêts matériels, ils trouvent aussi leurs origines dans nos modes de pensée, dans la forma mentis de notre temps. Aujourd'hui encore, la lutte pour le climat et la biodiversité reste marquée par une forme de spontanéisme et une puissante tentation unanimiste qui l'empêchent de voir la réalité des fractures sociales et des rapports de domination.
Une nouvelle approche de la transition, enracinée, nourrie des luttes concrètes contre la marchandisation sans borne, est nécessaire pour unifier les questions sociales et environnementales. Ancrée dans une critique rigoureuse du capitalisme, défendant la vertu du conflit, assumant la force de mobilisation de la colère, elle peut articuler les combats sociaux, antiracistes et anticolonialistes et former un front suffisamment large pour contrer le pouvoir de l'argent.
Les propositions doivent être politiques, plus que techniques. Une fois encore, on sait comment construire des villes soutenables, une agriculture régénératrice, une industrie circulaire, un système énergétique renouvelable...
Mais savoir n'a jamais suffi à pouvoir. Et ce que l'on peine à concevoir, c'est la manière de rendre ces transformations inéluctables et irréversibles, alors qu'elles heurtent d'immenses intérêts économiques et financiers, ainsi que des préjugés profondément ancrés en nous et habilement exploités par les partisans du statu quo.
4- Soumettre la sphère de la production et des échanges à une exigence d'autodétermination collective et démocratiser l'économie: make our blabla great again
On ne peut laisser ni au marché ni aux technocrates des questions aussi essentielles que le niveau de prospérité souhaitable et la manière d'utiliser les énergies et matières premières disponibles.
En ciblant les ultra-riches et en pointant du doigt leur responsabilité dans la crise climatique et sa non-résolution, on crée les conditions d'un écosystème qui rassemble au-delà du seul mouvement climat.
Car les politiques climatiques mises en œuvre à leur profit - à base de cadeaux fiscaux, de crédits d'impôts, de prêts garantis, de partenariats public/privé (PPP), d'engagements volontaires et de mécanismes de marché - ont un prix élevé pour la société.
En plus d'être inefficaces, elles font injustement peser le risque et le coût financiers des politiques de transition sur la collectivité. Ces cadeaux faits aux riches sont autant de milliards non investis dans un véritable service public des transports et de l'énergie verte, et autant de coupes budgétaires dans les dépenses sociales, de santé, de culture et d'éducation pour les financer. Fin du monde. Fin du mois. Fin des ultra-riches. Même combat.
Il n'y a aucune raison que l'économie dans sa généralité et les entreprises dans leur particularité soient les seules sphères de l'activité humaine qui échappent à la délibération démocratique, d'autant moins qu'elles menacent aujourd'hui notre intégrité et les conditions de notre perpétuation en tant qu'espèce.
Il s'agit de mettre fin aux deux plus grand vices de la logique capitaliste: l'insécurité d'existence et l'accroissement continu des inégalités. Non seulement parce qu'ils sont condamnables en soi, mais aussi parce qu'ils sont les deux principaux moteurs de la logique productiviste qui détruit notre environnement naturel et les fondements de la société.
Ce double mouvement de démocratisation et d'égalisation, n'adviendra pas de lui-même. Pour lui donner force, il faut partir des groupes sociaux réels et de leurs aspirations à l'autonomie, des luttes concrètes et de leurs ressources de mobilisation. S'appuyer sur les institutions démocratiques et cosmopolitiques existantes, beaucoup plus fortes qu'on ne le dit, et les irriguer de ces luttes en gestation.
Après l’alerte des scientifiques du GIEC, le cap est connu: il nous faut atteindre la neutralité carbone au plus tard dans une génération. Il est utile parce qu'il force à fédérer les analyses, les mobilisations et les énergies, contraint à bâtir des alliances et à définir des étapes.
La politique, orpheline de toute transcendance et revenue des illusions révolutionnaires, avait besoin d'un horizon, la transition climatique nous l'offre. Il nous reste à définir une méthode, «faisant le pari de l'évolution révolutionnaire».
Aujourd'hui, dans un vocabulaire en vogue dans les sciences du climat, on parlerait plutôt de «rétroactions positives»: chaque étape est à la fois un progrès en soi, l'anticipation du monde meilleur de demain et un levier à activer pour en dégager d'autres.
Chaque avancée vers la démocratie, la justice sociale et climatique, en érodant les bases du capitalisme, agit non seulement sur les conséquences mais aussi sur les causes profondes du phénomène. Il s'agit de prendre le mal à la racine.
Pr Samir Allal
Université de Versailles/Paris-Saclay