Habib Touhami: Les Tunisiens et la réforme
En 1981, il y a donc plus de quarante ans, le gouvernement tunisien publia une note d’orientation de la troisième décennie de développement insistant sur le fait que le processus de développement socioéconomique du pays pourrait bien ralentir ou se bloquer si un certain nombre de réformes essentielles n’étaient pas réalisées. Parmi elles figurait la réforme de l’Administration, de la fiscalité, de la politique des revenus (répartition primaire et redistribution), de la Sécurité sociale, de l’éducation et des circuits de distribution. Nonobstant l’école de base, mise en œuvre dans des conditions telles qu’elle ne pouvait pas atteindre les objectifs escomptés, aucune autre réforme prescrite par la note d’orientation n’a vu le jour.
On serait tenté de mettre cette incapacité à réformer sur le dos de la nature du régime politique sauf que cette explication ne suffit pas. D’abord parce qu’il semble, au vu des récents évènements, que ni l’autoritarisme ni la démocratie n’ont pu crever le plafond de verre à ce sujet. Tous deux ont montré une impuissance effarante à réformer. Ensuite parce qu’à l’observation, les Tunisiens ne croient pas aux réformes et n’en sont même pas demandeurs. On n’a jamais vu des manifestations publiques organisées en Tunisie pour exiger la réforme de l’hôpital, de l’école ou de l’administration régionale. Pour la majorité des Tunisiens, le discours sur la réforme se suffit à lui-même et s’il advient que le pouvoir en place veuille aller plus loin, ils exigent en compensation que la réforme ne touche pas leurs propres intérêts ou remette en cause leur position sociale. Or toute réforme digne de ce nom revêt au final une forme de redistribution des cartes au sein de la même communauté, mais c’est précisément ce que les Tunisiens refusent.
Fortement marquée par un malékisme suffisamment puissant pour entraver la propagation du salafisme dans le pays mais insuffisamment armée pour y décourager le fatalisme, la société tunisienne est mal préparée, cultuellement et culturellement, à accepter la réforme et le changement. «Ched mchoumek la ijik ma achouam» est le leitmotiv préféré des Tunisiens. La passivité que ce message diffuse, entrecoupée sporadiquement par des révoltes violentes ne s’apparentant en rien à la révolution, a favorisé le maintien d’un statu quo socioéconomique suranné, régressif et injuste. C’est ce qu’expriment les violentes réactions corporatistes face à toute tentative destinée à mieux répartir la charge fiscale entre les divers groupes sociaux.
On aurait pu attendre de l’avant-garde intellectuelle et morale du pays qu’elle se substitue de facto à la classe politique et dirigeante, défaillante dans ce domaine, pour faire de la pédagogie et appeler à la réforme comme seul moyen d’avancer sans violence ou drame majeur. Il n’en est rien. Aucune œuvre réformatrice ne peut s’accomplir dans ces conditions, pas plus celle qui intéresse l’infrastructure que celle intéressant la superstructure, pas plus celle d’hier que celle d’aujourd’hui.
Habib Touhami