Abdelaziz Kacem: Notes pour une oraison
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Traînant une grippe dont je n’ai pas respecté le protocole, moult fois, je dus quitter imprudemment mon lit pour courir de micro en micro à la présentation de mon dernier-né : Bourguiba al-Mustami‘ al-akbar (Bourguiba l’Auditeur suprême). Ainsi, comme au temps de son règne, le Zaïm continue à m’appeler à des heures indues et je réponds volontiers présent. J’ai cependant un regret, un pardon à demander. Éreinté, comme je le suis encore, je n’ai eu ni le temps, ni la force de prendre part à un gros chagrin. Les notes que voici ne sont qu’un à-valoir sur une contribution plus conséquente que je m’attellerai à élaborer.
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Le 27 décembre 2022, à Paris, un savant, un érudit hors pair, maître et ami de nombreux universitaires du Machreq et du Maghreb dont je suis, l’arabisant immense, André Miquel est mort. Le monde arabe perd avec lui un allié irremplaçable. Ancien de la rue d’Ulm, agrégé de grammaire, rien ne destinait ce latiniste germanisant à devenir un grand spécialiste de la langue et de la littérature arabes. Tout commence en 1946, quand, lauréat au Concours général de géographie, le jeune lycéen gagne un périple méditerranéen qui le conduira de la Corse au Maghreb. Il en revient remué par une vocation encore informulable, mais qui se renforce, après sa découverte, chez un bouquiniste, d’un Coran dans la traduction d’un orientaliste des Lumières, Claude-Étienne Savary (1749-1788).
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Sa vocation se précise. Il s’inscrit aux Langues O et l’orientaliste insigne Régis Blachère le prend en charge. Il est bientôt boursier auprès du fameux Institut français d’études arabes de Damas et les bibliothèques syriennes lui ouvrent leurs portes. Il entame une thèse colossale: «La Géographie humaine du monde musulman jusqu’au milieu du XI siècle».
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En septembre 1961, la chance lui sourit encore, il est nommé chef de la Mission universitaire et culturelle française en République arabe unie. D’autres horizons culturels s’ouvrent devant lui. Il abandonne sa thèse, s’intéresse à la littérature arabe moderne, au cinéma. 1961 au Caire, ce n’était encore ni le bon moment ni le meilleur endroit à l’époque. Les relations diplomatiques franco-égyptiennes étant rompues après l’agression tripartite de Suez. Ladite Mission, rattachée à l’ambassade suisse, représentant les intérêts de la France, était dans la ligne de mire des Moukhabarat. Le destin d’André Miquel allait connaître une tournure des plus dramatiques. Il est brusquement arrêté en novembre et mis au secret sous quatre chefs d’inculpation, de l’espionnage au profit d’Israël à l’atteinte à la sécurité de l’Etat. Il n’est libéré qu’en avril 1962. Cette mésaventure due à l’espionite aiguë qui rendait fou les Services égyptiens, André Miquel la raconte dans son livre Le Repas du soir (Editions Flammarion, 1964).
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De retour en France, il se détourne de la voie diplomatique et reprend le chemin de l’Université en songeant à changer de cap, fermer la parenthèse de son engouement pour la langue de Jâhidh. Dans son livre L’Orient d’une vie (Payot, Paris, 1992), il revient à l’épisode malheureux du Caire : J’ai aussi pensé que renoncer à l’arabe, comme j’avais commencé à le faire en détention, pourrait passer pour une forme d’aveu et qu’il fallait donc absolument que je continue à en faire. À ceux qui me demandaient les raisons de cette obstination, je répondais, pardon pour la formule : «Pour les emmerder, pour leur prouver que je n’étais pas celui qu’ils croyaient.»(1) Un changement d’orientation a quand même été opéré. Délaissant le présent trouble des Arabes, il s’intéressera à leur passé. Il est devenu médiéviste et c’est peut-être tant mieux. Ses travaux en la matière sont d’une bien grande importance.
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Il faut ajouter que les nombreux messages de sympathie qu’il a reçus, le sentiment d’être considéré, aimé par des gens appartenant à l’aire géographique où il a tant souffert, lui furent d’une inestimable consolation. Dans une lettre qu’il m’avait envoyée en réponse au chapitre que je lui ai consacré dans mon essai Culture arabe / culture française (L’Harmattan, Paris, 2002), André Miquel, m’écrivait: «Je ne trouve pas de mots pour vous dire l’émotion que j’ai ressentie à la lecture des pages, trop indulgentes, que vous me consacrez, et le réconfort qu’elles m’apportent. En ces temps d’incertitude et de folie, je me dis, en vous lisant, que j’ai eu raison de me lancer dans cette aventure, et qu’elle m’a apporté d’irremplaçables amitiés.» (Lettre du 28 octobre 2002).
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Résumons sa carrière : de 1962 à 1976, il est professeur de langue et de littérature arabes. Il enseigne, successivement, à Aix-en-Provence, à l’École pratique des hautes études, à Vincennes-Paris-VIII, à Paris-III.
De 1976 à 1997, la consécration : il est titulaire de la chaire de Langue et de littérature arabe classique du Collège de France. De 1991 à 1997, il en devient l’administrateur pour deux mandats.
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Intellectuel engagé au service du dialogue des cultures, A. Miquel a signé plusieurs articles et participé à des ouvrages collectifs sur le thème. Traducteur, on lui doit de belles versions françaises d’ouvrages arabes anciens et modernes. Cela va de Kalila et Dimna à un recueil, Le Golfe et le Fleuve, du poète irakien contemporain Badr Chaker as-Sayyâb ou à une anthologie de son choix, Du désert d’Arabie aux jardins d’Espagne, en passant par ces captivants Enseignements de la vie (Souvenirs de Usâma Ibn Munqidh, un gentilhomme syrien du temps des Croisades). Intéressé par la passion amoureuse, il traduit un recueil : Majnûn, le fou de Laylâ. Tenté par la comparaison, sinon la recherche d’affinités insoupçonnées, il nous gratifie de Deux histoires d’amour, de Majnûn à Tristan. Soit dit en passant, c’est lui qui m’a appris à traduire la poésie arabe selon la prosodie française.
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J’ajouterai qu’il a doté mon essai L’Occident d’une vie, une sorte de réponse à son Orient d’une vie, d’une belle préface où il écrit notamment : «Il y eut le désir, pour Abdelaziz Kacem et moi, d’aller voir, depuis le pays natal, de l’autre côté de la mer. Son itinéraire à lui inspire un livre passionnant, dont je m’en voudrais de déflorer ici la lecture. Au moins puis-je y annoncer la présence d’un homme remarquable, historien, philosophe, poète, authentique écrivain, y compris en ma propre langue, connaisseur parfait de l’héritage arabe et, en ses langues mêmes, d’une Europe que nous savons, lui et moi, partie intégrante d’un patrimoine commun à partager et à sauver.»
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Son rapport à la Tunisie ne s’arrête pas à ma modeste personne, il y compte de nombreux amis dont Nacer Khemir, réalisateur, en 2010, de son film «En passant...»: un entretien de 60 minutes sur «l’itinéraire particulier d’un passeur qui a œuvré pour le dialogue entre la culture arabe et la culture française.» Pour lui rendre hommage, Emmanuel Macron s’en souviendra en saluant, dans un communiqué officiel, «le parcours d’un artisan de dialogue qui fut le plus occidental de nos orientaux, le plus oriental de nos occidentaux, et qui fit connaître et aimer les beautés de la culture arabe.»
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En plus de ses charges, déjà écrasantes, André Miquel est nommé par François Mitterrand, pour quatre ans (1984-1987), administrateur général de la BNF (Bibliothèque nationale de France). C’était le temps où les arabisants pouvaient accéder à d’aussi hautes responsabilités. J’étais moi-même, à l’époque, en charge de la Bibliothèque nationale de Tunisie. À ce titre et pour donner une impulsion nouvelle à la coopération et aux échanges entre nos deux institutions, je l’avais invité à Tunis. Profitant de cette visite, un foyer culturel de la Médina le convia à une rencontre littéraire au cours de laquelle il a déclamé, en exclusivité, quelques-uns de ses poèmes en arabe, encore manuscrits, devant un public émerveillé. Car André Miquel est à ma connaissance le seul orientaliste à avoir composé des poèmes en langue arabe. Il est l’auteur de plusieurs recueils bilingues : Fî zi’baq al-layâlî(2) (Au mercure des nuits), «émondé ou complété» par Al-tifl wa l-wa‘d(3) (L’enfant et la promesse), auxquels il adjoindra, en 2008, Wadâ‘(4) (Pour un adieu) et Achâr mutajâwiba(5) (Poèmes réciproques).
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Je terminerai ces notes que j’espère développer plus tard par un extrait de la poésie bilingue d’André Miquel tiré de son recueil Al-tifl wa-l-wa‘d (L’enfant et la promesse):
تَمَّتْ بلادُنا وأنتَ آفِلٌ
بينَ سلاحفِ الليْل
انطفأتْ سفينةٌ
في المرفأِ الأخير
واختارَ دمعُنا لميعادِ السّكون
بحيرةً من زِئْبقِ الليالي
Notre pays s’achève à l’heure où tu déclines
Parmi les tortues de la nuit,
Un navire s’éteint
Au dernier port
Nos larmes ont choisi, pour le rendez-vous
du silence,
Un lac mémoire et mercure des nuits.
Abdelaziz Kacem
(1) A. Miquel, L’Orient d’une vie, p. 68.
(2) Au mercure des nuits, Sindbad, Paris, 1989.
(3) L’enfant et la promesse, Fata Morgana, Paris, 1999.
(4) Pour un adieu, Domens, Pézénas, 2008.
(5) Poèmes réciproques, Dar al-Jamal, 2019