Budget, consommation et niveau de vie: Comment les Tunisiens dépensent leur argent
L’effet prix (inflation) et l’effet Covid (confinement et restrictions de voyages à l’étranger) ont marqué dans une certaine mesure les habitudes de consommation des Tunisiens, leur budget et leur niveau de vie durant l’année 2021-2022. Ces deux facteurs se sont en effet conjugués produisant une stagnation des dépenses à prix courants et un changement dans la structure de la dépense, avec moins de dépenses hors du foyer, de vacances et de voyages à l’étranger. Ils ont également généré une hausse des dépenses sur les produits alimentaires, une baisse des dépenses d’acquisition de logements (terrains, constructions, achats…) et une accentuation des inégalités régionales, à l’exception du Grand Tunis où l’indice de GINI a baissé de près de 5 points s’expliquant par le fait que peut-être les plus riches ont dépensé moins.
C'est ce qui ressort de l’enquête nationale sur le budget, la consommation et le niveau de vie des ménages de 2021-2022 (EBCNV), conduite par l’Institut national de la statistique (INS). On y apprend également que le taux de pauvreté global s’établit à 16.6% de la population (soit près de 1 951 000 personnes, avec une dépense en dessous du seuil de pauvreté estimé à de 2 536 DT par personne par an) dont près de 337 000 personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté dite sévère ou extrême) et que le niveau d’instruction du chef de ménage et son occupation socioprofessionnelle en constituent des facteurs significatifs.
Cette 12e enquête du genre, réalisée tous les cinq ans depuis 1968, a été effectuée entre mars 2021 et mars 2022. Celle devant se dérouler en 2020 a été reportée à 2021, en raison de la pandémie de Covid (et a donc couvert également le grand pic de la pandémie en juillet 2021). Elle s’étale sur deux années, porte sur 1 400 produits et services et offre une mine précieuse d’indicateurs utiles tant pour les pouvoirs publics que les différents autres décisionnaires, les chercheurs, les chefs d’entreprise, les marketeurs et autres.
La dépense et sa structure
Le premier résultat de l’enquête est l’estimation de la dépense moyenne par ménage et par individu par an, explique à Leaders Dorra Dhraief, directrice de la consommation des ménages, chargée de la direction centrale des statistiques démographiques et sociales à l’INS. Selon l’enquête 2021, cette dépense par individu s’est accrue de 3 871 DT en 2015 à 5 468 DT, soit une croissance annuelle moyenne à prix courants de 5.1%. L’analyse montre qu’il ne s’agit pas d’une croissance en volume, mais elle est due à l’inflation, subissant l’effet prix. La dépense par ménage a augmenté de 15 561 DT en 2015 à 20 328 DT en 2021 (+4.6%). Il convient de noter, à cet égard, qu’un changement est intervenu depuis 2015 quant à la taille du ménage qui était alors de 4 personnes et s’est réduit à 3.7 personnes.
Par milieu, l’effet prix a été moindre en milieu rural comptant plus sur l’autoproduction, enregistrant 1.8% de croissance, contre 0.4% en milieu urbain. Par région, c’est le Nord-Ouest qui a connu la plus forte croissance de la dépense, sans pour autant enrayer la pauvreté.
Le deuxième principal résultat de l’enquête est la structure de la dépense, permettant en effet de renseigner sur le niveau de vie et la dépense, avec comme premier critère la part des produits alimentaires. Généralement, la baisse de la part des produits alimentaires au profit d’autres postes de dépenses traduit une amélioration du niveau de vie (loi d’Engel). Or, pour la première fois, on observe une augmentation significative de la part des dépenses sur les produits alimentaires, passant de 28.9% en 2015 à 30.1% en 2021, ce qui souligne une nette dégradation du niveau de vie et une montée de l’inflation.
Ce qui a augmenté, ce qui a baissé
Fiche technique
• Un échantillon de 21 600 ménages représentatif au niveau des grandes régions.
• 17 400 enquêtés: taux de réponse 81%
• Plan de sondage révisé: stratification selon les gouvernorats, le milieu et le taux de pauvreté
• Collecte: entre mars 2021 et mars 2022
Déroulement
Les enquêteurs passent presque un mois auprès de chaque ménage enquêté, en plusieurs vagues. D’abord, effectuant une visite quotidienne pendant sept jours. Puis, ils laissent un carnet où le ménage note ses dépenses pendant 10 jours, et ce deux fois, soit 27 jours au total. Il s’agit de consigner les dépenses courantes, moins courantes et exceptionnelles. Ainsi, l’enquête approche l’estimation du niveau de vie par la dépense.
Une lourde logistique
Pour réaliser cette enquête nationale, l’INS mobilise des équipes totalisant près de 500 personnes qui couvrent l’ensemble du territoire tunisien, entre milieu urbain et milieu rural. La nomenclature des produits porte sur 1400 denrées et services classés en 12 postes, selon la nomenclature COICOP. Une nouvelle enquête complémentaire sera conduite courant mars 2023 pour définir les pondérations des produits du panier de l’Indice des prix à la consommation (IPC).
Quasiment, la dépense moyenne est partout en hausse (en nominal), à quelques rares exceptions. C’est ainsi que les produits alimentaires passent de 1 118 DT en 2015 à 1 645 en 2021 (+47%). Dans cette catégorie, la dépense sur les légumes qui était de 159 DT s’est accrue à 274 DT (+72%), le sucre et les produits sucrés, y compris les gâteaux, ont connu une augmentation en dépense de 88%, passant de 27 à 51 DT par personne par an.
Les boissons alcoolisées et le tabac ont enregistré une hausse de 79% (de 102 à 183 D). A elle seule, la dépense moyenne en tabac a été de 176 DT contre 96 en 2015.
Parmi les autres hausses significatives, celle de l’habillement et les articles chaussants, passant de 293 à 635DT. Il en est de même pour ce qui est des dépenses pour la santé, l’hygiène et les soins personnels, qui se sont accrues de 363 à 609 DT. Rien que les soins médicaux, au sein de cette même catégorie, ont plus que doublé, passant de 62 à 161 DT.
Les dépenses à la baisse sont celles relatives au logement pour ce qui est de l’acquisition de terrain, la construction et autres. Elles n’ont été que de 83 DT contre 169 DT en 2015, soit une baisse de 51% en nominal.
On relève également une baisse dans les dépenses sur les voyages à l’étranger (vacances, haj, omra…), les allocations de voyage et autres dépenses y afférentes, régressant de 12 à 2 DT seulement.
Un meilleur ciblage de la pauvreté
L’estimation de la pauvreté est un élément important de cette même enquête.. La pauvreté est une situation de privation matérielle et sociale empêchant l’individu de satisfaire ses besoins essentiels. En Tunisie, l’approche retenue pour la mesure de la pauvreté consiste à aborder ce phénomène en termes de conditions de vie à travers l’exploitation des données issues de l’enquête quinquennale. Le «seuil de pauvreté» désigne alors le niveau de consommation minimum en deçà duquel une personne est considérée comme pauvre, c’est-à-dire ne disposant pas d’un niveau de vie convenable.
C’est ainsi que le seuil national de la pauvreté est fixé à une dépense annuelle moyenne par personne de 2 536 DT. Il varie entre 2 683 DT en milieu urbain et 2 224 DT en milieu rural.
En appliquant cet indicateur sur l’ensemble des Tunisiens, on identifie 1 951 000 personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté globale, soit 16.6% de la population, contre 13.8% en 2019 et 15.2% en 2015. Parmi ces personnes, celles considérées éprouvant une pauvreté sévère (ou extrême) sont au nombre de 337 000 (soit un taux de 2.9% de la population), contre 326 000 en 2015, enregistrant ainsi 11 000 nouveaux pauvres extrêmes en 2021. «Une lecture des résultats par grandes régions, indique l’INS, reflète une augmentation de la pauvreté dans plusieurs régions du pays entre 2015 et 2021. Il est à noter toutefois que la région du Nord-Ouest se distingue par une réduction sensible du taux de pauvreté, passant de 28,4% en 2015 à 22,5% en 2021. Le Grand Tunis affiche pour sa part une légère baisse du taux de pauvreté à 4,7% en 2021 (contre 5,3% en 2015). Le Centre-Ouest demeure la région où le taux de pauvreté est le plus élevé en Tunisie, s’élevant à 37% en 2021 (contre 30,8% en 2015) et son ‘’gap’’ par rapport à d’autres régions, comme celles situées sur le littoral de la Tunisie, reste important.»
De nombreux facteurs permettent d’éclairer certains aspects de la pauvreté, notamment le niveau d’instruction du chef de ménage et sa catégorie socioprofessionnelle. «Les individus vivant sous la responsabilité d’un chef de ménage dont le niveau d’instruction ne dépasse pas le cycle primaire représentent trois quarts des pauvres, alors que leur poids dans la population totale ne dépasse pas les 60%, souligne l’INS. En revanche, les individus vivant sous la responsabilité d’un chef de ménage ayant un niveau d’éducation universitaire sont largement sous-représentés dans la population pauvre (3,3%) au regard de leur poids démographique total (10,7%). Les individus vivant au sein de ménages dont le chef est un ouvrier non agricole représentent le cinquième de la population totale, mais constituent un tiers de la population pauvre. Les ménages dont le principal soutien est au chômage sont également présents dans la population pauvre de façon beaucoup plus importante que leur poids démographique. Les ménages dont le chef est cadre, indépendant ou patron des petits métiers sont, quant à eux, relativement peu touchés par la pauvreté.»
Tous les résultats mis en ligne
Fidèle à sa tradition, l’INS publie intégralement les résultats de son enquête. Ils sont accessibles sur son site web www.ins.tn. Ses indicateurs sont essentiels pour l’élaboration du plan, la priorisation des investissements du développement régional, la prévision pour le commerce intérieur et extérieur, l’aide sociale, le ciblage des bénéficiaires de la subvention et l’équilibre général du budget de l’Etat. Les résultats détaillés offrent une mine d’informations pour les décisionnaires, les chercheurs, les marketeurs et d’autres spécialistes. A la faveur des divers traitements et croisements possibles, ils présentent des indicateurs utiles, autorisent des analyses très fines et permettent de bâtir des stratégies à diverses fins.
L’INS est connu pour la qualité de ses enquêtes, depuis la méthodologie, l’administration, le dépouillement et le traitement. Il constitue un label de fiabilité largement reconnu et apprécié.