Mohamed-El Aziz Ben Achour: Propos sur l’identité tunisienne
Longtemps insérée dans le cadre de la tradition, la société tunisienne telle qu’elle s’exprimait tant par la bouche et la plume de ses lettrés que par les expressions de sa culture populaire, s’identifiait d’abord comme une communauté de croyants se rattachant à la communauté plus vaste de l’Oumma regroupant tous les musulmans de la Terre. Les individus eux-mêmes affichaient cette identité dans l’onomastique marquée par la fréquence des prénoms (Mohamed, Ali, Husseïn, Aïcha, Khadija, Fatma, Halima…) et l’emploi intensif de formules et de mots incantatoires. Le chroniqueur du XVIIIe siècle El Wazîr El Sarrâj se présentait même à ses lecteurs en faisant suivre son prénom et patronyme, son origine andalouse et sa naissance tunisoise (al Tûnisiyu mîlâdan wa mancha’) par des éléments précis cernant son identité personnelle («subjective», disent les sociologues) tels que le rite (malékite, en l’occurrence ), la doctrine théologique (ash’arite) et l’appartenance à une confrérie soufie (châduliyya)). Le moi est donc de manière primordiale un moi religieux.
Toutefois, la religion, on s’en doute, n’était pas le constituant unique de l’identité. D’autres éléments, forgés par l’héritage historique et l’élaboration progressive de la culture sociale, donnaient à l’identité de l’individu et du groupe des particularités qui constituaient autant de correctifs, de contradictions et de limites à l’affirmation en quelque sorte préliminaire d’une identité à caractère dévot, théoriquement générateur d’une fraternité entre les croyants et donc les compatriotes. Les lignes de partage séparant le monde des villes de celui des campagnes, les sédentaires des nomades, les autochtones des allogènes, les malékites des hanéfites avaient abouti à l’émergence de particularismes identitaires qui suscitaient avec une intensité variable mépris ou rejet malgré la commune appartenance à l’islam. Ainsi en était-il de l’identité citadine qui, dans toutes les sociétés musulmanes, se prévalut au cours des siècles de la prospérité de son économie, de la qualité de ses équipements et, par-dessus tout, de la science de ses oulémas. Les villes tunisiennes n’échappaient guère à cette règle.
Un élément constitutif de l’identité : l’affiliation à une confrérie soufie. Ici, en 1911, procession des confréries avec leurs étendards. (OEuvre de Louis-Ernest Lessieux)
Toutes se flattaient de la présence en leur sein de «â’ilât», familles dont le «laqqab» (patronyme) était en lui-même l’attestation d’une ancienneté dans la cité et d’une spécialisation de pères en fils dans l’exercice de métiers et professions valorisants comme l’artisanat noble, l’enseignement et la magistrature. A Tunis, l’identité connut un tour plus complexe en raison du poids politique, économique et intellectuel de la capitale ainsi que des apports réguliers d’individualités nouvelles appelées par le pouvoir central ou attirées par le rayonnement économique et le prestige de la mosquée-université de la Zitouna. A telle enseigne que le terme «beldi», à l’origine neutre, voire purement administratif, finit par prendre au cours du XXe siècle le sens restreint d’ancienne bourgeoisie tunisoise selon un itinéraire que nous avons analysé dans notre ouvrage sur les Catégories de la société tunisoise dans la deuxième moitié du XIXe siècle (INAA, 1989). Retenons ici que le citadin non assimilé que l’on appelait «barrânî», c’est-à-dire celui qui vient du dehors, gardait son caractère allogène non pas en raison de son appartenance ethnique et régionale mais parce qu’il exerçait un métier dévalorisant. Le facteur socio-professionnel était donc déterminant et lorsqu’un barrânî, quelque fût le statut initial de sa famille dans sa région d’origine, réussissait dans l’une des activités appréciées par l’élite citadine, son intégration ne posait dès lors aucun problème et sa famille rejoignait assez rapidement la société beldie. Et cela d’autant plus facilement qu’il rompait à terme avec sa région et adoptait les us et coutumes de la médina. Ce processus était en quelque sorte valable aussi pour les étrangers au pays ; mamelouks, Levantins, Européens chrétiens de naissance et convertis dont la descendance était complétement assimilée dès la deuxième génération. Au sein même de la société tunisoise, l’identité communautaire connaissait quelques accrocs.
Jeune bédouine dans sa tenue drapée traditionnelle. (XXe.s) A droite: Tunisoise en costume quotidien d’intérieur. Début XXe s.( In Le costume traditionnel féminin de Tunisie, CATP/MTE, Tunis, 1988)
Les inégalités entre magistrats et professeurs hanéfites et malékites (qui ne disparurent qu’en 1842 sous le règne d’Ahmed Pacha Bey puis en 1932 sous le règne de son homonyme Ahmed II) étaient générateurs de rancœur. Par ailleurs, la fierté affichée par des familles d’ascendance ottomane ou andalouse poussait celles qui étaient autochtones à revendiquer une origine extérieure au pays, jugée valorisante comme l’Orient arabe ou le Maroc. Dans les villes de l’intérieur comme Kairouan, Sousse ou Sfax, géographiquement distantes du pouvoir et donc, contrairement à Tunis, à l’abri du renouvellement des élites politiques et religieuses propres aux capitales, la notabilité était repliée sur elle-même et ses membres – jouissant du prestige des aïeux - se succédaient, par exemple, aux charges de la magistrature (cadis et muftis) et aux fonctions d’imamat et d’enseignement.
Dans les campagnes, l’identité tribale s’articulait autour de valeurs particulières comme la passion des récits d’origine, le courage, l’hospitalité, un certain mépris pour le travail et la culture de la razzia, le goût des chevaux et des armes, et celles liées au nomadisme et à la transhumance, expression sociale de l’économie pastorale, parfois associées à l’activité agricole, certaines tribus étant d’ailleurs sédentaires. L’attachement à la tribu et les querelles intertribales traditionnelles réduisaient l’horizon de l’identité ou en tout cas la grevaient d’obstacles. On songe au vieil adage bédouin rappelé par Germaine Tillon : «Je suis avec mon frère contre mon cousin et avec mon cousin contre le reste du monde». Ces valeurs étaient défendues par une aristocratie bédouine, celle des bouyout el ‘Arab, les «Grandes tentes». L’exercice généralement héréditaire de la chefferie assurait leur prestige et leur ascendant sur leurs contribules. Les intérêts de cette notabilité la rapprochaient davantage du pouvoir central que de leurs «frères» de la tribu.
L’arabité revendiquée par le monde tribal n’était pas sans susciter une ambiguïté dans la perception des oulémas très majoritairement citadins et donc méfiants à l’égard des bédouins et leur tendance à s’écarter de la morale recommandée par la charia. Néanmoins, ces lettrés, par leur culture académique, étaient admiratifs de l’héritage bédouin et de la contribution des tribus à l’expansion de l’Islam. Aussi le concept d’Arabe avait-il deux sens différents mais qui s’aggloméraient dans une remarquable ambiguïté. «L’arabité, nous dit Hichem Djaït, fut au sein de l’inconscient collectif assimilé au bédouinisme et, simultanément, objet de mépris et porteuse de gloire.»
Au sein de la classe politique qui assistait le prince dans sa gouvernance du pays, la suprématie de l’élément mamelouk, composé essentiellement de Circassiens mais aussi de Grecs, suscitait la rancœur rentrée des dignitaires autochtones dont certains étaient de brillants lettrés et de grands caïds. Il arrivait que l’antagonisme feutré éclatât au grand jour. En 1867, lors de la révolte princière dite d’El Adel Bey, Mahmoud II Djellouli, fils d’une illustre famille du Makhzen, excédé, comme la plupart de ses compatriotes, par la politique du puissant vizir Mustapha Khaznadar (né Georges Kalkias Stravelakis à Chio) cria au soulèvement contre «l’infâme Grec» pourtant islamisé et profondément imprégné de culture tunisienne.
L’identité tunisienne se présentait donc au XIXe siècle encore comme une nébuleuse constituée d’un noyau : l’identité religieuse. Ceux qui n’étaient pas musulmans étaient soit des dhimmis (sujets de statut inférieur), soit des ajnabî-s (étrangers); noyau autour duquel gravitait un ensemble de quant-à-soi d’ordre ethnique ou socio-professionnel qui s’exprimaient çà et là dans la vie quotidienne et davantage dans la sphère privée qu’au grand jour. De sorte que l’on avait affaire à une identité escortée de particularismes tenaces dont le bariolage se reflétait dans le paraître, composante d’un ensemble de préférences, un style de vie particulier à chacun qui influence les pratiques des individus au quotidien: leur manière de se vêtir, de parler, de percevoir ; et qui relevait de ce que Pierre Bourdieu appelle l’habitus.
Disons enfin qu’au temps des beys, comme dans bien d’autres domaines, l’Etat eut son rôle dans la formation de l’identité tunisienne. En effet, la perception de soi – en tout cas telle qu’elle apparaît par le relais de l’historiographie – n’est pas sans lien avec la politique mise en place depuis 1705, date de la fondation de la dynastie husseïnite. Pour se distinguer des pouvoirs rivaux du Dey et du Divan des janissaires au caractère allogène marqué, les beys mouradites (XVIIe siècle) d’abord, husseïnites ensuite et avec un succès durable, justifièrent leur pouvoir par le souci manifeste de renouer avec la période antérieure à la conquête ottomane de 1574, celle de la dynastie hafside (XIIIe-XVIe siècle) qui sut évoluer en un Etat autochtone. L’histoire fut ainsi mobilisée au service des beys qui cherchaient à se présenter comme les restaurateurs de la vieille tradition locale dynastique, centralisatrice et indépendante.
Un marchand du souk des parfums ( Attarine)de la médina dans les années 1930. On remarquera un essai de modernisation de la part du jeune homme qui lui tient compagnie portant la cravate avec la Jebba.
Aussi, et malgré le statut de vassal du Sultan turc, la volonté des princes de Tunis encouragea-t-elle l’affirmation d’une identité spécifique qui ne manqua pas de jouer en faveur d’une mutation du pouvoir en une possession autonome dirigée par une dynastie prenant racine dans le pays. A un tel point que dans les années 1840, note le chroniqueur Ahmed Ben Dhiaf dans son Ithâf, le pacha bey Ahmed est qualifié par les lettrés comme le commandeur des croyants (amîr el mou’minîn) en son royaume («mamlakatihî»). Cette politique husseïnite contribua ainsi à inscrire l’identité tunisienne dans le cadre d’un territoire précis et une perception du passé axée sur l’apport des dynasties antérieures. Ce particularisme que nous pouvons, sans risque majeur d’anachronisme, qualifier de national, n’effaçait pas cependant la conscience d’une solidarité avec l’ensemble du monde musulman. Cette situation était vécue avec quelque difficulté par les lettrés et les oulémas car elle requérait un équilibre entre l’idéal unitaire opportunément rappelé par les émissaires du Gouvernement ottoman soucieux de maintenir la régence de Tunis dans son giron et l’allégeance de la dynastie locale très efficace dans la mise en œuvre d’une politique en faveur des cadres religieux autochtones. Cette affirmation d’une identité tunisienne pâtissait néanmoins aux yeux des lettrés eux-mêmes de la méthode et des effets du despotisme typiquement oriental des princes. Les coteries de sérail, les privilèges accordés aux mamelouks, tout cela perturbait la perception d’une identité commune. En revanche, les décisions en faveur des malékites (qui représentaient la majorité de la population) étaient saluées comme un renforcement de l’unité de la communauté tunisienne.
Le cheikh Mustapha Mohsen, Grand imam de la Zitouna (au centre) se rendant en procession à la mosquée pour y conduire la prière de l’Aïd (1956)
Elément constitutif de l’identité, la langue arabe dominait largement, - malgré l’existence de communautés berbérophones dans le Sud-est et à Djerba -soit sous sa forme parlée avec les diverses nuances régionales, ethniques et sociales ; soit sous sa forme écrite. Expression d’une identité tunisienne, la correspondance administrative entre la chancellerie du Bardo et les autorités régionales utilisait avec bonheur un arabe classique et des tournures dialectales, le but étant de garantir une compréhension totale des instructions données aux destinataires. Présent dans la littérature académique, juridique et littéraire, l’arabe classique s’imposa aussi, par une décision du très réformateur et très Tunisien Ahmed Pacha (1837-1855), dans la correspondance du Bardo avec le Gouvernement impérial d’Istanbul. Cet attachement à l’arabe, le fondateur de la dynastie, Husseïn Bey Ben Ali, l’avait compris qui montrait avec ostentation son ignorance de la langue turque.
Pour conclure, il convient de rappeler que dans la seconde moitié du XIXe siècle, les perturbations consécutives à la pénétration étrangère affectèrent aussi l’identité. On passa brutalement de ce qui allait de soi à l’inévitable comparaison à l’«autre» et à la modernité qu’il véhiculait. Une réflexion sur notre identité dans ses rapports avec l’évolution du monde aurait pu, théoriquement, être entreprise.
Séance solennelle à la Khaldounia au début du XXe s. Cette institution, fondée en 1896, constitua un bel exemple de la volonté de concilier identité, modernisme et réforme
Cependant, outre le fait que l’on n’était pas intellectuellement outillé pour entreprendre une réflexion philosophique et historique, on eut peur de mettre en danger, de menacer, de détruire une personnalité en quelque sorte sacralisée; car dès cette époque et au long du XXe siècle, elle ne cessa de s’exprimer en fonction d’une modernité conduite par l’étranger, et que dominait, par conséquent, le souci national de protester, de défendre et d’enjoliver. La césure entre une vision conservatrice et un courant réformiste, apparue dans la Tunisie des années 1860, affecta bien évidemment l’identité. Elle continue aujourd’hui encore de provoquer un débat qu’il serait passionnant de décrire et d’analyser.
Mohamed-El Aziz Ben Achour