News - 22.03.2023

Ibrahim Ben Mrad: Epines de la fleur du mimosa

Epines de la fleur du mimosa

1 - Havre, dans le rêve

Les spectateurs autour de toi s’enfuirent, car l’écran a pris feu. L’écran brûle et le feu a transformé le vieux cavalier villageois en charbon comme un olivier, ni d’Orient ni d’Occident, il était… alors que l’olivier a brûlé sur la surface de l’écran en feu. Les volutes de fumée montent en produisant dans le néant une secousse, déclarant que ce feu est l’écho d’une guerre, qui n’est pas encore née. Le géant qui sort du bocal est un vieux souvenir feutré qui passe par ton esprit. Mais le bruit des sabots de sa mule arrive à tes oreilles, bien ordonné.

Sur sa tête, un récipient rempli de terre, remuant avec ses sabots les tas de terre brune que les affamés ramassent. Tu revois ton passé, une chanson d’un vieil amour anéanti par l’oubli… Où est le Mehdi attendu pour te sauver ? Derrière la colline, près du bord de l’oued, les feux embrasent ton horizon. Les fumées s’élèvent bleu foncé dévorant ton cœur brûlant les colombes blanches. Où t’ont-ils jeté donc les passants? Un espace envahi par la mélancolie, la terre, dont la sècheresse a épongé l’eau près de la rive de l’oued, la voici, sombre, annonçant la mort. O feu, sois fraicheur et paix ! Cet espoir, ce sourire créés par cet arbuste vert poussant parmi tes ruines nourries des membres déchiquetés du vieux cavalier villageois, dissipent la grisaille… Debout, étonné devant l’arbuste, contemplant ses branches chargées de fleurs, symbole de la résurrection du nouveau cavalier villageois, confirme ton sentiment de l’attirance forte pour l’une de ses fleurs. Il n’y a pas dans cette fleur, ce qui la distingue des autres, elle se compose de trois petits cercles arrondis, réunis près du bourgeon, sauf que sa couleur jaune vire vers un rouge-amande teinté de brun. Tu la fixes du regard, inattentif à tout, sauf  à elle… Un visage jamais je n’ai vu de plus magnifique ni de plus que beau. Une spontanéité totale, une douceur profonde et une rêverie infinie. Deux yeux clairs dans une clarté absolue, de miel, entourés de halos d’une douceur transparente. Se bousculent sur ta langue les paroles: «Ô Daoud, voici l’arbre du mimosa, sa cime est dans le ciel et les racines de sa fleur séductrice, sont en Algérie. Nous t’avons désigné calife sur terre, sois juste entre les gens.La fleur du mimosa qui pousse dans ton champ sur mes ruines, près de la rive de l’oued, derrière la colline, au pied de la montagne, dissipe le nuage de mon horizon et embrase les feux dans mon cœur, je prends feu comme un écran et nais être humain. L’écran s’annule, la rive de l’oued est atteinte de stérilité, la mule grise, qui a fait tomber le géant, mort sous la terre de son récipient, disparait du regard. Le feu derrière la colline se consume dans mon cœur, me dévore quand la fleur de mimosa me lorgne avec ses yeux mielleux, alors que ses racines s’allongent et se prolongent… Je désirais la taille large. Mais ta fille n’a pas la taille large. Jusqu’à ce que l’espoir réveillât ton cœur, en avril».

2 - Les cercles vides et la blessure…

Au mois d’avril, la fleur du mimosa s’épanouit, couleur amande, avec trois petits cercles arrondis, réunis vers le bourgeon, avec des yeux larges entourés de halos d’une douceur transparente… Avril n’est pas le mois des mensonges, des brumes, des tempêtes et des sables volants.

La terre y est verte, l’herbe y pousse dans le ciel, les algues disparaissent car l’arbre du mimosa y fleurit. De l’horizon lointain, une fleur t’aperçoit avec ses yeux doux miel. 16 avril. Un jour mémorable dans ta vie. Un jour de naissance et de résurrection. Avril, le mois de résurrection, nous t’avons créé dans la fleur de mimosa toute chose vivante afin que s’embellisse en avril le mois de la résurrection. Où une illumination couvre l’espace, où la dureté de la nature fond de délicatesse, où la fleur de mimosa à la belle tête, qui s’allonge dans le ciel et aux racines authentiques qui s’étendent, sourit. La terre se désaltère, la mule grise meurt de faim. La terre dans le récipient, sous laquelle le géant est enterré, fait pousser de l’herbe. Le mur épais, qui était écran en feu, se fissure, des lettres rouges apparaissent, t’apportent la bonne nouvelle, que le mot «Sâd» ne signifie pas repousser, te rassurent que Daoud est un calife juste. Tu détestes la taille large car la fleur de mimosa n’a pas la taille large.

Tu t’apaises, car dans ses yeux, il y a une douceur qui invite, dans ses petites feuilles, du rose attirant, ce que tu entends autour d’elle comme murmure de l’amour pousse au sentiment fort de ta naissance réelle, de ta résurrection, au sentiment profond que la fleur de mimosa est authentique. Sur quelles cimes es-tu donc…

- Bonsoir.

- Qu’est-ce qu’il y a?

- Quoi…

- C’est quoi ça ?

- Pardon.

Où est l’ordre du monde, où est ? Le poisson cligne de l’œil, la queue du poisson est comme celle du chien, tordue, la queue du chien est tordue, la queue du poisson est donc tordue, la queue du chien est dans une bouteille et la bouteille est creuse, la queue du chien est creuse et la queue du chien est comme celle du poisson vide, le poisson cligne de l’œil… cligne… Où est donc l’ordre de l’univers, où est ? Le néant envahit toute chose, l’univers est néant à ses racines, sous le poids du choc… Ce qui t’entoure est blême, essoré par le néant. Le rien envahit toute chose, il n’y a pas de relation entre un atome et un autre, la relation de l’existence avec elle-même est morte, la grande illusion est vertigineuse, l’absolu démoli.

L’univers a fini sa dernière rotation, détruit par le chaos final, le cercle laisse paraître un vide terrible quand elle se retourna vers toi… Tu étais parmi les ruines de cette terre qui tremblait… Tu es devant Dieu, tu reçois le destin décisif d’être chassé du paradis du rêve. Quel est donc ce destin? Quel Dieu est-ce? O deux mots qui te lancent comme une pierre au fond du gouffre! Le vent qui leur est soumis, court par leur volonté des tremblements de terre et des tempêtes violentes, attaquant ton être, rasant la verdure de l’herbe, le ciel qui verdit, réveillent le géant de son inadvertance, effaçant les lettres rouges sur l’écran qui déclare ô Daoud nous t’avons fait calife sur terre mais tu n’as pas été juste, ta fille a la taille large mais ses yeux de miel embrasent les feux dans mon cœur, pourquoi ton Dieu n’a-t-il pas dit Ô feu sois fraîcheur et paix sur Ibrahim? Mais le nom de ta fille est extrait de repoussoir et  c’est cela qui a anéanti ce qu’il y a de valable dans ce monde, elle n’est pas utile ni le monde ne mérite d’être vécu ou de souffrir pour lui. Faisons le serment ô cœur que Sâd et sa taille qui n’est pas large, que le monde qui t’entoure est un écran de cinéma, que la justice y est un mythe, si elle existait, la fleur de mimosa ne se serait pas retournée avec une violence faisant tomber l’univers et le paradis du rêve pour dire: Qu’est-ce qu’il y a? C’est quoi ça?? Deux mots qui ont fait du mois de mai le mois des ouragans, des tempêtes, des brumes et des mensonges. Dans lequel le soleil s’est éclipsé, la terre est devenue déserte, le ciel sombre, ton horizon obscur…La rage a mangé les cerveaux de tes colombes blanches, la rage  qui t’a pris soudain, Place Pasteur, quand tu fus saisi par les idées noires, le rire se bousculait dans ta bouche voulant exploser mais tu l’empêchais, prétendant la tranquillité et l’indifférence, parce que tu avais besoin de ton être illusoire…Un rire involontaire t’échappe au tournant du petit jardin, traduisant ce qu’il y avait en toi de poids de la déception, d‘espoir abattu, de nuages accumulés, dont l’eau fut épongée par le vent tempétueux, que provoquèrent en toi, deux paroles sèches…Au milieu de la rue, tu t’es arrêté, ménageant ta stupéfaction, enterrant des rires fous qui cherchaient à t’échapper. Ce qui est autour de toi est immobile, mort, rien ne parvient à tes oreilles que le vacarme de la mort. Tu as maudit mai le mois de la brume, de l’avortement, tu es revenu à la station du bus, dans ta tête, un tourbillon, dans ton cœur, un tremblement de terre. Tu t’es appuyé contre la paroi du bus, dans ta bouche, un sourire pâle qui bout, derrière, des rires étouffés voulant déclarer aux gens ta faiblesse, ta malchance, ton insignifiance, ton inutilité, ton espoir écroulé… Tu t’es convaincu que la source des difficultés était la beauté de la femme. Si la justice n’était pas nulle, elle n’aurait pas été la source de tes difficultés.
T’est revenu de nouveau,  le souvenir du poisson qui cligne de l’œil, tu t’es demandé, que serait-il passé si la baleine n’avait pas rejeté Jonas dehors ? Le géant te répondit, moqueur, qu’à ce moment-là, tu n’aurais pas entendu de celle aux yeux de miel, ces deux mots secs, les épines n’auraient pas été plantées au fond de toi. Tu t’es demandé de nouveau, ce que le monde allait devenir si les deux mots secs lui avaient lancé leurs tempêtes, les yeux de ton grand-père, décédé depuis trois ans, se réveillèrent en toi, pour déclarer que le monde allait s’écrouler s’il ne s’était appuyé sur deux cornes de taureau…
La main de ton ami, debout à côté de toi, te réveilla de ton inattention en la posant sur ton épaule, tu te retournas pour voir le ciel assombri autour de toi, le crépuscule qui avance, tu te souvins que tu étais en mai, le mois des brumes et des tempêtes, mais le démon qui transporta Balqis vers Urshalim dans un clin d’œil te chuchota en s’apitoyant sur toi : « Comme elle est dure, injuste. Si tu me l’ordonnes, je te l’amènerai en un clin d’œil ! ». Mais tu fis l’hypocrite, aussi, vis-à-vis de toi-même et tu te dis, sans importance, il y a d’autres qu’elle…Tu sais qu’il n’y a personne d’autre au monde qu’elle…Et que Daoud n’est pas juste car il habite un palais si haut, ta petite maison en est loin, que sa fille, qui n’a pas la taille large, a grandi dans ce palais qui se moque de ta maison. Quand elle prend sa voiture, elle est une déesse, ne regarde pas le sol, tu as espéré que le déluge eût noyé l’Arche de Noé, que les étoiles fussent détruites, que les volcans de la lune aient explosé, que la terre ait subi l’éclipse du ciel. Tu as voulu rire de cette idée originale, mais les rires successifs, qui se bousculaient dans l’air, s’engouffrèrent en toi, produisant une voix comme le cri du loup, pour se planter dans ton cœur, dans une blessure profonde.

Ton ami trouva ta noirceur immense et te dit venge-toi d’elle. Mais tu sais, qu’en ton cœur, il y a un feu qui ne s’éteint pas, une blessure qui ne s’efface pas et un soupir qui ne se calme pas. Il dit moqueur:

- Fille de la Haute. Bourgeoise…

- Mais elle est elle-même toujours. Ses yeux …

- Elle est la source de tes difficultés. Venge-toi d’elle. Tes fatigues cesseront. Pourquoi ne la défies-tu pas?

Tu n’étais pas conscient de ce qu’il disait, des voix sont parties du fond de toi, créant un vacarme et un trouble comme l’explosion d’une source en larmes ou une bombe de désespoir, d’espoir, de folie et de rire énorme, dont les fragments se propagèrent dans tes profondeurs, puis les voix se mirent à se calmer petit à petit, tu distinguas une voix larmoyante «Que ne t’ai-je pas vu ni connu» un autre triste «Comme j’ai essayé de t’oublier et oublier les nuits de ton amour », un autre, en pleurs, «L’œil pleure d’avoir quitté mon amour» . Jusqu’à ce que les voix aient disparu de tes profondeurs, le mouvement se perdit, la sècheresse se mit à t’envahir, la perdition déroba ta vue, des gouttes de pluie se mirent à tomber sur ce qui s’immobilisa en toi. Devant toi, des images et des chiffres passèrent dans la rapidité de l’éclair.

Le bus passe, le quai se déchire sur la vitre de la fenêtre, tes yeux liés à un fil magique. 28. Bab Saâdoun. 6. Mercredi. 156. Tes yeux fixés sur la porte. Vendredi. «Mon désir». Les deux yeux de miel, la peau d’amande, l’arc-en-ciel, le mois d’avril, le mois de l’éveil, mai, le mois des tempêtes et des mensonges, de l’obscurité profonde, les voix explosent, Jonas au sein de la baleine. 63. Un enfant t’interpelle. 3165. Place Pasteur. 27 mai. Un jour de commencement et de fin. De naissance et de mort. Comment montent-ils vers toi les prophètes, ô ciel? Comment souffrent-ils les malheureux, ta misère, ô souffrance... Comment ? Mardi. «Qu’est-ce qu’il y a?» Le choc! «C’est quoi ça?». L’écroulement. Le néant, l’espoir creux, le vide, l’horizon sombre, tes yeux vers le sol. Les chevaux de Salem sont revenus bredouille et Salem n’est pas revenu à sa sœur. Le gémissement de Saliha à la voix paradisiaque, son visage brun tatoué, sa tunique noire, cogne contre les horizons du ciel… Pendant qu’elle remuait ses mains sa tête, sur scène, elle a découvert qu’il n’y avait personne dans la salle. Elle comprit que sa voix avait sombré et que les spectateurs se sont retirés quand elle chantait «Ma chamelle s’en est allée avec les transhumants, l’Algérie est loin et les Bédouins sont irritables». Elle était fatiguée, épuisée, avant d’arriver en Algérie. Y arriveras-tu, toi? Mais la voix de ton ami te tira de ton inattention totale encore une fois et à laquelle tu t’es laissé allé, parvient à tes oreilles, faiblement: 

- Laisse tomber mon gars. Laisse tomber…
Tu te souvins de l’image de Saliha sur scène, sa voix éteinte dans sa gorge et tu dis:

- L’art est inutile, la pensée n’enrichit nullement. O froid glacial qui se répand dans mon cœur, ô épines qui vous plantez en mes profondeurs. Gloire aux palais qui s’élèvent si haut, ne restent que les puissants en ce temps, dans tous les temps.

- Quand nous reviendras-tu de ton voyage brumeux?

- Quand les volutes de la fumée forment des cercles, des cubes, des carrés, des rectangles et des triangles dans le rayon du soleil qui se faufile de la fenêtre.

- Ne crains-tu pas que ces volutes disparaissent?

- Ces volutes ne partiront pas. Elles fondent quand leurs angles aigus et ouverts se défont, restent témoins de ce qu’il y a dans la fumée de bleu noir virant au blanc.

- Qu’y a-t-il dans ces angles?

- Il y a les mégots des cigarettes, les femmes de mauvaise vie, les restes des vins et de l’opium…

- Viens, allons-nous en, avant que tu ne deviennes fou.
Devant toi se dressa l’image du fou qui est monté sur la cime de la montagne et leva son poing vers le ciel en criant: «Je suis l’être humain, c’est l’heure de mon mariage avec les dieux». Il perdit un peu l’équilibre et dégringola du sommet au pied de la montagne… 

3 - Supplément: songe?

Je me revois dans mon village marchant sur le bord d’un oued, la voilà là-bas, celle aux yeux de miel, en train de laver des habits.

-Bonsoir.
Elle leva son visage vers moi, j’y ai vu une femme dans la quarantaine. Son hâle brun rappelait celui de Saliha dont la voix s’est éteinte dans la gorge, ses yeux perçants qui rappellent ceux de l’ogresse, les deux mains fines plongées dans l’eau comme celles d’un taureau, la voix aigüe cognant contre mon oreille, la colère violente dans les yeux perçants.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Qu’y a-t-il. ? Qu’as-tu ? Un seul mot…
Je me suis assis sans permission lui chuchoter à l’oreille :
L’image d’une femme m’a accompagné sept ans, je l’ai cherchée en vain. Au point que mon cœur faillit périr dans un gouffre de désespoir, sur le point de passer l’étape des sentiments tranchants. Jusqu’à ce que tu apparaisses dans mon ciel pour me sauver du gouffre et me ressusciter. Tu es l’image qui s’est réalisée, l’imagination devenue réalité. Me renies-tu?
Son visage s’éclaircit, la couleur amande l’envahit, tel que je l’ai connu, tendre et frais. Les yeux de miel, ce qu’il y a de plus beau et de plus magnifique, les mains délicates, fines, tendres. L’image inspiratrice te remplit de joie, les yeux, qui rappellent la pureté absolue, la vraie innocence, te regardèrent :

- Si je te renie, je me renie.
Je me suis réveillé, avec dans la main, une poignée de déception, sur ma langue ces paroles :

- «Le temps te fera payer» …

Ibrahim Ben Mrad

Tunis 1ER  Juin 1969
© Traduit de l’arabe par Tahar Bekri
Ed. Qiças, Tunis, 1982 ; Ed. Arabesques, Tunis, 2019 .