Nazih Zghal & Mohamed Salah Ben Ammar - Faire converger la légalité et l’éthique en santé: Quatre réformes urgentes en Tunisie
Tous les systèmes de santé ont été mis à mal par la pandémie. Le nôtre n’avait pas besoin de ce drame pour dévoiler ses insuffisances aux citoyens, depuis les failles structurelles et fonctionnelles qui le minent n’ont fait que s’agrandir au fil des jours.
Pour l’avoir constaté à de multiples occasions et depuis plusieurs décennies, l’engagement de certains responsables et acteurs du secteur pour essayer de trouver des solutions est indéniable, pathétique même. Ils l’ont souvent exprimé, parfois douloureusement, avec colère mais ils ne faisaient pas le poids contre la machine. Il faut leur rendre hommage, c’est grâce à leur dévouement que le système a tenu. Beaucoup, après plusieurs échecs, ont fini par réaliser qu’ils étaient dans le palliatif tant les lobbys étaient puissants et influents dans le domaine et tant le courage politique était inexistant. Désespérés ils ont quitté le navire.
Bref rien de consistant n’a été entrepris depuis la réforme 91 avortée par un sinistre ministre qui l’a vidée de son sens. Plus grave, après une révolution, dont l’une des revendications principales était la santé, nous sommes tombés dans la facilité. Partout, sur tout le territoire national on promet la construction d’hôpitaux ou même des cités médicales. C’est un mal mondialement connu dans le secteur. Les experts vous le diront tous, avec le même mode de fonctionnement actuel, les plus belles réalisations déboucheront inéluctablement sur les mêmes résultats.
Tous, avons conscience que le salut de notre système de santé passe par un ensemble de réformes courageuses, parfois douloureuses qui devront s’attaquer aux sources des dysfonctionnements, au financement de la santé, aux modalités de formation des soignants, à la démographie…et aux textes de lois qui régissent le secteur.
Une lecture critique de quatre textes réglementaires, décrets illustrera le propos. Il ne s’agit évidemment que d’un des aspects des réformes à entreprendre dans le domaine mais parce que ces pratiques légales ont de graves conséquences aussi bien sur l’offre de soins que sur les dépenses de santé, qu’elles sont sources de mécontentements des citoyens, que leur impact sur la formation et sur la recherche qu'ils pervertissent sont immenses, pour toutes ces raisons et bien plus, nous estimons qu’il est urgent d’agir.
Enfin nous tenons à souligner que l’objet de cette réflexion, qui est loin d’être exhaustive, n’est ni de dénoncer ni de stigmatiser mais de susciter le débat:
Décret 95-1634 du 4 septembre 1995 qui donne le droit aux Professeurs et aux Maîtres de Conférences Agrégé en Médecine ayant une ancienneté de cinq années d'avoir une activité Privée Complémentaire (APC). Cette activité privée est théoriquement limitée dans le temps puisqu'elle ne peut être réalisée que pendant deux après-midis par semaine. Les consultations privées ne peuvent être pratiquées qu'à l'hôpital où dans une autre structure sanitaire publique et les hospitalisations ainsi que les actes médicaux sont faites dans une seule structure sanitaire privée préalablement choisie par l’intéressé. Tel qu’énoncé, ce décret ne laisse pas le choix au praticien, au nom de l’obligation de continuité de soins, un médecin se doit d’assurer le suivi de son patient et de ce fait il doit absolument poursuivre sa prise en charge en dehors de limites temporelles définies par le décret 95-1634. De plus l'article 9 de ce même décret ouvre la possibilité au bénéficiaire de l’APC de répondre aux appels d'urgences provenant de la clinique à laquelle il est affecté. Sans enfreindre la loi il peut être présent à tout moment dans ladite clinique. Certains ne se privent pas d’abuser de cette facilité qu’offre le décret. Tout le monde y trouve son compte sauf peut-être l’hôpital public. Des pratiques peu vertueuses se sont développées, comme celle d’accorder des rendez-vous très lointains dans l’hôpital ou prétendre que l'équipement est en panne pour pousser le patient vers l’APC. Selon une étude réalisée par la GIZ en 2020, 16.1% des personnes interrogées disent avoir rencontré ce genre de pratiques pour se faire soigner.
Décret 94-2156 du 17 octobre 1994, donne le droit aux médecins principaux et aux médecins des hôpitaux exerçant dans certaines spécialités dans les structures publiques de certaines régions dites prioritaires d’assurer des consultations deux après-midis par semaine dans le cadre d'une activité privée dite Activité Privée Rémunérée (APR). Il est facile de deviner que bon nombre de patients se trouvent obligés malgré eux à consulter dans le cadre de l'APR. En effet, dès qu’il a le moyen de payer le citoyen se dirigera vers l’APR car il pense pouvoir bénéficier d’une prise en charge personnalisée et de soins prioritaires, ce qui crée des discriminations dans les prises en charge. C’est d’autant plus inacceptable que dans certaines régions et pour certaines spécialités, il n’y a qu’un seul spécialiste, donc sauf à se déplacer le citoyen se trouve contraint.
Article 47 du code de déontologie médicale ouvre grand la porte à la dichotomie. Elle trouve curieusement un support légal à travers cet article qui donne le droit au médecin traitant de jouer le rôle d’aide opératoire tout en ayant l’obligation de présenter ses honoraires directement au patient ou à sa famille. En réalité et dans la quasi majorité des cas ce rôle n’est que fictif et le médecin traitant qui adresse le patient à un chirurgien ne se présente à son patient qu’en pré opératoire, justifiant ainsi ces honoraires qui ne sont en réalité qu’une partie des honoraires du chirurgien. Cette brèche légale risque de pervertir la relation entre certains chirurgiens et praticiens de ville qui seraient tentés de confier leurs patients à un confrère sur la base de son acceptation ou non de ces pratiques, sans compter que la tentation de pousser à la consommation d’actes chirurgicaux est réelle dans ces conditions.
Article 41 de la loi 73-55 qui organise les professions pharmaceutiques. Cet article comporte des failles qui autorisent les professionnels de la santé à recevoir des cadeaux sous forme de voyages et dîners dans la plupart des cas sous la couverture d’un encouragement de la recherche et de l’enseignement post universitaire. Ces pratiques ont été interdites dans plusieurs pays dans le monde car elles entraînent une augmentation du volume de prescription des produits de l’industriel qui offre ces avantages. Malgré les différents amendements apportés à cette loi dont le dernier date de 2008, le législateur n’a pas vu bon de pallier cette porte ouverte à une forme de clientélisme De plus un projet de loi anti-cadeau a été proposé en 2014 mais il n’a encore pas vu le jour.
A travers ces quatre exemples exposés sommairement ici, nous estimons qu’il est urgent de sortir du déni. Mais autant nous sommes convaincus que cette situation ne peut pas perdurer, autant nous rejetons la radicalité, la stigmatisation ou les choix dogmatiques.
La santé est un bien commun et le système de santé d’une communauté ne se conçoit que comme un SEUL corps solidaire avec deux grandes composantes, l’une publique et l’autre privée. Elles doivent se compléter dans l’offre de soins nationale et il ne peut en être autrement.
Conscients de la fragilité de l’équilibre actuel nous rejetons toute idée de mesures radicales, mais nous sommes aussi sûrs que la perpétuation de certaines pratiques est suicidaire.
Des solutions apaisantes et consensuelles existent, il faut essayer de les trouver ensemble sans exclusion. Cela prendra du temps et de l’énergie mais il faudra le faire. Dans un climat de confiance et autour de la table, tous les acteurs sans exception, dans un esprit de responsabilité exposeront leur vision, leurs impératifs ensuite chacun devra faire un pas vers l’autre pour ainsi faire converger le tout vers des solutions qui permettront à chacun de remplir ses missions dans le respect de la loi et de l'éthique en toute transparence et dans les meilleures conditions possibles.
Nazih Zghal & Mohamed Salah Ben Ammar