Béchir Ben Slama: Pose son calame
Par Abdelaziz Kacem - C’est au début des années soixante du siècle dernier que j’ai fait la connaissance de Si Béchir. C’était au 13 rue Dar El Jeld, siège de la revue El Fikr. Je venais de rejoindre le comité de rédaction de cette prestigieuse publication littéraire. Fondée en 1955 par son directeur Mohamed Mzali, Béchir Ben Slama en était le rédacteur en chef.
Le comité de rédaction se réunissait tous les vendredis à 18 heures, il y avait les assidus. J’en étais aux côtés de Mongi Chemli, Mohsen Ben Hamida, Noureddine Sammoud, Béchir Majdoub, Abdelmajid Ben Jeddou et, jusqu’à son exil volontaire, à Paris, suite à un article politiquement incorrect publié dans Jeune Afrique, Hichem Djaït. Les irréguliers sont Chedli Bouyahya, Taieb Acheche, Ahmed Abdessalem et bien d’autres universitaires qui venaient déposer leurs articles et à l’occasion participer à nos discussions.
Mohamed Mzali, retenu par ses lourdes charges, venait souvent en retard. Mais Béchir Ben Slama, discret et efficace, était toujours présent. À l’heure dite, nous commencions ce pour quoi nous étions là. Nous lisions les articles proposés à la publication. Il nous arrivait de refuser certains écrits pour indigence du style ou du contenu. Il nous arrivait d’émettre de sérieuses réserves sur d’autres textes pour un excès de hardiesse ou d’innovation. À contre-courant, Si Béchir, pourtant très classique dans son écriture, défendait les jeunes expériences.
Un jour, nous débattîmes sur un texte particulièrement iconoclaste, «Al-insân al-Sifr» (L’Homme zéro) de Ezzeddine Madani. Nous aimions bien cet auteur déjà accompli, mais notre avis était que la publication d’un brûlot aussi anticlérical ne manquerait pas de soulever un tollé. Au nom de la liberté intellectuelle, Béchir Ben Slama défendit âprement la diatribe, Mohamed Mzali se rangea à son avis. La réaction des réactionnaires ne se fit pas attendre : sur la chaire de certaines mosquées, la revue El Fikr fit l’objet de violents anathèmes ; ailleurs, elle subit un autodafé ostentatoire et le parquet engagea des poursuites pour atteinte au sacré contre l’auteur et la publication. Il fallut l’intervention directe de Bourguiba pour stopper la procédure. Mohamed Mzali et Béchir Ben Slama n’ont jamais regretté leur audace.
Nommé directeur général de la RTT, Mohamed Mzali appela Si Béchir pour le charger de la coordination des programmes. Là aussi, j’ai été très proche de lui et les émissions culturelles ont connu une impulsion nouvelle.
Le ministère des Affaires culturelles est, dit-on, un petit département, il gère de grands problèmes. Ne pouvant satisfaire tous ceux qui prétendent à la création artistique, il est constamment conspué dans les grands cafés de la capitale. Cependant, une fois en charge du département des Affaires culturelles, Béchir Ben Slama, à la satisfaction de beaucoup, donna toute la mesure de son engagement. Pour avoir dirigé la Bibliothèque nationale, sous son autorité, je l’ai vu à l’œuvre. Infatigable et inventif, l’action culturelle connut grâce à lui un essor insoupçonné. Pour me résumer, je dirai que ce département, le ministre fondateur, Chedli Klibi, dont j’ai été aussi un proche collaborateur, en a solidement posé la base et en quelque sorte en a édifié le sous-sol et le rez-de-chaussée. Béchir Ben Slama en construisit l’étage.
C’est à lui que nous devons la fondation d’institutions essentielles pour le développement culturel : l’Académie Beit al-Hikma, la Troupe nationale de musique, le Théâtre national, les JTC (Journées théâtrales de Carthage) l’Institut supérieur de théâtre, l’Institut supérieur d’animation culturelle, le Centre d’études et de documentation culturelle, la Foire internationale du livre et, last but not least, le Fonds pour l’encouragement à la création culturelle. Certains ont appelé ces ressources «l’argent de la bière». Si Béchir avait en effet institué une taxe sur les boissons alcoolisées qui rapporta de considérables ressources dont profitèrent l’édition, les productions cinématographiques, théâtrales et autres créations artistiques. Ce fut une période faste pour la culture nationale.
Ajoutons que sous la houlette de Béchir Ben Slama, la coopération et les échanges culturels avec les pays frères et amis ont gagné en extension et en qualité au bénéfice du rayonnement de la Tunisie. Si Béchir a été très mal récompensé des énormes services qu’il avait rendus. Le Président Bourguiba, affaibli et manipulé par un entourage de la pire espèce, le destitua, lors d’un épisode de ce que l’on avait appelé, à l’époque, «le feuilleton du lundi».
Béchir Ben Slama s’est armé de son stylo et continua son œuvre littéraire et sa réflexion sur les enjeux de la culture. Le 26 février dernier, un accident domestique absurde et tragique l’a ravi à sa famille, à ses amis, à la Tunisie. Nous souhaitons que le ministère des Affaires culturelles qu’il avait tant servi procède à la publication de ses œuvres complètes ainsi que son dernier manuscrit.
Abdelaziz Kacem
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