Habib Touhami: Souvenirs marquants de justice ordinaire
En 1979, la police française arrêta un étudiant tunisien (F.C.) à Paris en vertu de la loi «anti-casseurs» promulguée au début du septennat de Georges Pompidou (loi abrogée par François Mitterrand à son accession au pouvoir en 1981). Se trouvant par hasard dans le quartier de l’Opéra pour acheter un billet d’avion au moment où une violente manifestation s’y déroulait, F.C. fut arrêté «en costume trois-pièces» pour «rébellion, saccage et vol». Je ne commenterais pas ici le manque de «discernement» de la police française, ni les multiples péripéties judiciaires de l’affaire, juste ce qui s’est passé au Tribunal de Paris le jour où F.C. a été jugé une première fois.
Mon ami feu Hédi Belkhodja, consul général adjoint à Paris à l’époque, m’accompagna à cette occasion ainsi que le vice-président de l’Université parisienne dans laquelle F.C. était inscrit, venu témoigner en sa faveur. En attendant que le dossier de F.C. vienne devant le Tribunal, nous prîmes place pour assister aux interrogatoires d’un chef de famille d’origine asiatique arrêté par la police pour avoir hébergé un parent à lui soupçonné d’être un trafiquant de drogue. Ce monsieur parlait mal le français et le comprenait encore plus mal. Dans de telles circonstances, le Tribunal aurait dû requérir les services d’un traducteur assermenté, mais le juge passa outre. Première entorse au droit dans un pays qui se dit démocratique, et ce ne fut pas la seule.
Hagard et manifestement impressionné par la majesté des lieux qui en imposent à tous, ce chef de famille répondit timidement aux questions du juge tant bien que mal. Il reconnut avoir hébergé son parent de passage en France, mais déclara qu’il ignorait ses activités criminelles. Le juge lui répondit du tac au tac qu’aux yeux de la loi, il était complice, ce qui était vrai au regard des textes mais totalement erratique au regard des usages sociaux, et ce dans n’importe quelle société. On voit mal en effet un quidam de bonne foi, vous ou moi, exiger le B3 de son invité avant de le recevoir chez lui ou procéder à sa fouille corporelle et celle de ses bagages avant de le laisser franchir le seuil de sa porte.
Cet épisode a constitué pour moi un choc révélateur des limites de toute justice humaine, même en démocratie. Un juge qui applique strictement les textes est un juge qui reste dans sa zone de confort mais ce n’est nécessairement pas un juge qui rend justice. Que dire alors d’un juge qui interprète les textes sous le poids de certaines contraintes carriéristes ou politiques ! Cela rend d’autant plus risible la phrase entendue de la bouche d’hommes politiques accusés d’avoir commis des méfaits : «J’ai pleinement confiance dans la Justice de mon pays». Phrase convenue et un tantinet hypocrite que personne ne croit sincère, pas plus les juges que les citoyens au nom de qui la Justice rend la justice.
Habib Touhami